Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/070

Nouvelle Revue Française (1p. 101-102).
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Platon raconte qu’un certain Gygès, qui était berger en Lydie, trouva dans une caverne une foule de choses merveilleuses, parmi lesquelles un anneau d’or qui rendait invisible celui qui le portait, dès qu’il tournait le chaton vers la paume de la main. Gygès fit cette découverte par hasard, et s’assura qu’il devenait à volonté tantôt visible, tantôt invisible. Aussitôt qu’il connut sa puissance, sans délibérer, il s’en servit pour faire le mal. Il se rendit à la cour, pénétra jusqu’aux appartements secrets, séduisit la reine, tua le roi, et prit la couronne.

Cette fable veut montrer que tout homme risque de nuire à ses semblables, dès qu’il peut le faire sans risque. Et cette conclusion nous paraît un peu forcée. Car je crois bien que je n’ai nullement l’envie de devenir roi, par meurtre ou autrement. Et vous, qui me lisez, vous avez sans doute la même opinion sur vous-même. Seulement il faut voir d’où vient cette opinion-là et cette sagesse-là. Dès nos premières années, nous avons pris l’habitude de céder devant des forces supérieures. Déjà à l’école l’opinion commune, je dis celle des moutards, a une puissance irrésistible. J’ai vu des lycéens ligués contre un de leurs camarades, qui les avait trahis ; il s’en alla ; les puissances ne parvinrent pas à le protéger. C’est ainsi que nous avons grandi, modelés par les hommes comme l’argile par le sculpteur.

Et qu’est-il arrivé ? C’est que le dedans s’est trouvé modelé en même temps que le dehors. Il est très vrai qu’il y a des révoltes intérieures et des convoitises longtemps dissimulées. Pourtant qu’est-ce qu’une pensée qui ne passe jamais ni dans les actes, ni dans les paroles ? C’est comme une plante sans soleil. Cela devient bientôt une pensée décolorée. En somme ce sont nos actes qui nourrissent nos désirs. Et, comme une mauvaise pratique rend vicieux, il est naturel qu’une bonne pratique nous rende vertueux, même en intention.

Voilà pourquoi Jean-Jacques disait qu’il fallait fuir les occasions. Par exemple, dit-il, peu d’hommes seront capables de préférer l’amitié à l’intérêt, si les deux se trouvent en conflit ; c’est pourquoi le sage évitera d’avoir jamais à choisir. En résumé il est imprudent de compter trop sur soi-même. Il faut aimer l’esclavage utile dans lequel nous tiennent les lois et les mœurs. C’est ce qui fait que je compterais beaucoup plus sur une police préventive, qui empêcherait les crimes, que sur les plus terribles châtiments. La Rochefoucauld a voulu être amer lorsqu’il a écrit : « Pendant que la paresse nous retient dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout l’honneur. » Considérée autrement, cette pensée est plutôt consolante. Il est bon que le métier de voleur soit le plus difficile des métiers. Si l’on me donnait l’anneau de Gygès, j’irais tout de suite le jeter dans la Seine.