Les Problèmes de l’esthétique contemporaine/Le principe de l’art et de la poésie

LIVRE PREMIER
LE PRINCIPE DE L’ART ET DE LA POÉSIE

J’observais l’autre jour un très jeune enfant qui jouait dans une chambre : un rayon de soleil étant venu à passer au travers des volets fermés, l’enfant courut vers ce trait lumineux qui fendait l’air, pour essayer de le saisir entre ses mains ; à son grand étonnement, la clarté blanche se déroba à ses prises : elle était seulement dans son œil. L’humanité a fait, dans le cours des temps, bien des découvertes analogues. Le beau et le bien, après avoir été considérés longtemps comme des réalités métaphysiques, tendent pour ainsi dire à rentrer en nous ; ce ne sont plus, aux yeux des savants modernes, que les effets de notre propre constitution intellectuelle. Le beau, par exemple, selon l’école de l’évolution, se ramène à une certaine espèce de plaisir, lié comme tout plaisir au développement de la vie : supprimez les êtres vivants dans l’univers, vous en supprimez le beau, de même qu’en ôtant l’œil, vous ôtez la lumière et les couleurs. Toute la poésie de la nature est dans les cerveaux humains.

En esthétique comme en métaphysique, la critique de Kant a devancé sur plus d’un point l’empirisme anglais. Le premier, Kant opposa nettement — et même avec excès — l’idée de beauté à celles d’utilité et de perfection ; il ramena le beau à l’exercice désintéressé, au « libre jeu de notre imagination et de notre entendement. » Schiller, formulant avec plus de clarté la même pensée, en vint à dire que l’art était par essence un jeu. L’artiste, au lieu de s’attacher à des réalités matérielles, cherche l’apparence et s’y complaît ; l’art suprême, c’est celui où le jeu atteint son maximum, où nous en venons à jouer, pour ainsi dire, avec le fond même de notre être : telle est la poésie, et surtout la poésie dramatique. De même, dit Schiller, que les dieux de l’Olympe, affranchis de tout besoin, ignorant le travail et le devoir, qui sont des « limitations de l’être, » s’occupaient à prendre des personnages de mortels pour jouer aux passions humaines ; — « ainsi, dans le drame, nous jouons des exploits, des attentats, des vertus, des vices, qui ne sont pas les nôtres. »

La théorie de Kant et de Schiller se retrouve chez Herbert Spencer et chez la plupart des esthéticiens contemporains, mais formulée plus scientifiquement et rattachée à l’idée de l’évolution[1]. Même en France, les disciples de Kant finissent par s’accorder avec ceux de M, Spencer sur l’analogie qui existe entre le plaisir du beau et le plaisir du jeu[2]. Enfin, en Allemagne, l’école de Schopenhauer considère aussi l’art comme une sorte de jeu supérieur, propre à nous consoler quelques instants des misères de l’existence et à préparer un plus entier affranchissement par la morale.

Quelque complet que semble l’accord des écoles actuelles sur l’identité de l’art et du jeu, il est permis de se demander si la théorie, aujourd’hui en faveur, a bien saisi la vraie nature des sentiments esthétiques. En s’attachant d’une manière exclusive au plaisir de la contemplation pure et du jeu, en voulant désintéresser l’art du vrai, du réel, de l’utile et

du bien, en favorisant ainsi une sorte de dilettantisme, n'a-t-elle point méconnu le caractère sérieux et pour ainsi dire vital du grand art ? C'est là un premier et important problème, sur lequel se porte aujourd'hui l'attention de tous ceux qui s'intéressent aux destinées de l'art en général et particulièrement de la poésie.

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CHAPITRE PREMIER
LE PLAISIR DU BEAU ET LE PLAISIR DU JEU

I. — Il est un point que l’école anglaise a eu le mérite de bien mettre en lumière : c’est le rôle du jeu dans l’évolution des êtres vivants. Les animaux très inférieurs ne jouent guère ; ceux qui, « grâce à une meilleure nutrition, » ont un surcroît d’activité nerveuse, éprouvent nécessairement le besoin de le dépenser : ils jouent. Tout organe qui est resté longtemps en repos est comme une pile chargée d’électricité en tension croissante, qui demande à se décharger par l’action. M. Spencer cite l’exemple des rats rongeant même ce qui ne peut les nourrir, afin d’occuper l’activité de leur système dentaire ; — des chats qui, dans la vie tranquille où nous les avons réduits, éprouvent cependant le désir d’exercer leurs griffes et, à défaut de proie, égratignent une chaise ou un arbre ; — des girafes, habituées dans les hautes forêts à cueillir les branches d’arbres avec leur langue et qui, en captivité, continuent d’utiliser leur langue à tirailler les parties intérieures du toit ou à aplanir les angles supérieurs des portes. Des organes moins grossiers, comme les yeux et les oreilles. n’éprouvent pas un moindre besoin d'activité : de là cette gêne, cette souffrance vague que nous cause le silence absolu des hauts sommets ou des mines très profondes. On comprend donc que tout organe saisisse avec plaisir une occasion de s'exercer, même si cette occasion n'est pas utile et sérieuse. Le jeu, chez les animaux, consiste à simuler les actes ordinairement utiles pour leur existence ou pour celle de leur espèce : ces actes, en effet, par cela même qu'ils sont les plus habituels, offrent au trop-plein de force nerveuse une pente facile et des voies d'écoulement. Le chat et le lion guettent une boule, bondissent et la roulent sous leurs griffes : c'est la comédie de l'attaque. Le chien court après une proie imaginaire ou fait semblant de combattre avec d'autres chiens : il s'irrite par la pensée, montre les dents et mord à la surface. La lutte pour la vie, simplement simulée, est donc devenue un jeu. Il en est de même chez les hommes. Les jeux des enfants, celui de la poupée et celui de la guerre, sont la comédie des occupations humaines. Outre le plaisir de l'imitation, il faut voir là, selon M. Spencer, le plaisir de mettre en œuvre des énergies encore inoccupées, des instincts inhérents à la race. Dans presque tous les jeux, la satisfaction la plus grande est de triompher sur un antagoniste ; or l'amour de la victoire est, comme la victoire même, une condition d'existence pour toute espèce vivante ; aussi avons-nous un perpétuel besoin de le satisfaire. À défaut de triomphes plus difficiles, tel ou tel jeu d'adresse nous suffit. Sans le savoir, un pacifique joueur d'échecs obéit encore à l'esprit conquérant de ses ancêtres. Nous avons tous un certain besoin de nous battre, qui se traduit dans les salons par des traits bien aiguisés, comme ailleurs par des jeux de mains, comme chez les animaux par de petits coups de dents ou de griffes donnés et reçus sans fâcherie. Le combat est donc l’une des sources les plus profondes du jeu, et tout jeu, chez les peuples encore sauvages, tend à prendre ouvertement la forme d’un combat : leurs danses, leurs chants sont en partie une représentation de la guerre. On pourrait donc, en continuant la pensée de M. Spencer, aller jusqu’à dire que l’art, cette espèce de jeu raffiné, a son origine ou du moins sa première manifestation dans l’instinct de la lutte, soit contre la nature, soit contre les hommes ; il est resté même aujourd’hui, pour notre société moderne, une sorte de dérivatif ; c’est un emploi non nuisible du surplus de forces devenues libres par la pacification générale, et il constitue dans le mécanisme social comme une soupape de sûreté.

Nous pouvons comprendre maintenant comment le jeu nous cause du plaisir, en employant le superflu de notre capital de force. Passons, avec les partisans de l’évolution, à l’analyse du plaisir esthétique proprement dit. Ce qui le caractérise, suivant M. Spencer, c’est qu’il n’est pas lié aux fonctions vitales, c’est qu’il ne nous apporte aucun avantage précis ; le plaisir des sons et des couleurs, ou même celui des odeurs subtiles, naît d’un simple exercice, d’un simple jeu de tel ou tel organe, sans profit visible ; il a quelque chose de contemplatif et d’oisif : c’est une jouissance de luxe. Quand nous entendons à la campagne la cloche du dîner, ce son n’est pour nous qu’un appel, et, en l’entendant, ce n’est pas à lui que nous faisons attention, c’est au repas qu’il annonce ; au contraire, un carillon flamand nous forcera à l’écouter pour lui-même ; il ne nous annoncera rien, il ne nous servira à rien, et cependant il nous sera agréable. M. Spencer, en analysant le sentiment du beau, finit par arriver à une conséquence assez curieuse, déjà exprimée par Kant : c’est que le sentiment du beau est plus désintéressé que celui même du bon et du juste. En effet, M. Spencer, comme Darwin et toute l’école évolutionniste, donne pour origine première aux sentiments moraux le besoin et l’intérêt ; les sentiments esthétiques, au contraire, se ramenant au jeu, sont plus purs de toute idée utilitaire. Le beau a tout ensemble cette infériorité et cette supériorité sur le bien, qu’il est inutile. « Ce n’est pas le cri du désir, avait dit Schiller, qui se fait entendre dans le chant mélodieux de l’oiseau. »

Tels sont les principes généraux qui dominent la théorie évolutionniste du beau.

Pour compléter cette théorie, nous ajouterons que, si l’art ne sert pas à la vie d’une façon directe et immédiate, il finit par en aider le plein développement ; selon nous, c’est une gymnastique du système nerveux, une gymnastique de l’esprit. Si nous n’exercions tour à tour tous nos organes de la manière la plus complexe, il se produirait en nous une sorte de pléthore nerveuse, suivie d’atrophie, La civilisation humaine, qui multiplie en chacun de nous les capacités de toute sorte et qui en même temps, par une véritable antinomie, divise à l’excès les fonctions, a besoin de compenser par les jeux variés de l’art l’inégalité de travail à laquelle elle contraint nos organes. L’art a ainsi son rôle dans l’évolution humaine : son extinction en marquerait peut-être la fin ; son progrès a coïncidé jusqu’ici avec celui de la vie et de la civilisation : quoi qu’on en puisse dire, il y a donc des raisons d’espérer que l’art jouera dans l’existence de l’homme un rôle de plus en plus considérable. Notre organisme, en se perfectionnant, en viendra à économiser toujours plus de force, comme le font nos machines ; de cette manière il en aura toujours davantage en réserve ; or, nous le savons, c’est l’art qui doit employer le surplus de force non utilisé dans la vie courante. L’art ira ainsi doublant et triplant notre existence : une vie d’imagination se superposera à l’existence réelle, et c’est en elle que se répandra tout le trop-plein de nos sentiments ; elle sera la perpétuelle revanche de nos facultés non employées. On peut concevoir que l’art, ce luxe de l’imagination, finisse par devenir une nécessité pour tous, une sorte de pain quotidien[3].


