Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/027

Nouvelle Revue Française (1p. 45-47).
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XXVII

Les plus récentes recherches sur l’antisepsie ont conduit les savants à réhabiliter l’eau de Cologne et le sucre brûlé sur une pelle rougie. Un demi-sage me dit à ce propos : « Vous voyez que les traditions ne sont pas toutes méprisables ». Mais comment seraient-elles méprisables ? Elles sont faites d’expériences accumulées. Il est peu vraisemblable que les hommes répètent comme vraies des affirmations que l’expérience de chaque jour contredit. L’élimination des erreurs ne peut manquer de se faire, quoique très lentement. Nous nous moquons de cette méthode tâtonnante, parce que nous avons maintenant des spécialistes qui sont payés pour rechercher les vraies causes et les vraies lois. Mais il ne faut pas oublier que la méthode tâtonnante nous a laissé de prodigieuses découvertes, comme la culture du blé, la navigation à voile, et la sélection dans l’élevage. Et je ne vois pas bien, par exemple, comment une tradition fausse aurait pu se former au sujet du mouvement des étoiles, du soleil, de la lune, des planètes. Orion et les Trois Rois sont l’ornement de nos nuits en janvier, ainsi que Sirius ; chacun peut le constater. Je lis dans les journaux que la planète Mars se montre en ce moment à l’Est au commencement de la nuit, et se trouve au milieu de sa course vers deux heures du matin ; je cherche la planète et je la trouve. On m’annonce une éclipse visible chez nous ; je prends un verre fumé, et, si ignorant que je sois, je puis constater que ce n’était pas un conte de bonne femme. Les calculs sont profonds, mais les résultats sont visibles ; il suffit d’ouvrir les yeux. Voilà comment la tradition astronomique, si loin qu’on remonte, a toujours un air de science.

On pourrait même bien dire qu’une tradition absolument fausse est quelque chose de tout à fait invraisemblable dès qu’il s’agit d’affirmations que l’on peut soumettre à l’expérience. C’est pourquoi je ne mépriserais pas, de parti pris, les remèdes de bonne femme, ni les tisanes aux herbes.

En revanche, dès qu’il s’agit d’affirmations qui ne tombent point sous l’expérience, je n’ai aucune confiance dans la tradition ; car je ne vois pas du tout comment l’erreur a pu être éliminée. Celui qui parle de Dieu ou des revenants peut bien raconter n’importe quoi. De même celui qui raconte après d’autres un événement merveilleux, comme apparition ou miracle, ne risque rien ; car l’événement qu’il raconte ne peut pas être recommencé. Par exemple, la résurrection du Christ, ou celle de Lazare, ne sont pas des faits qu’on puisse soumettre maintenant à l’expérience ; car on ne peut pas recommencer l’histoire. Aussi, dans ce genre de connaissances, le caprice des conteurs est libre et roi. Et, quand nous nous donnons la peine d’examiner quelque point de théologie ou d’histoire sacrée, nous travaillons peut-être sur les discours d’un fou. Je dirais donc que la tradition a une haute valeur quand il s’agit de connaissances positives ; mais que la tradition ne vaut rien quand il s’agit d’histoire ou de religion. Et, si j’insiste là-dessus, c’est que je connais pas mal de gens qui diraient justement le contraire.