Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/050

Nouvelle Revue Française (1p. 76-77).
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L

Quelquefois on rencontre sur la route un spectre humain qui se chauffe au soleil ou qui se traîne vers sa maison ; cette vue de l’extrême décrépitude et de la mort imminente nous inspire une horreur insurmontable au premier moment ; nous fuyons en disant : « Pourquoi cette chose humaine n’est-elle pas morte ? » Elle aime encore la vie, pourtant ; elle se chauffe au soleil ; elle ne veut pas mourir. Dur chemin pour nos pensées ; la réflexion souvent y trébuche, se blesse, s’irrite, se jette dans un mauvais sentier. C’est bientôt fait.

Comme je cherchais la bonne route, après une vue de ce genre, par discours prudents et tâtonnants, je voyais devant moi un ami tout tremblant de mauvaise éloquence, avec des feux d’enfer dans les yeux. Enfin il éclata : « Tout est misère, dit-il. Ceux qui se portent bien craignent la maladie et la mort ; ils y mettent toutes leurs forces ; ils ne perdent rien de leur terreur ; ils la goûtent tout entière. Et voyez ces malades ; ils devraient appeler la mort ; mais point du tout ; ils la repoussent ; cette crainte s’ajoute à leurs maux. Vous dites : comment peut-on craindre la mort quand la vie est atroce à ce point-là : Vous voyez pourtant qu’on peut haïr la mort en même temps ; et voilà comment nous finirons ».

Ce qu’il disait lui semblait évident absolument : et, ma foi, j’en croirais bien autant, si je voulais. Il n’est pas difficile d’être malheureux ; ce qui est difficile c’est d’être heureux ; ce n’est pas une raison pour ne pas l’essayer ; au contraire ; le proverbe dit que toutes les belles choses sont difficiles.

J’ai des raisons aussi de me garder de cette éloquence d’enfer, qui me trompe par une fausse lumière d’évidence. Combien de fois me suis-je prouvé à moi-même que j’étais dans un malheur sans remède ; et pourquoi ? Pour des yeux de femme, peut-être éblouis ou fatigués, ou assombris par un nuage du ciel ; tout au plus pour quelque pensée médiocre, pour quelque mouvement de bile, pour quelque calcul de vanité que je supposais d’après des mines et des paroles ; car nous avons tous connu cette étrange folie ; et nous en rions de bon cœur un an après. J’en retiens que la passion nous trompe, dès que les larmes, les sanglots tout proches, l’estomac, le cœur, le ventre, les gestes violents, la contraction inutile des muscles se mêlent au raisonnement. Les naïfs y sont pris à chaque fois ; mais je sais que cette mauvaise lumière s’éteint bientôt. Je sais aussi que la maladie et la mort sont des choses communes et naturelles, et que cette révolte est certainement une pensée fausse et inhumaine ; car une pensée vraie et humaine doit toujours, il me semble, être adaptée en quelque façon à la condition humaine et au cours des choses. Et c’est déjà une raison assez forte pour ne pas se jeter en étourdi dans ces plaintes qui nourrissent la colère, et que la colère nourrit. Cercle d’enfer ; mais c’est moi qui suis le diable, et qui tiens la fourche.