II. — Malgré la vérité que renferme, ainsi complétée, la théorie évolutionniste du beau, elle ne nous semble pas à l’abri de sérieuses ol)jections.

D’abord, si tout art est un jeu et si tout jeu n’est pas de l’art, comment distinguerons-nous l’un de l’autre ? Selon M. Grant Allen, le jeu serait « l’exercice désintéressé des fonctions actives (course, chasse, etc.), » l’art, celui des fonctions réceptives (contemplation d’un tabloau, audition de la musique). Cette définition, qui enlève à l’action tout caractère esthétique, nous semble inacceptable. Il s’ensuivrait qu’un mouvement gracieux ne serait tel que pour les yeux des spectateurs et ne causerait aucun plaisir d’artiste à celui qui l’exécute. Les mouvements rythmés, la danse, perdraient en eux-mêmes toute valeur esthétique. Loin de contrarier ainsi le plaisir esthétique, le jeu des muscles, lorsqu’il est modéré, nous paraît y entrer comme élément. — En outre, distinguer la pure sensation de l’action est presque impossible : toute perception suppose un jeu de muscles et non pas seulement de nerfs ; l’œil juge la distance par des sensations musculaires ; l’organe vocal et les muscles de l’oreille nous fournissent des éléments essentiels dans l’appréciation du son. Il est impossible de dédoubler notre être, de supposer qu’en nous cela seul est esthétique qui est passif. Au contraire, dans les grandes jouissances de l’art, voir et faire tendent à se confondre ; le poète, le musicien, le peintre éprouvent un plaisir suprême à créer, à imaginer, à produire ce qu’ils contemplent ensuite. L’auditeur lui-même ou le spectateur jouit d’autant plus qu’il est moins passif, qu’il a une personnalité plus tranchée, que l’œuvre admirée est pour lui un sujet plus riche de pensées propres et comme un germe d’actions possibles. Lire un roman, c’est le vivre en une certaine mesure, à tel point que, si nous le lisons tout haut, nous tendons à mimer par le ton de la voix, quelquefois par le geste, le rôle des personnages. Dans une salle de théâtre, les acteurs ne sont pas les seuls à jouer la pièce ; les spectateurs aussi la jouent pour ainsi dire intérieurement : leurs nerfs vibrent à l’unisson, et lorsque le principal héros épouse à la fin de la pièce quelque amante adorée, on peut dire que toute la salle ressent un peu de son bonheur. En général, la vivacité du plaisir esthétique est proportionnée à l’activité de celui qui l’éprouve : un exécutant et un artiste inspirés jouissent donc eux-mêmes plus que leurs auditeurs.

Ainsi nous voyons s’effacer la distinction établie par l’école de l’évolution entre le jeu et l’art. Dirons-nous donc que tout jeu renferme des éléments esthétiques ? — Cette doctrine est plus conséquente, et elle est vraie. Le jeu, en effet, est l’art dramatique à son premier degré. Même quand il est purement physique, il est une mise en œuvre de la force et de l’adresse, deux qualités essentiellement esthétiques : l’impuissance et la gaucherie ont en elles-mêmes quelque chose de laid et de grotesque. Au fond, ce n’est pas sans raison que la supériorité dans les jeux de force ou d’adresse a été de tout temps considérée comme une qualité esthétique, un moyen pour un sexe de captiver l’autre. Le jugement féminin est peut-être sur ce point plus sûr que celui de nos savants.

Déjà nous avons beaucoup agrandi la définition du beau donnée par MM. Grant Allen et Spencer. Mais l’esthétique ne commence-t-elle vraiment qu’avec le jeu ? Tout ce qui est sérieux en nous cesse-t-il d’être beau ? Toute action qui a un but en dehors d’elle-même, toute action utile ne peut-elle nous apparaître comme belle sous le même rapport ? On se rappelle avec quel soin M. Spencer sépare le beau de l’utile. M. Grant Allen est plus précis encore : suivant lui, parmi les œuvres humaines, tout ce qui n’est pas expressément fait en vue d’un jeu de nos organes ou de notre imagination, tout ce qui n’est pas de l’art pour l’art, serait dépourvu de beauté ; on peut sans doute admirer une œuvre savamment adaptée à tous les besoins, comme une halle, une gare, etc. ; mais tout cela ne saurait être beau. L’industrie et l’art vont en sens contraire. En systématisant la pensée de MM. Spencer et Grant Allen, il faudrait dire que la caractéristique d’un objet beau, c’est de n’avoir pas de but ou d’avoir un but simulé et imaginaire. La beauté consisterait avant tout dans l’inutilité, dans une sorte de tromperie que nous nous ferions à nous-mêmes : le sculpteur s’amuse avec son marbre et son ciseau comme le jeune lionceau avec la boule de bois placée dans sa cage. Aussi un objet beau, en tant que beau, ne répondrait-il jamais à un véritable besoin et ne pourrait-il exciter en nous ni désir ni crainte. Si une statue nous rendait amoureux comme Pygmalion, le but de l’art serait manqué ; de même, toute la beauté d’un drame tient à la fiction, et si les grandes scènes en étaient réalisées sous nos yeux, elles nous épouvanteraient. Ce qui est réel et vital exclurait donc par soi-même la beauté. Nous devons examiner avec soin cette théorie, partagée aujourd’hui par tant de penseurs.

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CHAPITRE II
LE PLAISIR DU BEAU EST-IL EN OPPOSITION AVEC LE SENTIMENT DE L’UTILE, LE BESOIN ET LE DÉSIR ?

Dans les objets extérieurs — par exemple un pont, un viaduc, un vaisseau — l’utilité constitue toujours, comme telle, une certaine beauté ; cette beauté se résout tantôt dans une satisfaction de l’intelligence, qui trouve la chose bien adaptée à sa fin, tantôt dans une satisfaction de la sensibilité, qui trouve cette fin agréable et qui en jouit. Le charme de l’utile est donc à la fois dans son caractère ingénieux et constamment agréable. Un voiturier passant sur un chemin s’écriera avec enthousiasme : « La belle route ! » Par cette épithèle, il désignera tout à la fois l’art savant avec lequel elle a été construite et la facilité que rencontre sa voiture à glisser sur la chaussée unie, sans secousses et sans obstacles.

Sans doute ce charme de l’utile, que sentait si bien Socrate, n’est pas du genre le plus élevé. Dire, avec un certain réahste, que les halles centrales de Paris sont le plus splendide monument de l’architecture moderne. c'est assurément aller un peu loin ; mais refuser, avec M. Grant Allen, tout caractère esthétique à la disposition des parties en vue d'une fin « confortable, » c'est se rejeter dans un excès contraire. M. Grant Allen, sans peut-être le savoir, tombe dans l'erreur de Kant : ce dernier, à force de séparer le beau de l'utile, finissait par l'opposer entièrement au rationnel ; il en venait à dire qu'une arabesque capricieuse est vraiment plus belle qu'une jolie femme, parce que nous concevons et imposons à tout visage humain un type de beauté trop nécessaire et trop raisonné. L'architecture, un art que M. Grant Allen oublie trop dans son Esthétique physiologique, fut à l'origine tout utilitaire[4]. Même maintenant, pour qu'un édifice nous plaise, il faut qu'il nous paraisse accommodé à son but, qu'il justifie pour notre esprit l'arrangement de ses parties ; une maison ornementée avec beaucoup d'élégance, mais où rien ne semblerait fait pour la commodité de l'habitation, où les fenêtres seraient petites, les portes étroites, les escaliers trop raides, nous choquerait comme un non-sens esthétique. Au contraire, toute organisation de parties, par rapport à une fin, constitue un ordre, une harmonie, et depuis longtemps on a uni la beauté et l’ordre. De même que l’exercice facile de la vue offre par lui-même un caractère esthétique (c’est pour cette raison, nous le verrons plus tard, qu’on préfère les lignes courbes aux lignes brisées, plus difficiles à suivre), ainsi l’exercice aisé et rapide de ce qu’on a appelé « l’œil de l’esprit » est par lui-même agréable et beau ; or, cet exercice est toujours facilité par la disposition des choses en vue d’une fin et pour ainsi dire autour d’un centre conçu par la pensée. Nous aimons à retrouver dans les choses la manifestation de notre intelligence, à y voir marquée la trace de ce qu’il y a de supérieur en nous. En même temps, nous aimons à y reconnaître un caractère agréable fixé d’une manière définitive ; un objet qui semble toujours prêt à nous rendre service, à nous faire plaisir, et qui n’est Hé d’ailleurs indirectement à aucune association désagréable, ne saurait tarder beaucoup à nous paraître beau.

Ainsi, dans les objets extérieurs, l’utihté semble être un premier degré de beauté. Passons maintenant des objets au sujet sentant. À l’utilité répond chez l’être sentant un besoin ; ce besoin, devenu conscient, donne lieu à un désir : recherchons donc si le désir peut être par lui-même la source d’émotions esthétiques.


Désirer, aimer (l’amour se réduit en partie au désir), n’est-ce pas dans une certaine mesure admirer ? — Pour notre part nous croyons qu’un désir, un amour quelconque produit dans tout notre être une excitation diffuse qui est agréable et tend à devenir esthétique, à condition que le désir ne soit pas trop violent.

