Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/076

Nouvelle Revue Française (1p. 108-109).
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Un ami des « Jardins d’Enfants » a jugé que j’étais trop sévère pour cette méthode qui veut instruire en amusant. Je l’ai défendue moi-même plus d’une fois contre les pédants ; mais il y a plus d’un genre de pédants, et ce que j’ai lu sur les Jardins d’Enfants m’a fait voir un autre danger. Dans les conférences populaires aussi, il arrive que l’on passe trop vite sur ce qui demande un peu de peine ; et ce n’est plus que de l’imagerie. Par exemple l’astronomie amusante me paraît aussi méprisable que la physique amusante. On mettra tout son effort à étonner l’imagination par la distance de la terre aux étoiles, ou par la grosseur du soleil, sans expliquer par quels moyens indirects on a pu parvenir à évaluer l’une et l’autre. Et, par ces moyens, l’esprit est frappé et écrasé. Or, penser c’est dominer. L’admiration n’est que le commencement ; et il faut que l’enfant en soit bientôt guéri. Les Merveilles de la science sont pour faire des niais. Même si l’on revient des découvertes les plus étonnantes jusqu’à honorer les hommes extraordinaires qui ont su les faire, ce n’est toujours qu’adorer quelque chose ou quelqu’un. Croire. Chanter à la messe. J’aime mieux une multiplication bien claire, ou les pénibles essais d’une division. L’enfant peut saisir alors deux choses, la fonction législatrice de l’homme, compteur et mesureur de choses, et cette même puissance en lui même. C’est ainsi qu’il passe de l’adoration au respect, et qu’il s’honore lui-même ; c’est la première vue de l’égalité et du droit.

Si vous agitez un petit drapeau, l’enfant suit des yeux cette chose nouvelle, si vivement colorée ; je ne dirai jamais qu’il fait attention ; non, pas plus que le chien ne fait attention au lièvre. L’attention, prise dans tout son sens, c’est la volonté de sortir de l’enfance, et d’exercer la fonction virile. L’enfant est partagé entre les deux ; faible devant les images, il suit la plus brillante ; mais il n’en est pas relevé ; il sent qu’il s’amuse en cela, qu’il fait le chien en cela. Mais l’ordre plus sévère de l’abstraction lui plaît d’une autre manière : c’est un plaisir conquis par peine ; il y reconnaît son métier d’homme. Un jeu de cubes c’est déjà un autre univers, et des étendues sans miracle. Il est très vrai que l’enfant y prend plaisir, comme à des outils d’entendement ; mais l’erreur serait de lui faire croire qu’il s’amuse encore quand il construit un cube d’arête double, et qu’il cherche combien de fois le cube d’arête simple y est contenu. Car il doit apprendre à respecter le vrai travail, et, tout de suite, à mépriser le plaisir. C’est ainsi qu’il s’élèvera à un plaisir plus haut.

L’enfant est un petit homme. Il distingue très bien ce qui est puéril et ce qui est viril. Je pense que, dès les premières années, il y a avantage à bien séparer les deux, de façon que le seuil de la classe marque le passage de l’un à l’autre. Que les jeux soient une concession que l’on fait à cet âge remuant ; mais qu’aussi l’enfant le sache bien ; et que la leçon contraste avec le jeu ; car l’enfant n’est pas sérieux longtemps ; mais quand il est sérieux, il l’est bien ; il n’a aucune frivolité. Il faut respecter ce sérieux de l’enfant ; c’est tout l’avenir humain.