Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/073

Nouvelle Revue Française (1p. 104-105).
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Il est assez connu que notre Raison ne nous sert pas à grand chose ; nous avons des idées qui restent en l’air, et, pendant ce temps-là, les passions aveugles mènent tout. Un homme un peu cultivé vous dit et vous prouve qu’il ne faut jamais mentir ; l’instant d’après il ment avec tranquillité. Un homme prudent vous explique pourquoi il ne faut pas descendre avant l’arrêt ; le lendemain, si quelque passion le presse, il saute par terre en vitesse, au risque de passer sous les roues. Un autre se dit qu’il fume trop de cigarettes et que cela lui brouille l’estomac ; tout en roulant ces sages pensées, il roule une cigarette. Même l’arithmétique ne sert pas beaucoup ; on peut savoir très bien compter, et se ruiner par imprévoyance. Aussi notre intelligence est comme séparée de nous. Il y a des gens qui montent un petit moulin sur leur maison, un léger petit moulin qui tourne très bien, et ne sert à rien du tout.

Cela tient à ce qu’on veut nous rendre trop savants, et trop tôt, et trop vite. Il y a deux espèces d’erreurs de jugement qui sont naturelles à l’enfant, trop espérer et trop craindre. L’enfant qui désire croit facilement que sa puissance est sans limites ; l’enfant qui craint croit facilement que la puissance des choses est sans limites ; il faudrait partir de là, et installer la science à la place de cette religion. Par exemple, comme veut Rousseau, le faire compter à propos de fruits, et mesurer lorsqu’il fabrique un cerf-volant ou lance son diabolo. Mais point du tout ; on l’enlève à ses jeux, qui allaient l’instruire ; on l’enferme dans une triste salle, et on le force à rester assis et les bras croisés, ce qui suffit pour endormir ses jeunes passions. Alors on raisonne sur des figures qui tombent de la lune ; et lui, s’il n’a pas la cervelle racornie, il retient cela comme il retient une fable ou une leçon de catéchisme. Ensuite il retourne à ses jeux. Sa vie est séparée de sa pensée.

De là il tire deux idées fausses, au moins, c’est que la réflexion est un travail ennuyeux, et qu’elle ne s’applique qu’au tableau noir. Presque jamais son arithmétique ne pénétrera dans sa bourse, et la carte géographique sera toujours pour lui un autre monde. C’est pourquoi on voit tant de gens qui ont l’intelligence cultivée et qui manquent pourtant de jugement. Le comptable fait très bien les comptes de son patron, et même les siens. Mais quand il entend sonner trois pièces d’or dans son gousset, ce n’est plus l’arithmétique qui règle les dépenses ; son désir compte d’une autre manière : le voilà riche ; deux et deux font cinq. Au rebours, la crainte de l’avare compte deux et deux font trois, en dépit de l’arithmétique.