Nous nous trouvons ici en butte à des objections importantes de M. Spencer. Ce dernier considère le besoin et le désir qui en naît comme excluant toute émotion esthétique. Défendant contre nous sa théorie[5], il pose ce principe : « rechercher une fin comme servant à la vie — c’est-à-dire comme bonne et utile — c’est nécessairement perdre de vue son caractère esthétique, » M. Spencer reprend ensuite l’exemple des halles de Paris et fait la supposition suivante : « Je suis en quête de nourriture, j’ai à trouver le marché des subsistances ; suivant des directions données, je découvre le marché central de Paris, et enfin, le reconnaissant comme tel, j’y procède à mes achats et commissions ; — je me sers alors de mes perceptions visuelles en vue de l’alimentation, pour des fins destinées à soutenir la vie. Quand j’use ainsi de mes pouvoirs visuels, j’en use d’une façon que je regarde comme en antithèse avec leur usage pour une action esthétique… Aussi longtemps que, dans de tels cas, l’esprit est purement occupé à guider des intérêts pour le maintien de la vie, il n’est le siège d’aucun sentiment esthétique. »

— Sans doute, répondrons-nous ; car, pour éprouver un plaisir esthétique, encore faut-il d’abord éprouver un plaisir quelconque ; il n’y a rien d’esthétique dans un état indifférent et neutre, et tel est précisément celui que M. Spencer prend comme exemple. Au lieu de supposer un besoin ou désir suivi d’un plaisir chez le personnage en quête des halles de Paris, il ne suppose qu’une suite d’efforts, de raisonnements et de calculs : or, le raisonnement est opposé au sentiment en général, à plus forte raison au sentiment esthétique. Acheter des aliments, faire des commissions, trouver son chemin, débattre des prix, n’est une besogne ni agréable ni belle ; mais aussi est-elle d’une utilité encore lointaine et générale, car elle ne produira son effet que quand l’heure du désir sera venue. Mais supposons qu’un voyageur, fatigué d’une longue course d’été, aperçoive aux halles un panier rempli de raisins ou de pèches savoureuses, capables, comme disait La Fontaine, de se faire par avance manger des yeux ; éprouvera-t-il, en avançant la main vers ces fruits, juste le contraire, juste « l’antithèse » du plaisir esthétique ? Nous ne le croyons pas ; nous croyons au contraire que certaines sensations de ce genre sont dignes d’être mises en comparaison de telle jouissance esthétique très élémentaire[6].

« Aussi longtemps, continue M. Spencer, que ma conscience est occupée à la fin que je poursuis, les sentiments qui accompagnent les activités déployées dans cette poursuite ne sont qu’incidentellement reconnus, ils n’emplissent pas la conscience ; mais, quand on ne poursuit plus de fin servant à la vie, alors les sentiments qui accompagnent l’action des facultés consacrées à cette poursuite et les plaisirs concomitants peuvent y être distinctement appréciés. » — Mais, dirons-nous, tout plaisir intense est toujours « distinctement apprécié par la conscience ; » or, il n’est pas de plaisirs plus intenses que ceux qui répondent à la satisfaction d’un besoin vital : ils « remplissent la conscience » beaucoup mieux que telle jouissance esthétique élémentaire, par exemple celle que nous donne la vue d’une tache lumineuse sur un fond obscur ou l’audition d’une note de musique isolée. Il nous paraît donc impossible, pour cette raison, de considérer le désir et sa satisfaction comme essentiellement antiesthétiques ; au contraire, en projetant toute la lumière de la conscience sur leur objet, ils peuvent le transfigurer et lui créer de toutes pièces une certaine beauté. Chaque fois qu’un désir est puissant et continu, il tend à grouper autour de lui toutes nos activités, à devenir, pour ainsi dire, le centre d’attraction de l’âme humaine : c’est le cas pour le désir sexuel, foyer perpétuel de nombreux sentiments esthétiques.

La vie humaine est dominée par quatre grands besoins ou désirs, qui correspondent aux fonctions essentielles de l’être : respirer, se mouvoir, se nourrir, se reproduire. Nous croyons que ces diverses fonctions peuvent toutes revêtir un caractère esthétique. La première semble indifférente au premier abord ; pourtant, il est peu d’émotions plus profondes et plus douces que celle de passer d’un air vicié à un air très pur, comme celui des hautes montagnes. Respirer largement, sentir le sang se purifier au contact de l’air et tout le système distributeur reprendre activité et force, c’est là une jouissance presque enivrante à laquelle il est difficile de refuser une valeur esthétique. La ballade écossaise n’a-t-elle pas chanté avec raison « l’air, l’air libre, qui fouette le visage et fait courir le sang ? » — La fonction de nutrition, si intimement liée à la précédente, n’est pas plus exclusive de l’émotion esthétique. Le sentiment de la vie réparée, renouvelée, rejaillissant partout du fond de l’être, la sensation du sang qui court plus chaud dans les membres, le réveil de la vie saisi directement par la conscience, — tout cela constitue une harmonie véritable et profonde qui, en elle-même, a sa beauté. Pour bien le comprendre, il faut se rappeler ces convalescences où la prostration est si grande que le moindre aliment amène une sorte de renaissance physique et morale, une reprise de possession de soi. En l’état de santé, quand on écoute au fond de soi, on entend toujours une sorte de chant sourd et doux : se sentir vivre, n’est-ce pas là le fond de tout art comme de tout plaisir ? — De même, il est doux et esthétiquement agréable de manifester au dehors la vie intérieure. Bien avant la danse et les mouvements rythmés, la simple action de se mouvoir a pu fournir à l’homme des émotions d’un genre élevé. Le libre espace a lui-même quelque chose d’esthétique, et un prisonnier le sentira bien. On se rappelle ces vers de Victor Hugo :


Oh ! laissez, laissez-moi m’enfuir sur le rivage,
Laissez-moi respirer l’odeur du flot sauvage !
Jersey rit, terre libre, au sein des sombres mers…


Outre l’idée morale et politique (que nous négligeons). il y a dans ces vers une sorte d’épanouissement physique : c’est l’ivresse de la liberté en son sens à la fois le plus élevé elle plus matériel, l’ivresse de la fuite, de la course en plein vent, du retour à la vie presque sauvage des champs et des grèves. — Si, des fonctions de nutrition et de locomotion, nous passons à celles de reproduction, leur importance au point de vue esthétique nous paraîtra encore plus considérable. L’amour, même sous la forme du désir, n’est-il pas un élément qui, plus ou moins voilé, joua toujours un grand rôle dans la poésie ? Il entre aussi comme élément essentiel dans le plaisir que nous causent les belles formes ou les belles couleurs de la statuaire et de la peinture, les sons doux, caressants ou passionnés de la musique. Le type de l’émotion esthétique est l’émotion de l’amour, toujours mêlée d’un désir plus ou moins vague et raffiné. La beauté supérieure, quoi qu’en dise Kant, est la beauté féminine ; or, les qualités que nous trouvons les plus dignes d’admiration chez la femme sont aussi, en grande partie, celles qui sont de notre part l’objet du désir. Une belle femme, pour un homme du peuple, est une femme grande, vigoureuse, aux fraîches couleurs, aux formes amples, et c’est aussi celle qui peut le mieux satisfaire l’instinct sexuel. Si, dans les classes élevées de la société, l’idée du beau ne correspond plus aussi exactement avec les besoins primitifs de la race et de l’individu, c’est que ces besoins mêmes se sont modifiés d’une manière générale et épurés peu à peu. La plus belle femme, à nos yeux, est toujours celle qui correspond le mieux aux aspirations de notre être individuel, aux sentiments et aux tendances qui nous sont communes avec notre époque. Il y a longtemps qu’on l’a dit : aimer, c’est avoir le vague sentiment de ce dont on a besoin pour se compléter soi-même, physiquement ou moralement. Or l’amour, croyons-nous, est plus ou moins présent au fond des principales émotions esthétiques. L’admiration même n’est-elle pas un amour qui commence et n’a-t-elle pas dans l’amour son achèvement, sa plénitude ? Dira-t-on qu’aimer une femme, c’est cesser de la trouver belle ? Certes l’art est pour une notable partie une transformation de l’amour, c’est-à-dire d’un des besoins les plus fondamentaux de l’être. Considérer le sentiment esthétique indépendamment de l’instinct sexuel et de son évolution, nous semble donc aussi superficiel que de considérer le sentiment moral à part des instincts sympathiques, où l’école anglaise elle-même voit la première origine de la moralité.

Si les organes de la vue ou de l’ouïe, qui n’intéressent que peu les grandes fonctions vitales, nous fournissent pour cette raison des perceptions presque indifférentes et sans désir, ni douloureuses, ni très agréables en elles-mêmes, c’est plutôt là une infériorité qu’une supériorité au point de vue esthétique. Nous verrons plus tard comment, dans la littérature et la poésie, on s’efforce de suppléer à ce défaut de nos deux sens les plus intellectuels et les plus abstraits. Non seulement ces sens ne nous fournissent pas seuls nos émotions esthétiques, mais de plus nous croyons qu’ils n’ont pas été au début et ne sont pas toujours aujourd’hui les vrais juges du beau. Ce qui plaît à nos yeux par exemple, c’est bien souvent ce qui plaît à nos autres sens, plus directement liés aux fonctions vitales. De même que le tact semble avoir appris à l’œil à juger des vraies dimensions de l’espace, de même, c’est le tact qui, aidé du goût, de l’odorat, de tous les sens vitaux, a enseigné le plus souvent aux yeux ce qu’il fallait, admirer, rechercher, aimer. Les formes et les couleurs qui ont plu d’abord aux animaux ont dû être celles des choses propres à les nourrir[7]. Chez les gens du peuple et les hommes primitifs, l’œil et l’oreille, au lieu de décider immédiatement ce qui est beau ou laid, ne font qu’enregistrer le jugement des autres sens. « Quelle est cette jolie plante ?» demandais-je à une fillette des Pyrénées. — « Ce n’est rien, cela ne se mange pas. » — Le besoin et le désir, c’est-à-dire l’agréable, c’est-à-dire encore ce qui sert à la vie, voilà le critérium primitif et grossier de l’esthétique. Un beau pays est encore pour les gens du peuple un pays riche où l’on mange abondamment ; pour un marin la mer semblera belle lorsqu’elle sera sûre, et laide précisément lorsque le touriste admirera ses grandes vagues blanches ; pour un cultivateur les charmants coquelicots rouges et les bluets sont une tache et une laideur dans un champ de blé. Un Américain trouvait l’Angleterre bien plus belle que son pays, parce qu’on y peut faire des milles sans rencontrer un arbre ailleurs que dans les haies. M. Grant Allen cite un paysan d’Hyères qui, félicité sur la vue que sa maison offrait du côté de la mer, se tourne à l’opposé, vers la plaine plantée de choux, et s’écrie : « En effet, il y a là une vue magnifique. « Le beau semble en grande partie dérivé du profitable et du désirable ; pour faire la genèse du sentiment esthétique, il faut faire l’histoire des besoins et des désirs humains[8].

