Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/051

Nouvelle Revue Française (1p. 77-78).
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LI

Le bonheur et le malheur sont impossibles à imaginer. Je ne parle pas des plaisirs proprement dits, ni des douleurs, comme rhumatismes, maux de dents, ou supplices d’inquisition ; cela, on peut s’en faire une idée en évoquant les causes, parce que les causes ont une action certaine ; par exemple si l’eau bouillante jaillit sur ma main ; si je suis renversé par une automobile ; si j’ai la main prise dans une porte ; dans tous ces cas-là j’évalue à peu près ma douleur, ou, autant qu’on peut savoir, la douleur d’un autre.

Mais dès qu’il s’agit de cette couleur des opinions qui fait le bonheur ou le malheur, on ne peut rien prévoir ni rien imaginer, ni pour les autres, ni pour soi. Tout dépend du cours des pensées, et l’on ne pense pas comme on veut ; à bien plus forte raison peut-on être délivré, sans savoir pourquoi, de pensées qui ne sont nullement agréables. Le théâtre, par exemple, nous occupe et nous détourne avec une violence qui est risible, si l’on fait attention aux pauvres causes, une toile peinte, un braillard, une femme qui fait semblant de pleurer ; mais ces singeries vous tireront des larmes ; de vraies larmes ; vous porterez un moment toutes les peines de tous les hommes, par la vertu d’une mauvaise déclamation. L’instant d’après vous serez à mille lieues de vous-même et de toutes les peines, en plein voyage. Le chagrin et la consolation se posent et s’envolent comme des oiseaux. On en rougirait ; on rougirait de dire comme Montesquieu : « Je n’ai jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé » ; il est pourtant clair que, si on lit vraiment, on sera à ce qu’on lit.

Un homme qui va à la guillotine, dans un fourgon, est à plaindre ; pourtant, s’il pensait à autre chose, il ne serait pas plus malheureux dans son fourgon que je ne suis maintenant. S’il compte les tournants ou les cahots, il pense aux tournants et aux cahots. Une affiche vue de loin, et qu’il essaierait de lire, pourrait bien l’occuper au dernier moment ; qu’en savons-nous ? Et qu’en sait-il ?

J’ai eu le récit d’un camarade qui s’est noyé. Il était tombé entre un bateau et le quai, et resta sous la coque un bon moment ; on le retira inanimé ; il revint donc de la mort, on peut le dire. Voici ses souvenirs ; il se trouva dans l’eau les yeux ouverts, et il voyait devant lui flotter un cable ; il se disait qu’il aurait pu le saisir ; mais il n’en avait point l’envie ; cette vue d’eau verte et de cable flottant emplissait sa pensée. Tels furent ses derniers moments, d’après ce qu’il m’a raconté.