Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/090

Nouvelle Revue Française (1p. 126-127).
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Tous ces pédagogues en robe ont encore, les uns, des rubans jaunes, les autres des rubans rouges, ce qui signifie lettres et sciences. Les uns savent penser, mais non parler ; les autres savent parler, mais non penser ; voilà des fonctions chinoises. Pour moi, je n’arrive pas à comprendre qu’il y ait là deux ordres d’études. Comprendre et expliquer, cela me paraît une seule et même fonction. Qu’elles soient séparées dans l’enseignement, et aussi différentes que le rouge et le jaune, je ne l’ignore point. Mais aussi, il faut voir ce que c’est que leur science et leur rhétorique.

La science n’est qu’un recueil de formules. Mettez un bon élève au tableau noir, et posez-lui une question de physique, par exemple celle-ci : Comment tombe une goutte d’eau dans l’air ? Tout de suite, il définira son langage, remplaçant les mots ordinaires par des V, des T, des X, et, en un tour de manivelle, il vous donnera le résultat, comme ferait un distributeur automatique. Je conviens qu’il n’en faut pas plus pour la pratique ; l’algèbre est essentiellement un outil ou une machine, comme on voudra, qui réduit l’effort de pensée au minimum. Mais tout le monde reconnaîtra que le but de l’enseignement des sciences, est au contraire, de faire penser et de former le jugement. Comment s’y reconnaître ? Toutes les notions sont confondues. On appellera théories les procédés d’algèbre, qui me semblent justement pratiques au plus haut degré. Voilà comment la science est de plus en plus étrangère au langage commun. De sorte qu’il faut, ou parler cosinus, ou ne rien dire.

Ne rien dire, voilà ce qui est laissé aux belles-lettres ; et elles s’en emparent, comme d’un précieux trésor. On exercera d’abord l’enfant à raconter ses plus anciens souvenirs, ou à analyser ses sentiments de plaisir et de peine. Lui fera, naturellement, une petite tapisserie avec les mots qu’il connaît. Comment jugera le professeur ? Il ne sait pas, il ne peut pas savoir, sinon d’après les mots, ce que l’enfant a voulu dire. Aussi, la règle du langage n’est plus la verité, c’est-à-dire l’accord du langage avec la chose, mais bien l’accord du langage avec le langage : « Cela ne se dit pas » ; « Voilà une expression vulgaire » ; « Mauvais goût ! Emphase ! Platitude ! »

En somme, ce que l’on reproche à l’enfant, c’est de ne pas écrire comme son professeur. Mais l’enfant se forme très vite. Ainsi se cultive une espèce de style dit élégant, qui n’exprime rien, et habille décemment les sots.

Que faudrait-il ? Une chose à décrire. On pourrait dire, alors, si l’enfant décrit bien ; la chose corrigerait le discours. Il s’agirait d’abord de ne pas brouiller la droite et la gauche, et de commencer par un bout. Mais qui ne voit qu’une bonne description d’une chose présente, serait justement la première leçon réelle de vraie science. Qu’est-ce que savoir, sinon être en mesure de bien décrire ? Ainsi la première leçon de Science devrait être, en même temps, la première leçon de rhétorique.