Nous objectera-t-on que le désir est essentiellement égoïste et divise les êtres, tandis que le plaisir esthétique les rapproche toujours dans la même jouissance et les unit ? Nous n’admettons pas cet égoïsme irrémédiable du désir et des plaisirs qui y sont liés : tout est relatif. Il est des cas où le plaisir esthétique est lui-même exclusif ; ces cas sont seulement plus rares et ils le deviendront chaque jour davantage. Le pauvre peut-il connaître aujourd’hui, si ce n’est par hasard, tel ou tel chef-d’œuvre d’art que possèdent les riches amateurs ? Peut-il entrer gratis dans les salles de concert ? Si les beautés de la littérature et de la poésie sont plus à la portée de tout le monde, cela tient à l’invention de l’imprimerie. La vue même de la beauté féminine n’est pas libre dans tous les pays ; en Orient le propriétaire d’une jolie femme cache précieusement sous un voile cet objet d’art. La beauté a été assez rarement un moyen de rapprocher et d’unir ses divers amants. Si les Grecs firent jadis la guerre pour Hélène, ils ont failli se battre encore aujourd’hui, d’une bourgade à l’autre, au sujet de l’Hermès de Praxitèle, que plusieurs petites villes voulaient posséder à la fois. En Italie, on n’a pas encore pardonné aux Français d’avoir enlevé, dans les musées, un certain nombre d’œuvres d’art. Si de nos jours, sous l’influence de la civilisation, l’art tend, comme toute chose, à devenir généreux et à dépouiller l’égoïsme primitif, il ne faut pas en conclure que le désintéressement moral lui soit essentiel.

Il est sans doute un point, nous le verrons plus tard, où l’émotion esthétique la plus haute se confond entièrement avec le sentiment moral : alors beauté et moralité ne font plus qu’un. Mais cette parfaite identité ne se montre pour ainsi dire qu’au plus haut degré de l’échelle. Aux degrés inférieurs l’émotion esthétique ne diffère plus autant des autres émotions. Celles-ci ne demandent pas mieux que d’être partagées quand le partage ne les diminue pas et même les augmente. Jouir ensemble ou souffrir ensemble établit toujours un certain lien sympathique enlre les êtres ; il est doux de sentir toute une foule traversée en même temps que soi par une même émotion, que cette émotion soit esthétique, morale, ou même simplement intéressée. Si on se réunit le soir pour faire de la musique, on se réunit aussi pour prendre le thé, pour dîner, pour causer politique ou affaires. L’humanité aime toujours à mettre en commun plaisirs et peines, à condition, encore une fois, que le plaisir même ne soit pas altéré par le partage. Et, Dieu merci, la rose sentie par plusieurs ne perd pas son parfum, l’ombre d’un jardin peut abriter bien des amis, un ruisseau peut calmer bien des soifs, un air pur enivrer bien des poitrines, un concert dans une salle sonore et vaste charmer bien des oreilles, un joli visage ou un beau tableau attirer bien des regards sans se déflorer.


En somme, rien de plus inexact que ette entière opposition établie par Kant et l’école anglaise, comme par Cousin et Jouffroy, entre le sentiment du beau et le désir : ce qui est beau est désirable sous le même rapport. La poésie des choses, suivant le mot d’Alfred de Musset, est faite tout entière de « crainte et de charme, » de trouble et de désir. Il n’est pas d’émotion esthétique qui n’éveille en nous une multitude de désirs et de besoins plus ou moins inconscients ; quand nous sommes émus par une marche guerrière, nous éprouvons quelque impatience à être assis, nous avons besoin de marcher, de courir même, de chercher un ennemi à combattre. Certaines phrases musicales qui sont une sorte de caresse amoureuse font pour ainsi dire naître le baiser sur notre bouche. Quelqu’un a-t-il jamais lu ces vers de Musset :


Partons, nous sommes seuls, l’univers est à nous.
Voici la verte Écosse, et la brune Italie,
Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux…


sans éprouver une vague nostalgie des pays poétiques et inconnus, un besoin d’horizons nouveaux ?

Il y a du plaisir dans le désir même et la période de désir nous reste souvent dans l’esprit comme plus délicieuse que la jouissance ; de là les grandes jouissances du poète, qui aspire à vivre à la fois la vie de tous les hommes et qui, par cette aspiration inème, la vit jusqu’à un certain point. Néanmoins ce désir, toujours à demi-trompé, implique une souffrance : c’est bien ce qui montre qu’il a un caractère sérieux et non simulé, qu’il demande réellement à être satisfait. Le désespoir de l’artiste et ce qui l’entraîne facilement au pessimisme, c’est de désirer ainsi démesurément et de ne pouvoir que dans une faible mesure satisfaire ses désirs.

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CHAPITRE III
LE PLAISIR DU BEAU EST-IL EN OPPOSITION AVEC l’ACTION ET AVEC LE SENTIMENT DU RÉEL ?

L’école évolutionnisle, comme l’école Kantienne et criticiste, a tort, selon nous, à d’intellectualiser à l’extrême le beau. Des trois éléments qui se trouvent dans tout état mental, sensibilité, intelligence et activité, l’élément sensible est notablement restreint par ces écoles dans l’émotion esthétique ; quant à l’élément actif, il est presque totalement exclu. Nous avons essayé de rétablir le premier de ces deux éléments négligés par l’école anglaise, d’agrandir ainsi le domaine du beau et de l’égaler même au domaine de la vie ; il nous reste à examiner le second.

Puisque l’émotion esthétique consiste en grande partie dans un ensemble de désirs tendant à se réaliser, l’action sort naturellement de l’art et de la contemplation du beau, et le sentiment esthétique est alors plus complet que jamais ; l’art est action non moins que passion, par cela même qu’il est désir non moins que plaisir, besoin réel non moins que jeu et virtuosité. Aussi l’art tend-il à produire des actions de même nature que celles qu’il exprime. Mais le plus souvent nous substituons à l’action indiquée d’avance telle ou telle autre mieux d’accord avec nos occupations actuelles, et qui décharge pourtant le trop-plein de force nerveuse accumulée par l’émotion. C’est ainsi que l’art cesse d’être dangereux ; tout en nous portant à agir, il ne fixe pas d’une façon catégorique l’action que nous devons accomplir. De là un nouveau sens possible de la Κάθαϱσις d’Aristote, de la « purification des passions par l’art ; » l’art est un excitant des passions, mais cette excitation est trop générale pour qu’on ne puisse substituer une passion à une autre et traduire en un acte particulier, fort louable, l’émotion générale inspirée par tel sentiment esthétique de l’origine la moins pure. H. Beyle, ce profond observateur, raconte qu’un jour (il aimait alors je ne sais quelle personne) la musique le rendit plus énamouré que jamais ; il crut d’abord que cet art avait sur l’amour une influence particulière. Mais il se rappela que l’année précédente, où il songeait au moyen d’armer les Grecs, la même musique avait éveillé son ardeur avec la même intensité, mais en la tournant du côté de ses recherches d’alors. L’expression vive d’un sentiment, quand nous en sommes témoins, fait sans doute monter en nous le ton de ce sentiment, mais elle fait aussi monter par sympathie le ton de tous les autres ; par cela même nous sommes portés à agir en tous sens.

L’émotion esthétique la plus vive, la moins mêlée de tristesse, se rencontre chez ceux où elle se réalise immédiatement en actes et, par là, se satisfait elle-même : les Spartiates sentaient mieux toutes les beautés des vers de Tyrtée, les Allemands, ceux de Kœrner ou d’Uhland, lorsque ces vers les entraînaient dans le combat ; les volontaires de la Révolution n’ont probablement jamais été plus émus par la Marseillaise que le jour où elle les souleva d’une haleine sur les collines de Jemmapes. De même, deux amoureux penchés sur quelque poème d’amour, comme les héros du Dante, et vivant ce qu’ils lisent, jouiront davantage, même au point de vue esthétique. C’est un exemple assez banal que celui de Joseph Vernet se faisant attacher à un mât pour contempler une tempête ; dira-t-on qu’il sentait moins la sublimité de l’Océan parce qu’il était acteur en même temps que spectateur ? Allons plus loin ; s’il avait pu engager lui-même la lutte contre l’Océan, mettre la main au gouvernail et diriger seul le navire sur la grande mer furieuse, loin que son émotion esthétique en eut été affaiblie, il eût mieux compris cette antithèse de l’homme et de la nature dans laquelle se résout, selon Kant, le sentiment du sublime. Pour mon compte, je n’ai jamais mieux saisi la sublimité du ciel qu’en gravissant avec effort une haute montagne, alors que je me sentais entrer pour ainsi dire dans le ciel même, le conquérir à chaque pas avec effort, et que le désir d’infini semblait devoir être rassasié sans cesse à mesure qu’il s’éveillait en moi plus intense.

