Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/052

Nouvelle Revue Française (1p. 78-79).
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Dès qu’un homme cherche le bonheur, il est condamné à ne pas le trouver ; et il n’y a point de mystère là-dedans. Le bonheur n’est point comme cet objet en vitrine, que vous pouvez choisir, payer, emporter. Si vous l’avez bien regardé, il sera bleu ou rouge chez vous comme dans la vitrine ; tandis que le bonheur n’est bonheur que quand vous le tenez ; si vous le cherchez dans le monde, hors de vous-même, jamais rien n’aura l’aspect du bonheur. En somme, on ne peut raisonner ni prévoir au sujet du bonheur ; il faut l’avoir maintenant ; quand il paraît être dans l’avenir, songez-y bien, c’est que vous l’avez déjà. Espérer c’est être heureux.

Les poètes expliquent souvent mal les choses ; et je le comprends bien ; ils ont tant de mal à ajuster les syllabes et les rimes qu’ils sont condamnés à rester dans les lieux communs. Ils disent que le bonheur resplendit tant qu’il est au loin et dans l’avenir, et que, lorsqu’on le tient, ce n’est plus rien de bon ; comme si on voulait saisir l’arc-en-ciel, ou tenir la source dans le creux de sa main. Mais c’est parler grossièrement. Il est impossible de poursuivre le bonheur, sinon en paroles ; et ce qui attriste surtout ceux qui cherchent le bonheur autour d’eux, c’est qu’ils n’arrivent pas du tout à le désirer. Jouer au bridge, cela ne me dit rien, parce que je n’y joue pas. La boxe et l’escrime, de même ; la musique, de même ; la lecture, de même. La science ne plaît pas en perspective ; il faut y entrer. Et il faut une contrainte au commencement, et une difficulté toujours. Un travail réglé et des victoires après des victoires, voilà sans doute la formule du bonheur. Et quand l’action est commune, comme dans le jeu de cartes, ou dans la musique, ou dans la guerre, c’est alors que le bonheur est vil.

Mais il y a des bonheurs solitaires, qui portent toujours les mêmes marques, action, travail, victoire ; ainsi le bonheur de l’avare ou du collectionneur, qui du reste se ressemblent beaucoup. D’où vient que l’avarice est prise pour un vice, surtout si l’avare en vient à s’attacher aux vieilles pièces d’or, tandis que l’on admire plutôt celui qui met en vitrine des émaux, ou des ivoires, ou des peintures, ou des livres rares ? On se moque de l’avare, qui ne veut pas changer son or pour d’autres plaisirs, alors qu’il y a des collectionneurs de livres qui n’y lisent jamais de peur de les salir. Dans le vrai, ces bonheurs-là, comme tous les bonheurs, sont impossibles à goûter de loin. C’est le collectionneur qui aime les timbres-poste, et je n’y comprends rien. De même c’est le boxeur qui aime la boxe, et le chasseur qui aime la chasse, et le politique qui aime la politique. C’est dans l’action libre qu’on est heureux ; c’est par la règle que l’on se donne qu’on est heureux ; par la discipline acceptée en un mot, soit au jeu de football, soit à l’étude des sciences. Et ces obligations, vues de loin, ne plaisent pas, mais au contraire déplaisent. Le bonheur est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherchée.