Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/022

Nouvelle Revue Française (1p. 40-41).
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XXII

Le monde est plein de neurasthéniques. Malades imaginaires ? Non, malades qui se trompent, et prennent pour fatigue de l’intelligence (ou du cerveau, si vous aimez mieux), ce qui est neuf fois sur dix une fatigue des yeux. Et pourquoi ont-ils les yeux fatigués ? Parce qu’ils lisent trop.

Un bon livre ne fatigue point les yeux ; car il donne à penser ; et le lecteur songe autant qu’il lit. Ce qui fatigue les yeux, c’est cette littérature bavarde qu’il faut lire au galop, trois lignes d’un coup d’œil. Et assurément cela ne fatigue pas l’intelligence ; mais cela use la vue, sans que l’on s’en rende compte : et encore plus vite lorsqu’on lit en voiture, ou en marchant. D’autant qu’à la ville, il n’y a plus de nuit pour reposer les yeux. Le civilisé lit avidement, depuis le matin jusqu’au milieu de la nuit. Il lit tout et ne retient rien : il n’y a que ses pauvres yeux qui retiennent.

Un tel surmenage porte bientôt ses fruits : d’abord une attention instable ; car l’attention, que l’on croit une fonction de l’intelligence, est presque toujours une fonction des yeux. Mais bien pis. Interrogez vos yeux après un abus de lecture, au moment où vous allez dormir ; vous verrez, sur un fond noir, une merveilleuse floraison de plantes lumineuses ; et sachez bien que c’est avec ces riches couleurs que nous tissons nos rêves, ceux de la nuit et ceux du jour. Ainsi, même physiologiquement, trop lire conduit à trop rêver, d’où paresse et tristesse.

Le remède ? D’abord, ne plus imposer aux yeux cette perception précipitée à courte distance, qu’on appelle lecture. Regarder au loin ; les poètes disent que cela donne du repos à l’âme ; et c’est vrai, car cela donne du repos aux yeux.

Et, ensuite, au lieu de vous instruire dans les livres, regardez des hommes, des chevaux, des chiens, des maisons, des arbres ; ces choses sont à bonne distance, et leurs couleurs variées laisseront vos yeux dans l’équilibre. J’entendais dire, il n’y a pas longtemps, par un homme profond : « Le neurasthénique vit de souvenirs et de projets ; il n’a plus de perceptions. Le vrai remède à la neurasthénie, c’est de ne penser qu’à des objets présents. »