Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/081

Nouvelle Revue Française (1p. 114-115).
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LXXXI

Pour un gamin de Dieppe ou du Havre, les retours de la marée sont aussi familiers que la succession des jours de la semaine. Si j’avais à instruire ce petit monde qui barbotte et qui pêche des crabes, je prendrais la plupart de mes problèmes d’arithmétique dans l’observation de ces périodes entrecroisées. « À quelle heure la pleine mer dans dix jours ? » L’observation directe fournirait les données du problème, et permettrait encore de vérifier les solutions, chose que l’on oublie souvent, et qui, du reste, n’est pas toujours facile, par exemple pour les surfaces ou pour les mélanges. Et pourtant cette rencontre du calcul et de l’expérience produit toujours, même chez les plus endormis, une attente et un ravissement. C’est par là qu’est sensible la puissance des mathématiques, même dans les choses les plus simples ; et c’est un moyen d’intéresser les passions au calcul. Immense profit, si l’on y pensait ; car l’expérience toute seule est trop facile, et le calcul tout seul est trop ennuyeux.

Il est impossible aussi que ces fils de marins, accoutumés à interroger le ciel, ne sachent pas toujours à peu près où en est la lune, dans ses phases et dans ses heures. D’où je tirerais de beaux problèmes aussi, sur le retour du joli croissant crépusculaire ou de la pleine lune. Or il arrivera certainement qu’ils remarqueront que les marées glissent sur les jours absolument selon la même loi que la lune. La marée retarde sur le soleil de cinquante minutes par jour, et la lune aussi. En sorte que chaque phase de la lune annonce une croissance ou décroissance des marées, de même que, dans un certain lieu, une certaine hauteur de la lune coïncide toujours avec l’heure de la pleine mer. Toutes ces choses, ils les savent à peu près ; mais, faute de s’exercer à la prévision par calcul, ils utilisent ces connexions sans y penser. Ce sont les problèmes posés sur le papier qui tracent des chemins dans le ciel, malgré les nuages et la lune nouvelle ; et c’est par le secours de la loi mathématique que nous retrouverons la lune invisible. Mais l’erreur est de croire qu’il y faut d’abord Kepler, Copernic et Newton ; la loi numérique de tous ces tours et retours le long des semaines et des mois, telle qu’on peut la formuler à l’école primaire, suffit déjà ; et c’est par là que les astronomes ont commencé.

Par ces moyens si simples, la connexion entre la lune et la marée apparaîtra ; l’instinct porte déjà par lui-même, à admettre de telles connexions, et sur des indices bien plus faibles, comme les superstitions le prouvent. Et je serais déjà assez fier si mes bambins étaient en mesure de décrire la liaison constante entre la lunaison et la marée ; car c’est la première preuve de toutes, si l’on veut aborder comme il faut les théories. Et je ne vois pas d’autre exemple qui rende sensible l’action mutuelle des astres les uns sur les autres, malgré la distance. Si les Méditerranéens, si ingénieux en ces matières, n’ont point formé cette idée, c’est faute de marées sensibles peut-être.