Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/008

Nouvelle Revue Française (1p. 22-23).
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VIII

Comme on demandait un jour à l’illustre Newton comment il avait découvert la loi de l’attraction universelle, il répondit : « En y pensant toujours ». La réponse est belle ; elle est d’un homme modeste, qui ne veut point du tout être adoré. Buffon disait dans le même sens : « Le génie n’est qu’une longue patience ». Le bon Descartes a mis cette modestie en doctrine, disant que le bon sens est égal chez tous les hommes, et qu’il n’est point de découverte qu’un esprit ordinaire et même assez lourd ne puisse faire, pourvu qu’il cherche méthodiquement et avec suite.

Ce qui trompe là-dessus les intelligences qui se jugent elles-mêmes trop lentes et trop engourdies pour comprendre les sciences, et à plus forte raison pour découvrir des vérités nouvelles, c’est qu’ils ne pensent pas au temps qu’il faudrait y mettre. Il est vrai que dans ce dressage de perroquets que nous appelons l’instruction, on explique en vitesse et l’on dépasse Descartes à la vingtième leçon ; mais aussi les mieux doués se bornent à répéter et à retenir ; et il n’est pas rare qu’après tous les succès scolaires que l’on voudra, on les retrouve, en somme, assez niais vers la trentaine.

Je crois qu’il faut des années pour bien comprendre la moindre chose. Je crois que ceux qui n’arrivent pas à s’instruire, malgré le vif désir qu’ils en ont, sont des hommes très occupés, qui s’imaginent qu’on doit comprendre n’importe quoi à la minute, si l’on est doué. Moi, je dirais, au contraire, avec Descartes : on est toujours assez doué, si l’on a du temps et de l’obstination. Tout homme a du génie autant qu’il veut.

Je me redisais ces maximes réconfortantes en lisant une tartine sur les miracles de l’inspiration et sur la « psychologie des découvertes », comme ils disent dans leur jargon. Car il est de mode de mettre du mystère partout ; et ils veulent absolument que le mathématicien ou le physicien soit une espèce de poète, qui ne trouve rien par méthode, et tout d’un coup reçoit la grâce au moment où il y pense le moins. C’est une doctrine de curé, d’aristocrate et d’académicien ; elle remet chacun à sa place et cloue l’ouvrier à son établi.

Ils disent que les idées arrivent à l’inventeur tout armées, comme des Minerves. Ils disent que la méthode n’y fait rien et que c’est le mystérieux Inconscient qui élabore les fruits de l’invention. Je voudrais bien comprendre ce qu’ils veulent dire. Je voyais l’autre jour un de ces hommes supérieurs, assez connu pour être inattentif aux petites choses. Comme il me regardait sans me voir et me répondait sans m’avoir entendu, je me disais : « Il suit quelque idée ; mais il ne sait pas plus qu’il la suit qu’il ne sait qu’il me parle ». L’extrême attention s’ignore elle-même, et c’est assez naturel. Quand on fait vigoureusement attention, on ne peut faire attention à ceci qu’on fait attention. C’est dans les moments de repos que l’on sait à quoi on pense. Et voilà pourquoi, de bonne foi, ils disent : « J’ai trouvé cela tout d’un coup, au moment où je montais dans le tramway. Je n’y avais pas pensé depuis huit jours ». Eh, qu’en savent-ils ? Seulement ils choisissent cette manière de dire, parce qu’elle les rend admirables. Les curés applaudissent, parce qu’ils aiment l’inégalité. Et les nigauds applaudissent, parce qu’ayant essayé de comprendre en un quart d’heure ce que Newton a compris en vingt ans, ils n’y sont pas arrivés. Modestie est fille d’impatience.