Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/025

Nouvelle Revue Française (1p. 43-44).
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XXV

Une cheminée est ébranlée par le vent ; elle s’écroule enfin, une pierre tombe sur la tête d’un passant et le tue. Cela fait six lignes pour un journal ; on lit, et on n’y pense plus, tant un accident de ce genre semble d’accord avec le cours ordinaire des choses.

Mais si la pierre tue quelqu’un que vous connaissez bien, alors vous considérez attentivement ce fait, avec toutes ses circonstances, et vous n’arrivez pas à l’accepter ; vous essayez de le nier. Vous vous dites : la cheminée aurait pu résister un peu plus longtemps ; le vent aurait pu souffler un peu moins fort à ce moment-là ; l’homme aurait pu prendre une autre rue, entrer chez le bouquiniste, passer sur l’autre trottoir, s’arrêter pour se moucher, se détourner pour éviter une flaque d’eau ; le moindre changement dans toutes ces circonstances rendait l’accident impossible. Et comme tous ces changements nous apparaissent comme possibles et même faciles à réaliser, nous accusons quelque destin ennemi, qui a voulu cet événement et non un autre.

Ce qui nous trompe dans ces cas-là, c’est qu’une autre action nous paraît possible tout autant que celle qui a été faite ; il n’est pas plus difficile, pensons-nous, à un homme, de passer à droite d’une flaque d’eau que de passer à gauche.

Nous jugeons ainsi parce que nous ne connaissons pas bien la liaison de toutes choses entre elles, et comment les actions des hommes dépendent rigoureusement de leur nature et des circonstances. Un myope se mouillera les pieds ; un distrait aussi, mais pour d’autres causes ; un autre oblique à droite parce qu’au moment où il a vu la flaque d’eau, il avait le pied gauche appuyé au sol et le pied droit en mouvement ; et cette position dépendait des pas qu’il avait faits ; chacun de ses pas, à son tour, dépendait des pas précédents, et aussi de ce qu’il voyait et entendait ; toutes les circonstances étaient liées à d’autres, au vent, à la neige, à l’heure, à la saison ; ainsi, pendant que cet homme prudent cherchait son chemin le long de la rue comme s’il avait su où il allait, les circonstances le roulaient vers l’accident comme le vent pousse les feuilles sèches et les flocons de neige.

Vous demandez, vous, qu’il se soit trouvé un mètre plus loin au moment où la pierre arrivait, et vous croyez demander peu de chose ; en réalité vous demandez un autre univers à ce moment-là, car tout se tient ; et un autre univers l’instant d’avant, et d’autres univers d’instant en instant, différents de ce qu’ils ont été, jusqu’au fond des siècles. Et peut-être un de ces changements vous aurait tué, vous qui raisonnez si bien.

Ne croyez donc pas que ce qui est aurait pu ne pas être ; c’est là une pensée d’enfant. Vous direz que cette pensée d’enfant était nécessaire comme tout le reste. Oui ; et mon discours aussi. La sagesse n’en est pas moins utile à ceux qui l’ont.