Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/021

Nouvelle Revue Française (1p. 38-39).
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XXI

Quand j’eus terminé mes études, je rapportai dans ma ville natale un certain nombre de couronnes de papier, ce qui fit que je dînai une fois ou deux en cérémonie avec les penseurs de l’endroit. J’entends encore l’avocat marguillier, qui voulut donner, au dessert, un morceau de Métaphysique : « Tout a une cause, dit-il ; mais, s’il faut à chaque cause une cause, rien n’est expliqué ; il faut donc une cause sans cause, qui est Dieu ». À quoi je répondais : « Tout a une cause ; donc il faut une cause de Dieu ; alors Dieu n’est plus Dieu. Ou bien, si Dieu est sans cause, il n’est pas vrai que tout ait une cause ». Il y avait, là autour, deux ou trois épiciers qui admiraient poliment. Je suppose qu’en dedans ils se moquaient de nous ; je le suppose, mais je n’en suis pas sûr. Les hommes simples se défient souvent d’eux-mêmes, et respectent les bavards.

Si j’avais été épicier dans ce temps-là, j’aurais aimé à dire à ces deux théologiens : « De quoi parlez-vous donc ? Je sais bien ce que c’est qu’une cause. Par exemple je sais que les mauvaises pluies de l’été sont causes que le pruneau est cher ; je sais que la pointe du pain de sucre est meilleure que la base, à cause que le sucre descend au fond du moule, tandis que l’eau reste en haut. Mais vous parlez de tout. Qu’est-ce que c’est que Tout ? J’entends bien que Tout c’est Tout. Mais, réellement, quand je veux penser à Tout je ne pense à rien. Qu’est-ce alors, que la cause de Tout ? Ma tête s’y perd. Je n’entends ni l’argument ni l’objection

Depuis, j’ai entendu des arguments plus subtils encore. Un théologien m’a prouvé que le monde a commencé, par cette belle raison qu’il ne peut s’être écoulé, à l’instant où je parle, une infinité d’instants ; car, disait-il, l’instant qui suit augmenterait l’infini, ce qui est absurde.

Je veux vous faire voir, par un exemple, ce que valent les enchaînements de paroles. Je pose à un homme très jeune, et qui n’a que de vagues notions de mathématiques, la question suivante : Si je double le côté d’un carré, que devient la surface ? Il me répond : « Elle devient double ». Au temps de Socrate, le disciple tombait déjà dans cette sottise ; et elle est naturelle, si l’on ne considère que les mots. Évidemment, si le côté est double, la surface est double ; si le côté est triple, la surface est triple. Si notre idée du carré était aussi confuse que l’idée d’Infini, ou de Tout, ou de Dieu, un tel raisonnement passerait pour bon. Je pourrais même le fortifier en disant : la cause qui fait que la surface augmente, c’est que le côté augmente ; il ne peut y avoir plus ni moins dans l’effet que dans la cause ; donc le carré de côté double a une surface double. Seulement, ici, au lieu d’écouter le discours, je considère un carré ; je le dessine sur le sable, afin d’en fixer l’image ; je double le côté ; je vois que la surface est quadruplée, et je me moque du théologien.

Morale : Dès que vos yeux n’aperçoivent pas une image nette de la chose, bouchez-vous les oreilles.