L’importance de l’action dans le sentiment du beau a une conséquence qu’il faut remarquer : c’est que la fiction n’est point, comme on l’a prétendu, une des conditions nécessaires du beau. Schiller et ses successeurs, en réduisant l’art à la fiction, prennent pour une qualité essentielle un des défauts de l’art humain, qui est de ne pouvoir donner la vie et l’activité véritable. Supposez, pour prendre des exemples éloignés, les grandes scènes d’Euripide et de Corneille vécues devant vous au lieu d’être représentées ; supposez que vous assistiez à la clémence d’Auguste, au retour héroïque de Nicomède, au cri sublime de Polyxène : ces actions ou ces paroles perdront-elles donc de leur beauté pour être accomplies ou prononcées par des êtres réels, vivants et palpitants sous vos yeux ? Cela reviendrait à dire que tel discours de Mirabeau ou de Danton, improvisé dans une situation tragique, produisait moins d’effet esthétique sur l’auditeur qu’il n’en produit sur nous. Nous aurions plus de plaisir à traduire Démosthènes que les Athéniens n’en ont eu à l’écouter ! De même, c’est à son marbre et à son immobilité que la Vénus de Milo devrait d’être belle ; si ses yeux vides se remplissaient de la lumière intérieure et si nous la voyions s’avancer vers nous, nous cesserions de l’admirer. La Mona Lisa de Léonard ou la Sainte Barbe de Palma le Vieux ne pourraient s’animer sans déchoir. Comme si le vœu suprême, l’irréalisable idéal de l’artiste n’était pas d’insuffler la vie en son œuvre, de créer au lieu de façonner ! S’il feint, c’est malgré lui, comme le mécanicien construit malgré lui des machines au lieu d’êtres vivants. La fiction, loin d’être une condition du beau dans l’art, en est une limitation. La vie, la réalité, voilà la vraie fin de l’art ; c’est par une sorte d’avortement qu’il n’arrive pas jusque-là. Les Michel-Ange et les Titien sont des Jéhovah manques ; en vérité la Nuit de Michel-Ange est faite pour la vie ; profonde sans le savoir était la parole inscrite au bas par un poète : « Elle dort. » L’art est comme le sommeil de l’idéal humain, fixé dans la pierre dure ou sur la toile sans pouvoir jamais se lever et marcher.

On nous dira que l’imitation du laid et de l’horrible peut avoir sa beauté, précisément parce que c’est une imitation, une fiction et non une réalité. — Sans doute, mais alors nous admirons d’une part la valeur réelle de l’artiste, d’autre part quelque objet réel et vivant par rapport auquel l’imitation du laid n’est qu’un moyen d’expression. L’imitation du laid et de la douleur (au moins de la douleur physique, qui n’imphque pas une grandeur morale) n’est point essentielle à l’art ; elle est, comme toute imitation et toute fiction, la conséquence même d’une certaine impuissance. La recherche du laid dans les arts s’explique en général par ce fait que l’artiste veut donner à ses conceptions plus de vraisemblance, ne pouvant leur donner la réalité même. Certaines laideurs sont nécessaires et forment pour l’œuvre d’art comme une condition de la vie. Elles ressemblent à ces froncements et à ces rides qu’impriment volontairement à leur visage les voyageurs traversant les pays polaires, pour ranimer leurs muscles et empêcher leurs traits de se figer sous le froid. Il faut que, dans les héros d’un drame, je puisse retrouver quelque chose de mes défauts et de mes laideurs même pour croire à leur existence : car l’essentiel, pour un personnage fictif, n’est pas de paraître beau ou laid, mais de paraître exister, tant le fictif en lui-même et par lui-même est peu esthétique.

Il existe dans l’harmonie intime de la vie, dans la solidarité qu’elle suppose entre tous les membres, une beauté profonde et vraie que l’art peut s’essayer à reproduire même au moyen de l’incorrection des formes ; mais il faut alors que l’artiste introduise en cette incorrection l’équilibre et la proportion méthodique sans lesquels la vie est toujours impossible : alors on pourra dans les dissonances mêmes retrouver un principe d’harmonie, sous la fiction la réalité, sous l’imitation la nature[9]. L’imitation du laid n’est donc pour l’art humain qu’un moyen nécessaire, un procédé ; ce n’est pas son but dernier et définitif. Nous sentons vaguement que le laid n’est pas fait pour vivre, que, dans la nature, les monstres tendent à disparaître sans se reproduire et ne sont que des erreurs passagères ; nous les supportons dans les œuvres d’art précisément parce que ces œuvres sont encore des fictions sans consistance, et que d’ailleurs on retrouve toujours la règle sous l’exception, la loi sous la monstruosité.

La science a, de nos jours, fabriqué des corps nouveaux ; si l’art humain pouvait ainsi produire des êtres vivants au lieu de peindre la vie, il ne songerait plus, en imitant encore les types fournis par la nature, qu’à les embellir. L’art deviendrait ce qu’il aspire à être, une sorte d’éducation de la nature. L’éducation, cet art supérieur qui agit sur des êtres vivants, n’a qu’un but, celui de produire les types les plus parfaits, les plus irréprochables : rendre plus beau et rendre plus heureux, tel serait aussi l’objet de l’art, si ses fictions prenaient vie. Le fond même de tout art, c’est l’effort pour créer, c’est la poésie (ποίησις), et si jamais cet effort pouvait entièrement réussir, si l’artiste pouvait être un véritable créateur, c’est la beauté et le bonheur qu’il voudrait toujours et partout réaliser. Au cas où les cariatides de Puget auraient dû vivre, il les eût sans doute débarrassées du poids énorme qui pèse sur elles, ou bien il leur aurait donné assez de force pour porter ce poids en souriant.

Dès maintenant, entre deux œuvres d’art qui semblent également animées et vivantes, c’est à la plus belle que nous donnerons d’habitude la préférence ; nous trouvons toujours le beau plus poétique, c’est-à-dire plus digne d’être créé. Il faut même une certaine éducation artistique pour comprendre ce que Rosenkranz a appelé l’esthétique du laid. En présence de certains drames de Shakespeare et de V. Hugo, les gens du peuple éprouveront des émotions violentes, presque pénibles, plutôt que des émotions vraiment esthétiques. L’intérêt qu’ils y prennent est brutal, analogue à celui d’un Espagnol devant une course de taureaux : « cela fait mal, « diront-ils. Ils ne s’intéressent pas à l’analyse des caractères. Pour goûter dans l’art le plaisir de l’horrible ou le plaisir du laid — disons la beauté du laid — il faut qu’un intérêt scientifique s’ajoute à celui de l’imagination ; l’esprit moderne, avec son culte de la science, prend encore plaisir à l’anatomie des êtres dégradés comme à celle des cadavres ; mais celui qui n’a pas fait d’études préparatoires est aussi incompétent et aussi étonné devant certaines œuvres d’art que pourrait l’être un profane introduit brusquement dans une salle de dissection et contemplant, non sans horreur, les choses étalées à ses yeux, tandis qu’un médecin, tout entier à suivre le trajet d’une fibre dansun tissuàdemi-décomposé, regarde, l’œil brillant de plaisir. Comprendre, c’est relier chaque chose à ses causes et à ses effets, c’est universaliser, c’est donc voir plus loin que telle ou telle laideur, c’est même ne plus la voir : le laid s’efface devant le vrai saisi et rendu par la pensée humaine. L’imitation du laid devient au fond une imitation du beau et de l’ordre universel ; l’imitation en général tend à devenir une création et la fiction tend à s’évanouir dans la vie. C’est donc, en dernière analyse, la vie qui est le but de l’art, et l’artiste ne feint que pour nous faire croire qu’il ne feint pas.

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CHAPITRE IV
DES CONDITIONS DE LA BEAUTÉ DANS LES MOUVEMENTS

Notre idée du beau, d’abord étroite et exclusive, s’est maintenant beaucoup élargie. Nous avons vu que tout ce qui est sérieux et utile, tout ce qui est réel et vivant peut, dans certaines conditions, devenir beau. Ce sont ces conditions qu’il nous reste à mieux déterminer.

Le beau peut se révéler tantôt dans les mouvements, tantôt dans les sensations, tantôt dans les sentiments. Le premier caractère de la beauté dans les mouvements est la force : nous éprouvons un plaisir esthétique a sentir notre vigueur, à exercer notre énergie sur quelque obstacle ou à voir les autres exercer la leur. Le second caractère de la beauté est l’harmonie, le rythme, l’ordre, c’est-cà-dire l’adaptation du mouvement à son milieu et à son but. Tout mobile, traversant un certain milieu, y rencontre des résistances plus ou moins grandes ; de là résultent, comme l’ont montré MM. Spencer et Tyndall, des mouvements successifs en avant et en arrière, des lignes plus ou moins ondulantes qui produisent le rythme. Le rythme ou l’ordre n’est donc pas, à vrai dire, quelque chose de distinct de la force même : il est simplement un moyen pour la force de se conserver aussi grande que possible en face des résistances ; l’ordre est une économie de force. La troisième qualité du mouvement, la grâce, a été le mieux étudiée par M. Spencer, qui a complété par des vues scientifiques les doctrines trop métaphysiques de Schiller et de Schelling. Quel mouvement nous donne, quand nous l’exécutons ou quand nous le regardons, l’impression de la grâce ? C’est celui où tout effort musculaire semble avoir disparu, où les membres se jouent librement, comme portés par l’air[10]. De là la supériorité du mouvement curviligne ; la ligne courbe, formée d’une infinité de lignes qui se fondent sans interruption l’une dans l’autre, est comme le schéma d’un mouvement dans lequel très peu de force se perd, où aucun effort inutile n’est demandé à aucun muscle. Au contraire, un mouvement maladroit est celui qui implique un changement soudain de direction, quelque chose d’anguleux, une perte trop grande de force, l’excès dans l’effort musculaire. En somme, à ce premier point de vue, toute beauté dans les mouvements paraît pouvoir se ramener à l’économie de la force.

