Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/023

Nouvelle Revue Française (1p. 41-42).
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Michelet, assis au rivage, et voyant les vagues infatigables qui usaient la terre, leur demandait : « Que voulez-vous ? » Et il leur prêtait des voix pour répondre : « Je veux que tu meures ». Ce n’était qu’une moitié de poète, et qui sans doute avait froid. C’est un mauvais jeu que de faire chanter et danser nos petites misères sur le théâtre du monde ; ou, plutôt, c’est un mauvais rêve. Regardons mieux, les choses ne répondent pas à nos passions ; elles répondent à nos idées.

Nous voulons comprendre. C’est un autre appétit. Nous sommes incorruptibles en cela ; il nous faut des comptes bien clairs. Personne ne supporte que le résultat d’une addition dépende de celui qui la fait. Il y a un résultat vrai ; toutes les unités doivent s’y retrouver ; nous voulons, comme on dit fortement, nous y retrouver. Dans la nature aussi, nous voulons nous y retrouver. Je ne reçois pas, je n’admets pas qu’une seule goutte d’eau soit perdue. Dans cette cuvette, les vagues vont et viennent ; chaque goutte soulevée au-dessus des autres va retomber par son poids en repoussant les autres ; et les autres sont soulevées à côté comme un plateau par l’autre dans une balance, jusqu’à l’équilibre, qui fera une surface bien unie. Cette petite mer à mes pieds, sur la plage, cette petite mer grande comme un mouchoir dessine sa bordure à chaque instant, autour d’un caillou et d’un coquillage, selon une sagesse irréprochable. Le grand Océan aussi, je le sais, jusqu’au loin, jusqu’au fond, jusqu’à la lune et jusqu’au soleil, qui tirent sur les marées. Plus j’y regarde et plus je le sais. Tout cela s’engrène et s’emboîte et s’ajuste pour ma satisfaction. L’Univers est irréprochable. Je sais aussi que la petite mer peut me mouiller les pieds, et que le grand Océan peut me noyer ; mais ces reproches-là sont d’un tout autre genre ; autant que je veux non pas n’être ni mouillé ni noyé, mais contempler un ordre qui réponde à ce que j’exige d’une explication, je suis satisfait. Les vagues répondent parfaitement bien. Dans la plus furieuse tempête, chaque goutte d’eau a justement le seul lieu et le seul mouvement qu’elle puisse avoir avec la marée, le vent et le rocher. L’Inondation est selon la pluie et la pente, la pluie selon le vent, les nuages, la température. Voilà une belle réponse des choses, et un beau langage humain. Nous y tenons, et plus qu’à la vie. Qui voudrait être sauvé de l’eau par un formidable caprice, par une passion de l’eau qui remonterait soudain la pente ? Qui le voudrait, et vivre ensuite dans l’horreur de la prière ?

Nous voulons deux choses : notre salut et l’ordre. L’Univers nous donne certainement l’ordre ; ce n’est pas tout ; mais ce n’est pas peu de chose. Cet imbécile de Pangloss, lorsqu’il disait que tout est bien, brouillait tout, mais disait pourtant quelque chose. Tout n’est pas bien, mais tout est en ordre. La pièce finit mal, mais elle est bien faite.