Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/020

Nouvelle Revue Française (1p. 37-38).
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XX

Chacun aura à raconter, s’il cherche bien, quelque émouvante histoire de somnambule, ou de pressentiment, ou de quelque chose comme cela. Mais je n’aime pas ce genre de récits ; il ne me plaît pas de les croire vrais ; j’en pourrais même citer, que j’ai constatés, autant qu’on peut constater ces choses, mais que j’ai fini par effacer sinon de ma mémoire, du moins de ma croyance. Oui, j’efface cette science gribouillée, comme j’efface de mon mieux Sauvagerie, Injustice, Guerre. Et, si l’on faisait des miracles quelque part, je n’irais pas y voir.

Je vois ici qu’un esprit religieux bondit contre moi. « Est-ce honorer son esprit ? Quoi ? Si c’est vrai pourtant ? Quel est cet autre fanatisme ? » C’est tout bonnement un fanatisme qui repousse tout fanatisme. L’esprit n’est pas une poubelle à vérités. L’ordre des vérités, et la manière de les connaître, importent beaucoup. Il y a sans doute quelque vérité dans ce vieux préjugé que les fous connaissent l’avenir ; mais, quand tout l’avenir devrait m’être dévoilé, je ne voudrais point être fou. « Savoir ignorer », voilà une belle devise.

N’importe quel vivant, par sa structure, est un récepteur admirable de toutes ondes, sons, lumière, chaleur, effluves d’orage. Et s’il reste à écouter son corps, je ne vois point de raison pour qu’il ne devine pas et ne pressente pas mille choses, car tout s’annonce partout. Hier, sur mon seuil de campagne, regardant vers Paris par une trouée entre deux collines, je me disais : « À cette heure, la tour Eiffel envoie ses messages. Si je tendais un long fil de cuivre bien isolé, et si j’en approchais un autre fil mis à la terre, j’aurais peut-être une petite étincelle à chaque onde ». Et notre corps est antenne aussi, qui reçoit à tout instant une pluie d’ondes annonciatrices. Il n’y aurait donc qu’à s’abandonner aux impressions, à les amplifier toutes en réagissant sans choix, en somme à faire le fou, pour devenir un prophète passable. Car on est toujours servi par des coïncidences tragiques, et surtout par la foi des autres, qui fait arriver ce que l’on prédit. Il y eut des civilisations où cet art tenait lieu de science, ce qui enlevait à tous le moyen et même la permission de distinguer le vrai du faux. De là tyrannie, sauvagerie, règne des passions.

Nous développons tous un autre genre de civilisation, qui exclut complètement celui-là. Et il faut choisir. L’intelligence ne peut voir clair que si elle repousse d’abord ces perceptions innombrables, continuellement modifiées par le cours du sang et des humeurs. Qui veut être savant renonce à être mage. Il fallait choisir ; on a choisi ; chacun de nous choisit à chaque instant. De là ce parti-pris qui étonne, et qui est peut-être le plus beau courage. Démêler, à tout prix. Repousser cette science animale, qui ramènerait le règne des fous et des méchants. Ne pas entendre les sommations de la crainte et de l’espérance. Un croyant est un homme pour qui sa propre humeur vaut preuve. Et contre cette mauvaise science, de Tibère, de Néron, d’Héliogabale, il faut de la volonté seulement ; non pas l’examen et la discussion d’abord, mais, avant toute démarche, un parti-pris invincible, un refus de croire et de s’émouvoir pour croire. Une impiété délibérée. « À bas les Dieux et les prophètes ! » Maintenant jugez d’après les fruits ; nous commençons à soupçonner ce que c’est que la Justice.