Si telles sont les qualités esthétiques du mouvement, ne semble-t-il pas tout d’abord que les mouvements du jeu, non ceux du travail, puissent seuls les réaliser et que la théorie anglaise se trouve ainsi confirmée ? — Selon nous, c’est là une pure apparence, et le travail s’accommode aussi bien que le jeu des mouvements esthétiques. Voyez sur une échelle une grappe d’ouvriers se passant une pierre les uns aux autres : la lourde pierre monte peu à peu, soutenue par tous ces bras qui la saisissent et la lâchent tour à tour ; n’y a-t-il pas en ce tableau une certaine beauté inséparable du but poursuivi et conséquemment du labeur accompli ? De même, des hommes tirant sur un câble pour soulever un madrier, des rameurs, des scieurs de long, des forgerons sont beaux dans le travail, même dans la sueur et l’effort. Un faucheur habile peut être aussi élégant en son genre qu’un danseur : un peintre représentera même plus volontiers l’un que l’autre. Un bûcheron attaquant un chêne et brandissant la cognée de ses muscles raidis peut éveiller presque le sentiment du sublime. Nous voici cependant bien loin du jeu, car tous ces hommes poursuivent une fin déterminée ; le rythme qui règle leurs mouvements et les assouplit ne s’explique lui-même que par la recherche du but et la tension de toutes leurs forces vers ce but unique. Par là le caractère esthétique du mouvement, loin d’être diminué, est agrandi, car il s’y ajoute deux éléments nouveaux. D’une part, l’intérêt est excité par la recherche d’un but : un mouvement dont nous connaissons la ' direction et dont nous pouvons constater la réussite ne nous intéresse-t-il pas toujours plus qu’un mouvement sans objet ? D’autre part, l’intelligence est satisfaite, car nous pouvons calculer la proportion entre la grandeur du but à atteindre et l’effort dépensé. Aussi l’effort ne nous choque-t-il plus : au contraire, il est une condition de l’intérêt que nous portons au travail. La tension des muscles, la fatigue poussée jusqu’à un certain point et même une certaine altération des traits, tout acquiert alors une valeur esthétique : c’est en proportion et en harmonie avec la fin voulue. Au contraire, si un jeu coûtait autant d’efforts, nous en serions désagréablement surpris : il y aurait disproportion entre les moyens et la fin. C’est pour cela qu’un jongleur ne doit pas laisser voir la même fatigue qu’un athlète ; c’est pour cela qu’un poète ne doit pas laisser sentir la recherche de la rime, tandis qu’on prend un certain plaisir à suivre le travail de pensée d’un mathématicien ou d’un philosophe. En général, tout travail qui se justifie rationnellement renferme des éléments esthétiques, tandis qu’il déplaît à l’intelligence de voir l’inutile pris comme but par la volonté. Le jeu, l’exercice frivole de l’activité, loin d’être le principe du beau, a donc par lui-même quelque chose d’antiesthétique ; il a besoin d’excuse ; il faut qu’on y voie une expansion folle et passagère de l’activité, une sorte de détente nerveuse, utile elle-même à son heure.

— Mais, nous dira M. Spencer, si la beauté des mouvements n’exclut pas toute idée de travail accompli, du moins la grâce proprement dite l’exclut ; car elle se ramène à la facilité, et la facilité à la moindre dépense de force. — Nous répondrons que, pour juger si la force n’est pas dépensée en excès, il faut toujours supposer au mouvement un but quelconque par rapport auquel il se trouve coordonné. La coordination, l’organisation des mouvements est ce qui leur donne un sens pour l’intelligence en ajoutant l’harmonie à la force déployée. Or, qu’est-ce que la coordination des mouvements par rapport à un but, si ce n’est la définition même du travail ? La grâce consiste donc le plus souvent dans une sorte de travail conscient ou inconscient, accompli avec moins d’effort, plus de précision et plus d’agilité[11]. Un patineur gracieux est celui dont tous les mouvements sont adaptés au patinage sans que rien puisse contrarier sa vitesse acquise. Une femme qui porte une cruche sur sa tête n’est gracieuse que si tous ses mouvements ont un certain rapport au but secret qu’elle poursuit, et sont disposés de manière à éviter tout heurt, toute secousse brusque. En somme, grâce, précision vraie, agilité vraie, peuvent également se définir : adaptation complète à un but réel ou fictif ; en d’autres termes, harmonieux équilibre entre la vie et son milieu. Ainsi la grâce même, bien qu’elle puisse se rencontrer simplement dans l’aisance et le naturel, n’est pas incompatible avec le travail en général ; elle l’est seulement avec le travail perdu, avec l’effort inutile. On rit par exemple d’Hercule au rouet, il est plaisant de se figurer un colosse enfilant une aiguille ; c’est qu’alors la force déployée dépasse trop le mince résultat, elle s’use en vain, et la puissance même devient une cause visible d’impuissance ; mais un homme très vigoureux, souvent lourd quand il joue, devient gracieux quand il accomplit une besogne proportionnée à ses muscles. Nous arrivons par là, en ce qui concerne les mouvements, à une première conclusion, très différente de celle de M. Spencer : c’est que, si le jeu (exercice d’un organe sans but utile) est par lui-même esthétique, le travail (exercice d’un organe pour un but rationnel) l’est autant et parfois davantage. S’il a souvent moins de grâce, il peut avoir plus de beauté et de grandeur. « L’homnie n’est complet que là où il joue, » a dit Schiller ; il faut dire au contraire : L’homme n’est complet que là où il travaille. C’est le travail, après tout, qui fait la supériorité de l’homme sur l’animal et de l’homme civilisé sur le sauvage.

Une seconde conséquence, c’est que la beauté des mouvements ne peut pas se définir simplement l’économie de la force. Parmi les buts que le mouvement se propose, il en est d’assez élevés pour qu’auprès d’eux toute dépense de force devienne peu de chose ; il serait même mesquin de la calculer de trop près, et la plus haute beauté consiste alors non plus dans l’économie, mais dans la prodigalité de la force. Lorsque nous voyons sous nos yeux s’exécuter un mouvement, nous sympathisons, comme le remarque M. Spencer, avec le corps et les membres qui l’exécutent ; dans certains cas, nous aimons sans doute à ne pas sentir en eux la fatigue ; mais nous sympathisons bien plus encore avec la volonté qui meut le corps et les membres ; l’énergie de cette volonté peut donc nous séduire plus que le jeu facile des organes ; le but poursuivi par elle peut nous attirer plus qu’un mouvement sans but ; enfin il vient un instant où l’on compte presque pour rien les membres, réduits au rôle d’instruments, tendus et ployés comme l’arc qui doit lancer la flèche, parfois brisés dans leur effort même. Le messager de Marathon, représenté par les sculpteurs grecs, avait beau être couvert de sueur et de poussière et refléter dans ses traits l’épuisement de l’effort, l’agonie commençante : il avait, pour se transfigurer et devenir sublime, la branche de laurier qu’il agitait au-dessus de sa tête ; cet homme brisé, mais triomphant, est comme le symbole du travail humain, de cette beauté suprême qui n’est plus faite de parcimonie mais de largesse, d’aisance mais d’effort, et où le mouvement n’apparaît plus seulement comme le signe et la mesure de la force dépensée, mais comme l’expression de la volonté et le moyen d’apprécier son énergie intérieure.

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CHAPITRE V
DES CONDITIONS DE LA BEAUTÉ DANS LES SENTIMENTS.
PRINCIPE MORAL DE LA GRÂCE

L’école de l’évolution a eu raison de chercher dans les lois mécaniques du mouvement l’explication de ses qualités esthétiques les plus superficielles ; mais, nous venons de le voir, il ne faut pas s’arrêter là. On ne peut considérer les membres mus indépendamment du moteur, la force dépensée indépendamment de la volonté qui la dépense pour un but. La beauté supérieure des mouvements est donc d’emprunt ; elle vient de plus haut : c’est à la sphère de la volonté et des sentiments que nous devons nous élever pour en trouver l’explication.

Par l’effet de l’habitude et de l’association, tout mouvement a fini par représenter pour nous un sentiment, un état de conscience ; toute manifestation de la vie extérieure est devenue à nos yeux une manifestation de la vie intérieure. À ce nouveau point de vue, la beauté des mouvements résidera surtout dans l’expression, et elle grandira à mesure que le mouvement traduira au dehors une vie plus élevée, plus intellectuelle et plus morale. Le mouvement qui ne ferait que manifester une force brute nous laisserait froids ; il pourrait nous plaire encore par les dessins géométriques qu’il réalise ; mais nous ne nous mettrions pas pour ainsi dire à la place du moteur, pour jouir sympathiquement de l’aisance des mouvements accomplis. En réalité un mouvement beau ou gracieux a toujours quelque chose de vivant, et nous ne pouvons nous empêcher de placer par derrière un moteur semblable à nous. Voir la nature et la trouver belle, c’est se la figurer vivante et, autant que possible, se la représenter sous une forme humaine. On pourrait dire en renforçant la parole de Térence : Je ne m’intéresse qu’à ce qui est humain. S’il n’y avait pour embellir l’univers que le poids, le nombre et la mesure, il nous laisserait presque indifférents.

La première qualité du mouvement, la force, est en somme invisible et cachée ; quand ce mot ne désigne pas une simple formule de mécanique abstraite, il désigne un déploiement d’activité ou de volonté qui ne nous est connu que par la conscience. La force, cette première beauté, se ramène donc à un simple état de la conscience, lié lui-même à des sentiments de toute sorte, par exemple la confiance en soi, l’assurance et le courage. Il y a un point où la force et le courage grossier se confondent : à peine les distingue-t-on chez certains animaux comme le boule-dogue, ou chez le sauvage, courageux dans la mesure même où il est fort. La force physique est de l’énergie morale en germe ; si vouloir, c’est pouvoir, ne peut-on dire avec autant de raison que pouvoir beaucoup, c’est se sentir excité à vouloir beaucoup ? Aussi l’homme a-t-il fait en général de la force physique le symbole expressif de la volonté puissante ; à tort ou à raison, nous nous sommes accoutumés à établir partout une harmonie entre le physique et le moral ; nous nous figurerions difficilement Brutus ou Caton sous des traits mignards ; la sculpture représente Moïse avec une haute taille et des muscles en saillie. Les Samson et les Hercule sont tout ensemble des types de force, de courage et de bonté. La force, adorée par l’humanité primitive, a été, non sans quelque raison, considérée comme la première vertu, source de beaucoup d’autres ; elle implique d’ailleurs quelque chose de surhumain, et à ce titre encore appelle le respect. Elle a acquis ainsi une valeur expressive, qui entre aujourd’hui comme élément essentiel dans sa beauté.

