Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/072

Nouvelle Revue Française (1p. 103-104).
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Tout change, et même assez vite, dans la société des hommes ; mais les jeux des enfants ne changent guère plus que les mœurs des abeilles, il y a là quelque chose qui est comme sacré, et c’est peut-être parmi nous ce qui peut nous donner l’idée la plus exacte de ce qu’était la religion il y a quelques mille ans.

Successivement, selon les saisons, dans un ordre immuable, à des époques fixes, apparaissent la corde à sauter, la toupie, les billes, la marelle. Personne n’en parle ; on ne délibère point ; on ne décide point. La chose se fait toute seule ; nul n’en pourrait donner la raison ; nul ne la demande ; les migrations d’oiseaux doivent se faire ainsi.

Pendant que l’adolescent oublie les traditions et entre dans la vie humaine, qui est invention et changement, les petits apprennent la tradition et la maintiennent, sans même y penser : et il y a là quelque chose de plus extraordinaire que la mode et que l’imitation ; la même idée vient en même temps à tous, et les jeux apparaissent comme les fleurs sur les arbres.

Pendant une certaine période les enfants emploient toute leur attention à un jeu ; un mois après, ils n’y pensent plus ; vous diriez : ils n’y joueront plus jamais.

Les idées des jeux sont dans l’enfant comme des insectes à métamorphoses : les unes s’agitent comme des papillons ; d’autres filent et s’emprisonnent ; d’autres sont à l’état de chrysalide ; elles dorment si profondément qu’on dirait des cadavres.

Le pédagogue, au lieu de semer à contresens dans cette petite tête, devrait suivre ce mouvement naturel, et greffer son enseignement sur les jeux, au moment où la sève va monter dans chaque tige ; parler d’arithmétique dans la saison des billes, de géométrie à l’époque où l’on dessine les marelles, et de mécanique lorsque les toupies ronflent.