Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/069

Nouvelle Revue Française (1p. 100-101).
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Au sujet de ces exhibitions de femmes nues, une question se pose, question assez importante pour tout homme raisonnable, et dont personne, que je sache, n’a rien dit. Il s’agit de savoir comment saint Antoine arrivera le mieux à dresser son compagnon.

Reprenant une belle image de Platon, je dirais que l’homme (je dis l’homme et non pas la femme) ressemble à un sac dans lequel vous auriez enfermé un sage, un lion et un cochon. Le sage aime l’ordre et la paix, et il conçoit des plans merveilleux pour y arriver. Cela va bien tant que ses deux compagnons dorment ; mais, dès qu’ils s’éveillent, le sac est vivement secoué, et le sage aussi. Il veut l’ordre, et le voilà entraîné par le lion ; le voilà en colère ; le voilà qui rugit et qui mord. Il veut la tranquillité ; et le voilà entraîné par le cochon, et dans quels ruisseaux !

Il y a une méthode simple, qui consiste à laisser rouler le sac ; c’est celle de beaucoup d’hommes, quoique la plupart ne l’avouent pas. Alors le lion et le cochon se disputent ou s’allient, selon les cas. Seulement, par l’effet des lois et de la paix publique, notre lion ressemble assez, pour l’ordinaire, à un vieux lion de ménagerie ; il rugit très fort et ne fait de mal à personne. Dans ce cas-là, c’est le cochon qui est roi. Si on osait observer, on en verrait plus qu’on ne voudrait, de ces cochons à deux pattes, qui ne pensent jamais qu’à une seule chose.

On peut se résigner à vivre ainsi. Mais j’en connais qui ne se résigneraient point, qui n’accepteraient point cet esclavage, et qui s’appliquent sincèrement à dresser leur cochon. Ceux-là, s’ils ne sont pas de ces héros fameux, dompteurs de monstres à coups de massue, agissent en bons politiques ; ils donnent au cochon une ration mesurée, puis le laissent dormir. Heureux celui qui sait remplir sa vie de mille autres choses, science, musique, peinture, lecture, voyages ; je ne compte pas le métier ordinaire ; car se plaire à son métier, c’est sans doute la plus haute sagesse, mais c’est aussi la plus rare.

Sa vie étant ainsi réglée, notre sage, qui n’est pas un héros, craint les surprises. S’il voulait voir un troupeau de femmes nues, il irait chez un marchand de femmes nues ; il n’en manque pas. Mais s’il s’en va en curieux, observant les choses et les gens, il n’aime pas que le nu s’embusque au coin des rues et vienne troubler ses paisibles rêveries, ses nobles utopies, conquêtes de l’homme sur le cochon. C’est pourquoi, sans être un saint, et justement parce que l’on n’est pas un saint, on peut désirer qu’il n’y ait pas de photographies obscènes à toutes les vitrines et de femmes nues dans tous les spectacles. Hercule cherchait des monstres à écraser et des victoires. Je ne me sens point si fort, et je ferai volontiers un petit détour pour éviter l’hydre de Lerne.