L’ordre ou le rythme, seconde qualité du mouvement, est plus expressif encore ; par lui le mouvement, devenu régulier, offre prise à l’intelligence et semble lui-même la manifester. Le rythme n’est pas seulement, comme on l’a montré, la conséquence de la continuité du mouvement et de la persistance des forces, il est encore le signe de la persévérance du vouloir, et son harmonie symbolise à nos yeux l’accord de la volonté avec soi.

Quant à la grâce, elle est bien autre chose que la simple économie de la force, seule définition que M. Spencer en ait donnée ; elle exprime essentiellement, elle aussi, un état de volonté. Remarquons-le en effet, chez les êtres vivants les mouvements gracieux sont toujours plus ou moins associés à la joie et à la bienveillance, deux sentiments voisins l’un de l’autre. La joie est la conscience d’une vie pleine et en harmonie avec son milieu ; or, quand il y a harmonie, il y a par cela même tendance à la sympathie. La grâce est l’expression visible de ces deux états : la volonté satisfaite et la volonté portée à satisfaire autrui. La grâce, en effet, suppose une certaine détente des muscles, qui ne se produit guère chez l’animal qu’à l’état de repos, de vie expansive et d’intention pacifique. Que la douleur et la lutte surviennent, que l’hostilité et la colère éclatent, aussitôt les membres se raidissent. Tandis qu’un chien joue, faites un peu de bruit dans un buisson, et vous verrez la transformation soudaine de l’attitude : le cou se tendra, les oreilles, la queue, le corps tout entier sera en arrêt. Au contraire, la bienveillance se traduit d’habitude par des mouvements onduleux et légers, sans rien de brusque, sans angles, sans violence ; de tels mouvements, par la disposition sympathique dont ils sont le signe, tendent toujours à exciter chez nous une sympathie réciproque. Une attitude légèrement courbée, surtout la flexion du cou, te laisser-aller des bras, indique de plus la mélancolie et la tristesse, qui semble faire appel à la pitié d’autrui ; elle excitera donc un sentiment voisin de la pitié qui se retrouve jusque dans notre faible pour le saule pleureur. Enfin la grâce est toujours de l’abandon ; or on ne s’abandonne pleinement que quand on aime ; nous pouvons donc dire avec Schelling que la grâce est avant tout l’expression de l’amour, et c’est pour cela qu’elle l’excite ; la grâce semble aimer et c’est pour cela qu’on l’aime. Avant d’avoir ressenti quelque chose de l’amour, la jeune fille n’a point encore la suprême grâce, plus belle encore que la beauté. Elle peut avoir, comme l’enfant, la grâce de la joie, elle n’a pas encore celle de la tendresse.

Dans l’expansion impliquée par la grâce, on pourrait montrer aussi un nouveau sentiment qui s’associe souvent aux autres, et qu’on n’a jamais bien distingué, croyons-nous. Pour le découvrir, imaginons ce que peut ressentir l’oiseau ouvrant ses ailes et glissant comme un trait dans l’air ; rappelons-nous ce que nous avons éprouvé nous-mêmes en nous sentant emportés sur un cheval au galop, sur une barque qui s’enfonce au creux des vagues, ou encore dans le tourbillon d’une valse : tous ces mouvements évoquent en nous je ne sais quelle idée d’infini, de désir sans mesure, de vie surabondante et folle, je ne sais quel dédain de l’individualité, quel besoin de se sentir aller sans se retenir, de se perdre dans le tout ; et ces idées vagues entrent comme un élément essentiel dans l’impression que nous causent une foule de mouvements. L’Adam de Michel-Ange, qui s’éveille à la vie, allonge son bras démesurément en regardant devant lui, et ce seul geste traduit sous une forme visible toute l’infinité du monde qu’il aperçoit pour la première fois. Dans l’Assomption du Titien, le simple renversement de la tête et les yeux agrandis suffisent pour exprimer l’attraction immense du ciel ouvert. Ici la grâce proprement dite se fond avec l’émotion du sublime. Nous voyons des mouvements qui, physiologiquement, exprimaient la vie bien équilibrée et facile, devenir par l’association des sentiments l’expression de la vie morale la plus haute et la plus pleine, conséquemmenl de la plus grande beauté.

En général, tandis que la force représente dans l’expression de la vie le côté viril, la grâce représente plutôt le côté féminin. Si donc la beauté suprême dans les mouvements est celle qui traduit la vie la plus riche, on peut dire qu’elle consisterait à allier la force et la grâce, en leur faisant exprimer tout ensemble la volonté la plus énergique et la plus douce. Cette volonté, remarquons-le, n’est pas seulement celle qui se joue à la surface des choses, mais celle qui, prenant au sérieux et les autres êtres et elle-même, met toute sa puissance au service de toute sa tendresse.

Si les mouvements empruntent la plus grande partie de leur beauté aux sentiments, en quoi consistera la beauté des sentiments eux-mêmes ? — Elle sera faite, elle aussi, de force, d’harmonie et de grâce, c’est-à-dire qu’elle révélera une volonté en harmonie avec son milieu et avec les autres volontés. Or ce sont là des caractères qui conviennent au bien en même temps qu’au beau, et nous sommes amenés à nous demander si, dans la sphère des sentiments, il y a une réelle différence entre ces deux termes. M. Spencer, lui, les sépare avec le même soin que Kant : c’est que l’identité du beau et du bien serait la ruine de sa théorie. Il est clair, en effet, que le bien ne peut être un « jeu » et que c’est au contraire la chose sérieuse par excellence ; si donc le beau est dans le jeu, il devra se séparer du bien : de là les efforts de M. Spencer pour distinguer les deux idées. — Dans le bon, dit-il, c’est la fin à réaliser que nous considérons ; dans le beau, c’est l’activité même qui la réalise. — Il nous semble au contraire que l’activité, la volonté, par exemple celle qui accomplit un acte de patriotisme, n’est pas seulement belle, mais bonne en la mesure même où elle est belle ; la fin, d’autre part, c’est-à-dire la patrie sauvée, n’est pas seulement bonne, mais belle en la mesure même où elle est bonne. Dans nos jugements esthétiques sur une action donnée nous ne faisons pas plus abstraction de la fin poursuivie que dans nos jugements moraux : par exemple, l’action de se jeter à l’eau et même de s’y noyer n’a rien de beau en elle-même, elle n’acquiert, de valeur esthétique que dans la proportion où elle acquiert une valeur morale, lorsqu’elle se justifie par un but de dévouement. L’identité du bon et du beau n’est pas moins évidente pour les sentiments que pour les actions : la sympathie, la pitié, l’indignation, sont tout ensemble belles et bonnes. Aussi l’émotion artistique peut-elle être considérée souvent comme une simple forme dérivée de l’émotion morale. L’art, qui a pour condition essentielle la part sympathique que nous prenons aux peines ou aux plaisirs d’autrui, est une création sociale. En moyenne, un être est d’autant plus moral qu’il est plus capable de ressentir profondément une émotion esthétique.

— Mais, nous objectera M. Spencer, il est des sentiments auxquels l’art a toujours fait appel, la colère, la haine, la vengeance, etc., qui sont cependant immoraux ; donc, en admettant que tout ce qui est bon soit beau, tout ce qui est beau n’est pas bon. — Je réponds que, si vous prenez les termes de la comparaison sous les mêmes rapports et au même degré, les sentiments vous paraîtront bons par le côté et dans la mesure où ils vous paraîtront esthétiques. L’amour de la vengeance se confond chez les natures sauvages avec l’amour de la justice, la colère n’est qu’une forme inférieur de l’indignation, l’envie enveloppe un sentiment d’égalité ; la haine, qui a la même origine que l’esprit de vengeance, renferme aussi un grand nombre d’éléments où se retrouve comme une moralité déviée ; elle est d’ailleurs pour l’individu une condition d’existence au milieu des races barbares : aussi est-ce surtout dans ce milieu qu’elle plaît. En général, les sentiments énergiques, la volonté tenace, violente même, ont toujours quelque chose de bon et de beau, même quand leur objet est mauvais et laid.

Si tout sentiment moral est esthétique, et réciproquement, il ne s’ensuit pas, bien entendu, qu’une œuvre d’art d’intention morale soit nécessairement belle, ni que l’art se confonde avec la direction de la vie. Les sentiments les plus moraux sont aussi pour l’artiste les plus difficiles à exciter et surtout à maintenir excités longtemps ; au contraire, un sentiment moins élevé, par cela même plus facile à stimuler, comme l’amour sensuel ou la vengeance, pourra fournir à l’art, surtout à l’art populaire, des effets beaucoup plus fréquents. Dans le sud de l’Italie, le peuple ne s’intéresse qu’aux histoires de brigands ; en France même, la littérature de cour d’assises est un régal pour beaucoup de personnes. C’est que les esprits de ce genre sont incapables de sentiments moraux et esthétiques très élevés, ou bien que de tels sentiments ne peuvent sans fatigue acquérir chez eux une intensité durable ; ils se contentent donc d’émotions plus grossières, mais plus intenses pour eux et plus appropriées à leur nature ; ils n’ont pas absolument tort à leur point de vue : une émotion, après tout, ne vaut qu’en tant qu’on la sent. Donc, malgré l’identité du sentiment moral avec le plus haut sentiment esthétique, l’art est tout autre chose que la morale : il s’y produit ce qui se produirait dans la musique si la musique s’adressait à des gens d’oreille un peu dure ; elle serait réduite à s’abstenir de toutes les nuances délicates, de toutes les mélodies fines et douces qui exigent pour être perçues une trop grande tension de l’oreille et de l’esprit ; au contraire, les effets bruyants et facilement saisissables fourniraient à ces tympans rebelles une agréable excitation. En morale, nous en sommes encore presque tous là : hélas ! sous ce rapport, nous avons tous l’oreille un peu dure.

