Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/079

Nouvelle Revue Française (1p. 111-113).
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Un petit garçon demandait : « Pourquoi le couteau coupe-t-il la table, et pourquoi mon doigt ne coupe-t-il pas la table ? » On peut hausser les épaules, et dire qu’il y a une manie d’interroger, chez les enfants. Il est hors de doute que cette question est niaise dans la forme. Mais, quand elle serait niaise aussi dans le fond, où prenez-vous que les premières raisons de douter n’enfermeront pas toujours une extrême confusion d’idées ? J’ai enseigné la mécanique à de jeunes enfants, par goût et dans une entière liberté ; or j’ai observé souvent que le premier mouvement de réflexion produisait des remarques ridicules. Mais ne trouve-t-on pas aussi, dans l’histoire des sciences, des sottises qui étonnent ?

Donc je ferai voir à cet enfant que sa question est très mal posée, par cette remarque que mon doigt est moins dur que du fer, et que le couteau ne change point de forme et ne s’écrase point sur du bois, tandis que mon doigt s’écraserait bientôt, si quelque forte pression l’appuyait sur une planche. Il faudrait donc comparer un doigt de fer à un couteau de fer ; je crois bien que c’est justement à cela qu’il pensait. Et voilà une question qui n’est plus niaise du tout.

Changeons donc d’objet, et travaillons à soulever quelque objet lourd au moyen d’un coin. Il est clair que l’objet lourd est difficile à séparer du plancher, et que le coin va nous y aider. Il est clair aussi que l’analogie entre le coin et le couteau sera aperçue par l’enfant. Mais qu’est-ce qu’un coin ? C’est une pente ; quand j’enfonce le coin, l’objet lourd monte le long d’une pente. L’analogie de la pente du coin avec une route en pente est déjà difficile à saisir, parce que la route est immobile, tandis que le coin est en mouvement. Aussi serait-il bon que j’aie quelque coin de bois assez long, qui fasse comme une route en pente, et une petite voiture qui puisse y rouler. Si je pousse la voiture, le coin restant fixe, la voiture montera ; mais si je pousse le coin, la voiture restant fixe, il est clair que la voiture montera encore ; je dis les choses sans art ; la voiture n’est pas fixe absolument puisqu’elle monte ; mais avec vos deux mains, et sans paroles, vous ferez une expérience très claire, et l’enfant y prendra une importante notion.

Nous voilà arrivés au plan incliné, comme machine à élever les fardeaux. Et je pose le problème suivant. Une voiture après avoir fait un kilomètre sur une route inclinée, s’est élevée de deux mètres ; serait-il aussi facile de l’élever de deux mètres verticalement, en tirant sur un câble ? on voit bien tout de suite que non ; mais on peut essayer ; avec une petite voiture d’une demi-livre la différence sera sensible aux doigts. Nous touchons à de profondes théories, que l’enfant pourra commencer à entrevoir, si l’on fait varier la pente, et ainsi le chemin parcouru, car tout le monde sait qu’une route qui monte de deux mètres sur une longueur moindre donne plus de peine au cheval, mais qu’il tire alors moins longtemps ; il ne s’agit que d’amener ces notions à une plus grande clarté.

Sans le pousser trop loin de ce côté-là, je reviens au coin d’abord, qui est plus ou moins difficile à pousser selon que la pente est plus ou moins rapide ; et au couteau, qui n’est qu’une espèce de coin, employé pour séparer les parties du bois, et un coin à pente douce. D’où nous viendrons aussi à parler du clou, qui est une espèce de coin aussi, la pointe n’étant qu’une pente de tous les côtés. Cette analogie n’est pas seulement bonne à considérer pour les enfants, et nous touchons ici aux plus funestes erreurs de l’esprit grossier, j’entends qui n’analyse point. Car, quand il a dit en riant que si le clou entre dans le bois c’est qu’il est plus dur que le bois, il se croit très fort ; mais il n’en est pourtant qu’à la « vertu dormitive » dont beaucoup se moquent, dont peu se gardent autant qu’il faudrait.