Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/074

Nouvelle Revue Française (1p. 105-106).
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Le grand maître de l’Université a dit, sur l’émulation, sur les distinctions, sur l’élite, des choses qui ne seront pas perdues. Comme hier je considérais une de ces estrades rouge et or qui fleurissent à la fin de juillet, et les têtes bien faites, lumineuses, saines, résolues, que l’on couronnait, j’entendis un curé qui se trouvait là dire d’un air fin : « Nous voilà assez loin de l’égalité démocratique » ; et il y eut autour de lui de triomphants sourires.

Oh, mes amis, la triste chose, de voir que l’égalité ait si peu d’amis. Gloire aux victorieux, gloire aux forts, ils ne chantent que cela. Et que voit-on dans l’histoire ? Les forts encore plus forts par leur force ; les faibles encore plus faibles par leur faiblesse. Le droit couronnant le fait. Des conquérants, des audacieux, des hommes qui marchent sur des hommes. C’est une vieille histoire, j’ai lu que le lion étant devenu vieux, reçut un coup de pied de l’âne ; mais un autre lion plus jeune a mangé l’âne après cela. Voilà donc l’histoire humaine ? Non pas ; mais l’histoire animale, purement animale. Et voici le beau programme qu’ils nous offrent : distinguer les plus forts, et leur donner le pouvoir. Niaiserie. Si la société humaine n’a pour objet que d’assurer le triomphe des plus forts, elle est bien inutile ; la nature s’en charge. Et sans erreur, remarquez-le bien ; sans se tromper d’un cheveu. Car il y a force et force ; et justement les hasards du combat montrent toujours, sans erreur possible, la meilleure combinaison de ruse et de force, qui est enfin la vraie force. La couronne est toujours où elle doit être ; car la force prend la couronne.

Mais non. Il n’y a rien d’humain là-dedans. C’est l’injustice toute pure. Je ne vois qu’une idée humaine dans ce monde, c’est qu’il faut instruire celui qui ignore, protéger celui qui est faible, maintenir enfin l’égalité des personnes humaines, respecter le vieillard, respecter l’enfant, respecter le fou, à cause de la seule effigie humaine. Marquer les produits humains comme inviolables ; employer toute la force des forts à maintenir le droit des faibles. Je ne dis pas aimer ; car on aime un chien, on caresse un chien. Je dis respecter. Et comme disent les moralistes de l’avenir, prendre la personne humaine toujours comme fin ; ne la prendre jamais comme moyen et outil. Enfin ne pas plus adorer une belle intelligence qu’un beau visage, tel est le tracé du droit. Tout le reste est animalité. La pudeur de l’avenir cachera aussi la bonté.