Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/009

Nouvelle Revue Française (1p. 23-24).
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IX

On estime communément celui qui reste fidèle à ses opinions ; on méprise communément celui qui change d’opinion pour de faibles causes. Cette espèce de jugement moral est ignorée des moralistes ; elle n’en est pas moins un élément de la morale commune. En cela le bon sens est plus clairvoyant que l’esprit vacillant des petits philosophes, selon lesquels la perfection de l’esprit serait de se plier vite et sans résistance à toute preuve, comme un miroir reflète toutes choses. Car c’est plutôt le poète qui est un miroir, et qui ne résiste point aux images vives ; c’est le poète qui, à une messe d’enterrement, ne peut s’empêcher de croire un peu, à cause des tentures sinistres et du « Dies Iræ ». Mais l’homme d’entendement ouvre moins facilement sa porte.

Toutes les démarches d’un Descartes ou d’un fils de Descartes, sont plutôt pour se refuser à croire que pour s’enivrer de croire. Et, comme Montaigne disait déjà, s’il faut croire pour la pratique, comme aux lois, à la politesse, et enfin à des préjugés reçus, ils n’y donnent que leur action, faisant au besoin ce que chacun fait, mais se gardant de prendre leur action pour preuve, et de penser comme vrai ce qu’ils jugent convenable de faire. De là vient que Montaigne semble un esprit flexible et indulgent à lui-même, mais en réalité n’est rien de tel. Ferme au dedans au contraire, et jugeant à portes fermées, sans témoin que lui-même.

Descartes, à mes yeux, est encore plus beau, sortant de son pays, fuyant toutes les preuves de l’exemple au milieu desquelles il a grandi, s’exilant par volonté. Voyageant et errant par discipline, afin d’effacer une coutume par une autre ; et faisant même la guerre sans préférence, pour s’habituer à agir sans croire.

Dans sa pensée même, encore plus exilé : « Je fermerai mes yeux, je boucherai mes oreilles », comme un héros d’Entendement, résolu à ne penser dans son idée que ce qu’il a lui-même défini, au lieu de draguer les idées au râteau, comme fait le poète. Et c’est dans la pure géométrie que l’on voit la puissance d’un parti-pris, et d’une espèce de serment fait à soi-même. Car il est bien plus facile d’essayer par l’expérience, comme fait l’arpenteur ; et de dire : « cela réussit, donc cela est vrai ». Mais c’est trahir son propre esprit. Aussi quand le commun des hommes voit qu’un homme instruit se livre ainsi au vent de l’opinion, il le méprise aussitôt, et juge bien.

Si c’est parce que la République existe ou a l’air d’exister que vous êtes Républicain, vous n’êtes pas Républicain. La vraie République est un parti-pris et une règle posée, à laquelle on pliera l’expérience. Et, si la République est faible, injuste et corrompue dans le fait, c’est le moment de tenir bon pour l’Idée ; autrement ce n’est plus un homme pensant, c’est une loque à tous les vents. De là une secrète préférence aussi pour le monarchiste obstiné qui s’en tient à l’idée, sans se régler sur l’expérience. En tout c’est l’opportunisme qui est vil, et le pire de tout est d’adorer l’opportunisme, et d’en faire doctrine.