Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/028

Nouvelle Revue Française (1p. 47-48).
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XXVIII

Voici une page d’histoire que j’invente et qui est vraie tout de même. C’est en Sicile que la chose se passe, ou quelque part par là. Pythagore, après quelque profonde leçon sur les nombres, s’est reposé à de nobles entretiens sur le juste et l’injuste. Je les vois dans quelque jardin parfumé, ou sur quelque promontoire. Dans la foule des disciples, je veux mettre Platon et son âme voyageuse, et peut-être Archimède aussi. L’historien m’arrête là, car, dit-il, ces personnages n’ont pas pu se rencontrer. Vais-je expliquer à l’historien inculte qu’il y a plus d’une manière de se rencontrer ? Bah ! je le laisse à ses chronologies.

C’était une nuit d’été, où peut-être, comme hier, la Lune s’était promenée d’une rive à l’autre du ciel, entre Mars et Saturne. Sans doute ils avaient reposé leurs yeux sur les replis de la terre et sur les flots infatigables. Pendant qu’ils tendaient les bras vers leurs destinées humaines, les astres tournaient, et le soleil enfin les surprit. Il me plaît de penser que les cigales et les abeilles firent un beau concert ce matin-là, que quelque pâtre fit sonner sa flûte, et que les chèvres y mêlèrent leurs sonnettes. C’est ainsi que le Penseur, avec ses disciples, s’en revenait d’un pas leste, et tout prêt pour la récompense.

Ut ! Mi ! Sol ! Au détour du chemin, à l’entrée du village, ainsi chantaient les trois marteaux de la forge. S’il n’y avait pas de ces hasards, nous n’aurions rien inventé peut-être. Ut, Mi, Sol, l’accord des lyres ! Pythagore s’arrête ; il pèse les marteaux, constate que ces poids sont entre eux comme des nombres simples, et soudain reconnaît la loi des nombres dans l’harmonie des sons. Ce fut un autre lever de soleil, et une autre lumière sur toutes choses : « Car, dit-il, tout est nombre ». Il n’en dit pas plus ; mais ces paroles résonnent encore parmi nous comme la plus belle chanson humaine.

C’était obscur ; c’était incertain. Les hommes se taisent encore aujourd’hui, dès qu’ils viennent à penser à cette puissance des nombres. Pourquoi une nouvelle planète, comme les nombres l’exigeaient ? Pourquoi la conservation de l’énergie ? Pourquoi des formules, en toutes choses, et des formules qui prédisent ? Pourquoi ces prodigieuses séries d’hydrocarbures, conformes à des séries numériques, et naissant, pour ainsi dire, sous la plume, avant de paraître dans le creuset ? Tout est nombre. Tout est selon les nombres !

Le Penseur qui grattait la terre n’a jamais fait, sans doute, une autre découverte qui valût celle-là. Après plus de deux mille ans, cette belle pensée porte encore des rameaux et des fruits. Les rois n’ont que des statues et des tombeaux. Vainqueurs et vaincus sont pourris, cadavres sur cadavres. Mais l’esprit de Pythagore voyage avec nous. Comme il l’avait dit un autre jour à Platon, les corps périssent, mais les idées bondissent par-dessus les siècles. Voilà notre vraie histoire. Mais l’historien la méprise ; il aime mieux imprimer sérieusement les radotages qu’Hérodote a écrits pour s’amuser.