Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/010

Nouvelle Revue Française (1p. 24-26).
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X

Un grand ami à moi exprime souvent une idée assez forte, c’est que les hommes ne changent point, et que, depuis leurs vingt ans jusqu’à la dernière vieillesse, ils pensent toujours la même chose, s’ils pensent. Cette affirmation choque au premier moment ; mais que chacun l’éprouve en l’appliquant à ses amis ou à lui-même, il comprendra en quel sens c’est vrai.

Il y a des idées communes, et il y a des individus. Dès qu’un individu est doué d’intelligence, il peut tout comprendre ; et, en ce sens, s’il travaille, il s’enrichira toute sa vie. Mais chacun a sa manière de saisir une idée commune, et chacun y laisse l’empreinte de ses doigts ; ou alors il ne la tient pas bien. Avec cet ami dont je parle, nous nous comprenons à demi-mot ; il n’y a pas une idée importante sur laquelle nous ne tombions d’accord en quinze paroles, comme si nous courions tous deux sur la même piste et vers le même but ; tantôt c’est lui qui touche le premier, tantôt c’est moi ; mais, c’est toujours le même poteau, et l’un pose sa main sur la main de l’autre. J’en puis citer un troisième, avec qui j’ai eu une familiarité moins longue, mais que je trouve aussi dans mes chemins. Cela m’a fait voir, par l’expérience, ce que c’est que le sens commun.

Mais avec cela nous faisons trois mousquetaires de la plume aussi différents que l’on voudra, par l’humeur, par les goûts, par le ton, par le style ; après vingt ans, je les revois comme ils étaient, seulement un peu plus définis encore ; chacun d’eux est lui-même, comme un cheval est un cheval, comme un crocodile est un crocodile.

Aussi faut-il dire que certaines idées ont plus de racines que d’autres, dans un homme, et y poussent mieux. Chaque esprit a ses productions naturelles, comme chaque terrain. Vous semez d’autres idées ; vous les faites réussir par culture ; mais la plante naturelle profite aussi du jardinage, et n’en pousse que plus dru. Peut-être pourrait-on dire que la culture est plus utile à l’individu, pour son bonheur et son équilibre, mais que les sauvageons qu’il fait pousser sont plus utiles aux autres.

Mais laissons tout ce jardinage. Chacun a des idées qui lui vont, et que sa nature produit plus volontiers ; il pourra comprendre les autres, mais il n’exprimera jamais bien que celles-là ; avec bonheur, alors, avec force, par l’harmonie de l’humeur, des gestes, et de la chose. Qui fournit l’image juste ? Il faut que ce soit l’instinct complice. Mais aussi on peut avoir un génie en soi et n’en rien faire, souvent par l’excès de la culture. De là des penseurs de carnaval.

Le génie suppose une idée commune portée et nourrie par l’instinct et les humeurs. Si l’idée n’est pas une idée commune, ce n’est que folie ou manie ; mais aussi, quand l’idée commune est contre l’instinct et les humeurs, elle rend l’individu raisonnable, sans doute, mais en même temps ennuyeux. Il faut les deux ; il faut que les passions s’accordent avec une idée vraie ; sans quoi vous n’aurez ni éloquence, ni poésie, ni prise sur les autres. Voilà comment un lieu commun vieux comme les rues sera profond et beau par le naturel.