Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/077

Nouvelle Revue Française (1p. 109-110).
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Il y a un livre stupide entre tous, c’est la fameuse géométrie d’Euclide. Pourquoi stupide ? Parce qu’elle est parfaite ; parce que la vérité y est débitée en tranches ; parce que l’ordre des propositions et la clarté des définitions enlèvent à l’esprit toute occasion de s’interroger lui-même, de douter, de chercher.

Quand on sait quelque chose, cela a un très grand inconvénient, c’est qu’on ne peut plus l’apprendre. Quand quelque proposition est prouvée, cela a un très grand inconvénient, c’est qu’on ne pourra plus en être sûr.

Aussi je voudrais qu’on brûlât en place publique, solennellement tous ces livres bien faits qui sont cause qu’il y a tant d’esprits mal faits. Oui, on nourrit les jeunes gens avec des pastilles de science concentrée, si je puis dire ; cela fait qu’ils perdent l’habitude de digérer.

Et comment feraient-ils, direz-vous, pour apprendre la géométrie ? Ils feraient comme ceux qui l’ont découverte. D’abord ils s’exerceraient à faire de beaux plans, c’est-à-dire à imiter les objets naturels en les simplifiant, sans altérer le rapport des distances.

Ensuite ils apprendraient à comparer des longueurs. Pour les surfaces, tantôt ils les superposeraient tant bien que mal en les découpant ; tantôt ils les diviseraient en petits carrés égaux, et ils compteraient les carrés. Pour les volumes, ce serait plus simple : ils verseraient de l’eau d’un cube dans un cylindre, d’un cylindre dans une demi-sphère, et ils auraient ainsi l’occasion de faire de belles remarques. Après quoi ils réuniraient ces remarques en lois qu’ils vérifieraient de nouveau. Et enfin, ils rattacheraient élégamment ces lois les unes aux autres, s’ils en étaient capables.

Car c’est ainsi qu’on apprend la physique. Et qu’est-ce donc que la géométrie, sinon la physique des surfaces et des volumes ?