Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/026

Nouvelle Revue Française (1p. 44-45).
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Il y a une dizaine de siècles, dès qu’une comète se montrait, la plupart des hommes étaient comme fous. Ils attendaient des prodiges effrayants, et l’écroulement de toutes choses. En quoi ils ne se croyaient point fous, mais au contraire très raisonnables. Il faut convenir que pour eux, qui n’avaient d’autre image de l’ordre en ce monde que les mouvements réguliers des astres, une comète était déjà une espèce d’écroulement.

La folie en tout temps, fut naturellement relative à l’état des sciences, c’est-à-dire à l’éducation du sens commun. Je conçois un temps où personne ne se faisait la moindre idée de ce que nous appelons un rêve. Et comme, sans doute, ils rêvaient comme nous, c’est-à-dire brodaient, tout en dormant, sur la fatigue des yeux, le mal d’estomac, le froid aux pieds et les mille bruits qui les touchaient sans les éveiller, vous pouvez vous faire une idée des expériences qu’ils accumulaient ; car ils croyaient que leurs rêves étaient des faits réels dans le monde. En ce temps-là les plus fous avaient du bon temps.

Puis je ne sais quel chasseur attentif arriva à distinguer les chasses qu’il faisait en dormant, et dont il ne restait rien, et les vraies chasses, qui lui laissaient de vrai gibier. Cela ne dut pourtant point aller sans quelque langage, et quelque entente ou société avec d’autres. Je crois que l’homme seul n’arriverait pas à se délivrer des visions. En bref, il est à supposer qu’à mesure que les individus devinrent plus prévoyants et les sociétés plus stables, on arriva à limiter la folie, c’est-à-dire à prononcer sur le possible et l’impossible. Ce fut le rôle des religions et des prêtres. Et ils brûlaient très bien, comme ennemis du sens commun, c’est-à-dire des opinions communes, deux espèces de gens : les fous, qui donnaient l’impossible comme possible ; et les savants non officiels, qui prétendaient au contraire, faire encore l’économie d’un ou deux miracles. Aussi le progrès était lent. Une invasion, une peste, ou le succès fortuit de quelque prédiction de fou suffisaient à ramener les Dieux subalternes.

Il fallait une stabilité et une continuité des institutions pour que le sens commun eût enfin une doctrine, et que l’univers se montrât à peu près sans miracles. Considérez cette comète de Halley, et ce qu’il fallut d’observations concordantes et de calculs rapprochés des observations pour transformer ce prodige en une chose réelle dans le monde. Il fallait à Halley, à Clairaut, à Pingré, à Pontécoulant, non seulement des méthodes de calcul longuement élaborées, mais encore le loisir, la sécurité, et le petit boulanger à leur porte tous les matins. C’est ainsi que tous, mes amis, chacun dans notre métier, nous travaillons à édifier cette Sagesse commune, qui trace enfin l’orbite des comètes et fait rentrer le miracle dans l’ordre. J’imagine un beau mythe, la Concorde chassant les Dieux.