Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/080

Nouvelle Revue Française (1p. 113-114).
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On voit maintenant Vénus le soir au couchant. Il n’est pas d’enfant qui ne remarque cette brillante étoile qui l’emporte sur Sirius que l’on voit à la même heure à peu près au midi, à gauche et au-dessous d’Orion. Voilà de quoi exercer une intelligence qui s’éveille. Sirius voyage en même temps que toutes les autres étoiles ; tous les ans à la même saison nous le voyons suivre Orion, qui suit les Pléiades, et toutes, d’un même mouvement, rattrapent peu à peu le Soleil. À neuf heures du soir en janvier Sirius est encore près de son lever ; en mars, à la même heure, il descend déjà vers l’ouest ; en mai, à la même heure, il est au-dessous de l’horizon occidental. Ces retours, qui coïncident avec les mêmes saisons, définissent l’année.

Mais Vénus est un astre plus capricieux. L’an dernier, à cette époque, on ne la voyait pas au couchant ; en revanche on voyait une autre étoile, aussi brillante, à l’est, avant le lever du soleil ; je dis une autre étoile, parce que les peuples anciens ont cru assez longtemps que l’étoile du matin et l’étoile du soir étaient deux astres différents. Et l’enfant devrait d’abord observer les apparences, et rester quelque temps dans le même doute. Quand il aurait remarqué que ces deux étoiles ne se montrent jamais au ciel dans la même saison, quand vous auriez confirmé ses observations, par celles que l’on a pu faire depuis tant d’années, quand il saurait que l’astre du matin s’éloigne d’abord du soleil, puis s’en rapproche et se perd dans les clartés de l’aurore, et que c’est toujours après cette disparition que l’on revoit l’étoile du soir, d’abord suivant de près le soleil, puis s’en écartant, puis s’en rapprochant, sans doute l’enfant arriverait de lui-même à cette idée que ces deux astres n’en font qu’un. Je le ferais profiter des observations des autres hommes en d’autres temps, qui compléteraient les siennes ; mais, en revanche, je voudrais lui laisser à faire ce travail du jugement qui interprète les apparences. Car on peut sans inconvénient voir quelquefois par les yeux d’autrui ; mais il faut penser par soi-même ; sans quoi l’on est un sot.

Je veux donc que l’enfant invente quelque cosmographie naïve, et qu’il essaie de concevoir que Vénus, dans son va et vient, traverse le soleil. Longtemps après cela, quand il saurait bien, et par ses inventions aussi, que la lune tourne autour de la terre, et la terre autour du soleil, alors il trouverait que Vénus tourne aussi autour du soleil, et que ce mouvement de va et vient est une illusion de perspective. À quoi je l’amènerais en lui faisant voir par la tranche une roue de bicyclette en mouvement, avec un morceau de papier collé à la jante. Mais que vais-je chercher là ? Qui pense à ces choses. On lui apprend l’histoire, et il ne sait seulement pas ce que c’est qu’une année, et ce que c’est que le calendrier.