Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/092

Nouvelle Revue Française (1p. 128-130).
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« Il faut définir la culture ; il faut sauver la culture. » On n’entend que cela. Mais qu’est-ce qu’un esprit cultivé ? On peut tout y mettre. l’instruction, le goût, la politesse, la moralité. Mais c’est trop de choses pour un mot. Un maître que j’aimais bien nous citait volontiers cette définition : « La marine est la science des responsabilités acceptées et satisfaites. » Mais la marine est précisément autre chose, et vaguement cela. La culture est aussi tout ce qu’il y a de bon ; mais à partir de quelle idée ? Je le perçois assez bien pour mon usage ; mais par préjugé ; et cela même me jette au centre de la question. Le préjugé est le corps même de la culture. Balzac a écrit quelque chose de lumineux : « Il n’y a point de grand écrivain sans un parti pris. » Le sien était de rester monarchiste et catholique, et cela n’allait pas tout seul. Voilà un trait de la culture ; ce qui va tout seul n’est pas culture.

L’astronomie, cela va tout seul si l’on se propose de la savoir ; il ne faut que suivre l’ordre des notions, à partir des quatre règles et de la géométrie d’Euclide ; ce sont des outils, ou, encore mieux, des machines-outils pour vous découper une astronomie bien propre, avec les lois de Kepler, la gravitation de Newton, les X et Y de Lagrange, les grandes hypothèses, enfin tout ce qu’un polytechnicien écrit sur une des pages de son esprit. Cela va tout seul, et c’est étranger à la culture. L’homme cultivé n’aime point ce répertoire, qui n’est pas à lui ; s’il l’a dévoré, il le rejette. Une des forces de l’homme cultivé, c’est qu’il oublie parfaitement ; il se nettoie, il se baigne, il se décrotte. Il y a du cynisme dans tout homme cultivé ; du cynisme et de la résistance. Il ne veut point penser à tour de bras. Il marche, il voit courir la lune dans les feuillages encore légers ; voilà son livre d’astronomie ; et si vous commencez par lui dire qu’il faut se délivrer des apparences, et prendre un poste d’observation dans le soleil, il n’écoute seulement pas. Le pédant y perd son algèbre, comme autrefois il perdait son latin.

Si vous voulez définir la culture, définissez le pédant. Les modèles ne manquent pas. Il y a un pédant pour chaque science, pour chaque version latine, pour tout art, pour tout métier. Et le pédant c’est celui qui a appris et qui sait. C’est l’homme qui me dit, quand il me trouve avec des poulies et des ficelles : « Que cherchez-vous dans la mécanique ? Les notions sont maintenant purifiées et nettoyées, sans aucune ambiguïté. Instruisez-vous au lieu de faire l’enfant. » Mais je retourne à mes poulies ; je veux que le grincement soit dans ma notion. Bref, il y a deux hommes dans le pédant ; un homme qui conduit des discours sans erreur et sans passion, et puis un sauvage qui tire sur la corde.

Me voilà arrivé, par ce sentier, à l’art d’écrire, qui dépend des mêmes choses. Car une phrase bien claire ne vaut rien. Il a été écrit des millions de dissertations bien faites et qui ennuient. Je veux des mots qui labourent profondément. Là se trouve toute la puissance des anciens. Tacite est mon frère ; Montaigne de même ; leurs idées sont chargées de passion et de terre ; me voilà, quand je les lis, affairé comme une poule qui suit la charrue. Dans la Henriade ou dans Zaïre, Voltaire ratisse, et m’ennuie ; mais, dans Candide, il laboure aussi. Des idées nouées aux plaisirs, aux peines, aux passions, aux actions, voilà la culture. Des abrégés, voilà le pédant. L’idée vivante ne va pas loin, ni vite ; mais elle traîne tout l’homme.