Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/068

Nouvelle Revue Française (1p. 98-100).
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« Il y a, dit le psychologue, des sentiments troubles. L’homme ne voit pas la souffrance humaine sans plaisir ; quelquefois même ce plaisir s’étale, comme aux échafauds, ou aux combats contre les bêtes, ou à la boxe anglaise, ou, tout simplement, aux accidents de la rue. Tous tendent le cou, pour voir le sang et les blessures, et les tendres femmes plus encore que les autres, peut-être, quand elles devraient en perdre le sentiment. Cela fait voir que la bête féroce n’est pas loin. »

Ce discours est niais ; il donne la mesure de la psychologie, qui n’est qu’une littérature de seconde main. Il n’y a point de bêtes féroces ; il y a des bêtes très pacifiques, aussi peureuses que les lièvres, mais qui ont faim. Elles lèchent le sang parce que le sang les nourrit. Pourquoi supposer dans le tigre l’âme de Néron ?

Et pourquoi supposer dans Néron une âme de tigre ? Les métaphores n’expliquent rien. Mais laissons Néron, puisqu’il n’est plus que littérature. Laissons les spectacles romains et les combats de gladiateurs ; ce n’est plus qu’un thème dont les romanciers font ce qu’ils veulent. J’ai vu récemment un accident mortel, un homme broyé par un train. Peu de gens osaient regarder ; ceux qui osaient et ceux qui devaient regarder avaient des visages décomposés ; j’affirme que je n’y ai pas surpris autre chose que la pitié et l’horreur. Ce que j’ai vu là vaut pourtant bien un livre. Oui, toute souffrance humaine atteint le spectateur au plus profond de lui.

Quant aux faits qui semblent prouver le contraire, il est facile de les expliquer sans aller supposer je ne sais quel mauvais ferment. D’abord, il est connu que l’on s’habitue vite à voir le sang et la souffrance ; cela arrive au boucher, au chirurgien, au soldat. Je l’ai éprouvé pour la boxe anglaise, et c’est seulement quand j’ai été endurci (car je n’avais pas voulu céder devant la première émotion), que j’y ai trouvé du plaisir.

Disons aussi que tout homme est un chercheur de spectacles. Tout ce qui est nouveau, nous le buvons par les yeux. Et, si c’est horrible à voir, nous sommes tirés en deux sens ; et souvent la curiosité l’emporte. Comment entendre dire sans aller voir ? C’est presque au-dessus des forces, et c’est ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, peut-être, ce besoin de voir ; les animaux ne le montrent point. Regarder autre chose que la pâtée, c’est déjà la science.

Pour les enfants qui torturent les bêtes, je dis qu’ils ignorent la souffrance, et qu’ils aiment la puissance, justement parce qu’ils sont faibles. Le fond du sadisme est là, et non point trouble comme l’enfer, mais plutôt puéril. Quant aux hommes brutes, ils ont le cuir épais ; nous en jugeons trop d’après notre propre épiderme et notre propre cœur. Que l’homme aime la souffrance d’autrui, c’est un misérable lieu commun, qu’il faut laisser aux sermons de curé.