Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/024

Nouvelle Revue Française (1p. 42-43).
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XXIV

Une naïve jeune fille, qui s’était égarée avec ses compagnes sur les propriétés d’autrui, s’écria en voyant au loin un homme qui venait : « Prions Dieu pour que ce ne soit pas le garde champêtre ». L’absurdité d’une telle prière est assez visible, parce que, quand nous voyons un homme au loin, notre ignorance n’empêche pas qu’il soit dès maintenant ce qu’il est, ou bien Pierre, ou bien Paul. Et, parce que nous hésitons entre deux affirmations, « c’est Pierre » et « c’est Paul », nous n’allons pas croire qu’il hésite, lui, entre deux natures, et qu’il soit tantôt Pierre et tantôt Paul, selon le jeu de notre imagination.

Beaucoup de gens, pourtant, parmi ceux qui se moqueraient de la naïve jeune fille, font souvent la même prière qu’elle, non pas au sujet du garde champêtre, mais au sujet de la pluie ou du froid. Les uns feront des prières pour que ce nuage neigeux ne verse pas ses flocons sur la ville ; d’autres, sans penser à quelque Dieu maître des nuages, se diront à eux-mêmes : « Je donnerais bien quelque chose pour qu’il ne neige pas demain ». Combien de gens accusent la pluie et le vent ; combien disent : « Si pourtant les choses avaient tourné autrement ! » De telles pensées, avant et après l’événement, nourrissent les passions, ravivent les blessures, chassent le sommeil, et, en bref, font souvent plus de mal que l’événement lui-même. Et je crois bien que l’essentiel de l’esprit religieux consiste à croire qu’il y a une espèce de liberté dans les choses, et que quelque Josué, en priant et en espérant comme il faut, a pu arrêter le soleil.

Si nous comprenions bien que toutes les choses sont liées, même quand nous ne savons pas bien comment, nous serions amenés à considérer que l’avenir vient à nous comme cet homme que les jeunes filles voyaient au loin, et qu’il est dès maintenant garde champêtre ou promeneur, Pierre ou Paul. Mais les plus sages d’entre nous sont encore loin de cette sagesse et confondent le désordre de leurs rêves avec l’ordre du monde. Ainsi la prière aura duré plus longtemps que les Dieux.