Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/078

Nouvelle Revue Française (1p. 110-111).
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Tous les petits garçons regardent avidement les locomotives. Tous remarquent le piston et la bielle ; tous essaient de se figurer la puissance motrice des roues. Parmi tous les faits humains, ils vont chercher tout de suite un des plus importants et le plus facile de tous à comprendre, la machine.

Quand j’étais petit, et que j’étais maître de choisir mes promenades, j’allais voir passer les trains. La première chose que je compris, ce fut le mécanisme de l’aiguillage. Entre temps, j’allais au collège, où l’on m’apprenait du latin et du grec ; et comme j’avais une bonne mémoire, je passais pour intelligent ; en réalité mon intelligence ne s’exerçait qu’en dehors du collège, et toujours sur les mécaniques. Chacun a des souvenirs de ce genre à rappeler.

Un tel fait devrait éclairer les pédagogues. Que l’on commence par apprendre aux enfants à lire et à écrire, qu’on les exerce aussi à compter, ce qui n’est toujours que lire et écrire des nombres, il le faut bien ; mais, si l’on veut ajouter à cela quelque connaissance positive qui décrasse les intelligences, il faut que les instituteurs démontent et remontent des machines, qu’ils fassent dessiner des machines, ajuster, fabriquer des machines ; toutes nos idées claires viennent de là.

Les leçons de choses écrasent l’esprit au lieu de l’éclairer. Je fais l’histoire du blé ; je décris le chien ou le canard : ce ne sont que des anecdotes ; il n’y a là rien du tout à comprendre, ni pour l’enfant, ni pour l’homme qui n’y a pas pensé pendant de longues années. J’en dirai autant de ces historiettes où l’on voit un père, une mère, un gendarme, un enfant sage, un polisson. Le plus simple de ces récits suppose tous les rouages du cœur humain ; et quel est l’homme de génie qui ait su démonter et remonter ce prodigieux tourne-broche, expliquer les désirs, les passions, les colères ? L’enfant n’y voit rien. Seulement il dit comme vous, pour vous faire plaisir ; il prononce sur le juste et l’injuste absolument comme il réciterait son catéchisme.

Que dire alors de l’histoire ? Que dire de ce Guignol dont les personnages sont la France, l’Angleterre, la Maison d’Autriche, le peuple, le roi, les grands vassaux ? Allez-vous leur faire comprendre ce que fut Louis XI ? Vous ne le savez pas vous-même. Hélas ! Voyez-vous clair seulement dans l’humeur de votre concierge ? Nigauds, vous ne savez donc pas que c’est la politique que vous leur enseignez ! La politique, science encore impénétrable ; art profond qui se dérobe à des apprentis de soixante ans !

Au contraire, dans les machines, on comprend déjà bien des choses si l’on voit les rouages au repos et si on les met soi-même en marche. Une dent pousse l’autre ; une corde soulève la poulie ; une courroie entraîne une roue. Une horloge à poids, c’est comme un univers transparent. Cette boîte qui fait tic-tac enferme de petits et de grands secrets. L’enfant s’élèvera des uns aux autres, par degrés, en exerçant à la fois son esprit, ses yeux et ses mains. Mais qui songe à cela ? Heureusement l’enfant y songe. Un de ces jours, vous le verrez grimpé sur une chaise et travaillant à épeler le destin dans les entrailles de votre pendule.