Peut-être cependant l’émotion la plus esthétique qu’on puisse exciter en nous est-elle encore l’admiration morale : Corneille l’a cru du moins ; dans les chefs-d’œuvre du roman ou du drame, les personnages auxquels nous nous intéressons le plus sont d’habitude ceux que nous admirons davantage. Au contraire, le mépris moral ne tarderait pas à produire le dégoût esthétique si, par une réaction nécessaire, il n’engendrait l’indignation, qui est encore un sentiment moral. L’art vit, en somme, par les sentiments mêmes dont vit la société, par ceux qui sont sympathiques et généreux. S’il est encore en nous tous des sentiments égoïstes et à demi-barbares, endormis au cœur de notre être et qui aiment parfois à se réveiller un instant sans acquérir assez de force pour nous pousser à l’action, ces sentiments devront aller s’affaiblissant par degrés, s’engourdissant. L’évolution esthétique, des raisons que nous avons indiquées, est toujours en retard sur l’évolution morale : elle la suit pourtant. Aussi peut-on affirmer que les œuvres d’art qui font trop exclusivement appel à des sentiments égoïstes et violents sont inférieures et sans avenir. Que restera-t-il un jour de l’Iliade même ? La prière d’un vieillard, le sourire d’adieu d’une femme à son mari, c’est-à-dire la peinture de deux sentiments élevés. Pour être dans l’éternel, il n’est pas bon de se placer dans l’immoralité. Un art qui évoque en nous des sentiments trop grossiers et trop primitifs, nous rabaisse, pourrait-on dire, dans l’évolution des êtres en nous faisant vivre et sympathiser avec des types destinés à disparaître, qui sont comme les survivants des âges primitifs. Au contraire, le sentiment de l’admiration nous élève et nous donne un plaisir esthétique d’autant plus complet qu’il est plus étranger au plaisir du jeu, plus sincère. L’admiration, en effet, ne saurait être un jeu, elle n’a rien de fictif. Qu’elle soit suscitée par la légende ou par l’histoire, par une vision réelle ou imaginaire, il n’importe : elle correspond toujours à un jugement moral, chose sérieuse par excellence. Bien plus, elle marque en nous une sorte d’amélioration morale : nous sommes vraiment meilleurs quand nous admirons ; nous nous sentons soulevés au-dessus de nous-mêmes, et capables peut-être d’actions devant lesquelles nous reculerions en" temps ordinaire : l’âme se porte à la hauteur de ce qu’elle admire. À ce point, l’art touche à la réalité, est la réalité même : dans le sentiment de l’admiration coïncident pleinement le réel et le fictif, l’être et le paraître ; je voudrais devenir ce que je contemple, et je le deviens dans une certaine mesure. Ici se réalise cette croyance platonicienne, que voir le beau, c’est tout ensemble devenir meilleur et s’embellir intérieurement.

Nous arrivons donc à des conclusions tout autres que l’école anglaise : au lieu de séparer avec elle, dans le domaine des sentiments comme ailleurs, le beau et le bien, le beau et le sérieux, nous croyons qu’ils s’y confondent. La beauté morale est le contraire même d’un exercice superficiel et sans but de l’activité. Au point de vue scientifique, un beau sentiment, un beau penchant, une belle résolution, sont tels en tant qu’utiles au développement de la vie dans l’individu et dans l’espèce.

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CHAPITRE VI
DE LA BEAUTÉ DANS LES SENSATIONS
PRINCIPE MORAL DE LA GRÂCE

Nous n’avons analysé jusqu’ici que la beauté des mouvements et celle des sentiments ; mais c’est surtout sur la théorie des sensations que s’appuient MM. Spencer et Grant Allen pour ramener le plaisir esthétique à un simple jeu de nos organes excluant tout but utile. Les sensations esthétiques, en effet, par exemple la vue d’une belle couleur, d’un dessin, d’un feu d’artifice, semblent rester pour la plupart superficielles, sans influence visible sur le développement général de la vie. Au contraire, les mouvements expressifs, comme ceux de la joie ou de la bienveillance, et les sentiments de toute sorte, comme les diverses formes de l’amour, viennent du plus profond de notre être, qu’ils intéressent tout entier ; ils ressemblent à une onde venue du fond de la mer, qui marque une émotion sourde de toute la masse, tandis que les sensations esthétiques, comme celle de la vue et de l’ouïe, sont la ride passagère produite par un caillou jeté du bord. Ne semble-t-il pas alors qu’on ait raison de réduire les plaisirs de ce genre à un simple jeu ? Pour le savoir, analysons plus intimement la nature de la sensation.

En premier lieu, ce qui nous paraît résulter des importants travaux de MM. Spencer, Sully et Grant Allen sur ce sujet, c’est que la sensation même enveloppe l’action et le mouvement, c’est que la beauté des sensations est en grande partie constituée par un déploiement intense et harmonieux de la force nerveuse, où se réalise, comme dit M. Spencer, « le maximum d’effet avec le minimum de dépense. » Pourquoi, par exemple, dans les objets perçus par la vue et le tact, préférons-nous les lignes flottantes et onduleuses aux lignes dures et anguleuses ? C’est que les premières, pour être perçues, exigent un moindre travail des muscles de l’œil : en les suivant, l’œil n’a pas besoin d’arrêter soudain son mouvement ou de changer brusquement de direction, comme lorsqu’il suit une ligne en zigzag. Remarquons d’ailleurs que tous les êtres vivants, animaux ou végétaux, présentent plus ou moins la ligne serpentine dans leurs mouvements et jusque dans leur structure. On peut expliquer aussi avec M. James Sully, par l’organisation même de la rétine, pourquoi nous aimons à voir les objets groupés soit autour d’un centre, — d’où notre préférence pour les formes circulaires, étoilées ou rayonnantes, — soit autour d’un axe, en forme d’arbres, de tiges et de fleurs : cette disposition économise de l’effort musculaire. Enfin les qualités de similitude que nous recherchons dans les formes, l’analogie des directions, l’égalité des grandeurs, la proportion, la variété réduite à l’unité, tout s’explique par les mêmes raisons : ce sont là autant de moyens d’épargner, tout en la dépensant, notre force musculaire et nerveuse. Au sein du désordre apparent d’une église gothique, le constant retour de la même forme ogivale permet à l’œil comme à l’esprit de retrouver le connu dans l’inattendu même, de s’orienter : c’est le fil d’Ariane au milieu de la forêt. En somme, une forme est d’autant plus belle, dit avec raison M. Spencer, « qu’elle exerce efficacement le plus grand nombre des éléments nerveux intéressés à la perception, et ne surcharge que le plus petit nombre possible de ces éléments[12]. »

Les mêmes considérations valent pour les sons et la musique, quoique le problème devienne ici plus complexe. Une des raisons qui rendent désagréable une voix monotone, c’est qu’elle exerce toujours l’oreille de la même manière et use ainsi les nerfs auditifs, comme une goutte d’eau qui tombe toujours au même point finit par user la pierre. Au contraire, la variété de ton et d’intensité repose l’oreille dans son travail même : par exemple, le piano succédant au forte, ou au contraire le forte succédant à des mesures piano, pendant lesquelles l’oreille s’est reposée et a recueilli ses forces. Le chant diffère de la parole en ce qu’il emploie une échelle de sons bien plus étendue et exerce ainsi successivement un bien plus grand nombre d’appareils auditifs. Suivant M. Grant Allen, les nerfs de l’oreille sont en perpétuelle vibration : quand les vibrations de l’air contrarient les leurs, il y a déplaisir ; quand, au contraire, elles les favorisent et s’y ajoutent, il y a jouissance. L’harmonie intérieure n’est qu’une traduction de l’harmonie entre le dedans et le dehors, qui assure le jeu libre de l’organe. Ce qui fait que la plupart des bruits isolés sont désagréables, c’est que, si un corps est frappé une fois, les ondes excitées sont irrégulières ; si au contraire, il est mis en vibration continue, les ondes se régularisent : un coup de grosse caisse sec et subit est désagréable, tandis qu’un roulement rythmé commence à prendre un caractère esthétique. Si le rythme est essentiel au son musical, c’est qu’il permet à l’oreille de s’accorder pour ainsi dire aux vibrations extérieures, comme on accorde entre eux les instruments avant de les faire vibrer. Le rythme nous donne la possibilité de prévoir les sons, de nous y préparer : c’est un élément connu introduit dans l’inconnu des sensations auditives. Sous tous ces rapports, le rythme constitue une économie de force, et de là vient son caractère esthétique. Nous avons en nous une sorte d’orchestre intérieur qui a besoin, ainsi que tout autre, de se régler comme sur le bâton d’un chef d’orchestre. Le caractère agréable ou désagréable des consonances ou des dissonances s’explique lui-même par le principe de l’économie de la force. Ce qui rend les dissonances si désagréables, c’est que, comme l’a montré Helmholtz, elles sont produites par un croisement des ondes sonores, qui se détruisent mutuellement au point d’intersection ; de là des intermittences dans le son, qui produisent sur l’oreille un effet analogue à celui que produit sur l’œil la vacillation d’une lampe ou le passage derrière une claire-voie éclairée par le soleil. Dans ce cas, l’oreille ou l’œil sont perpétuellement surpris : au moment où ils rentrent dans le repos et sont en train de réunir de nouvelles forces pour la sensation prochaine, une onde sonore ou lumineuse vient les frapper sans que le temps normal pour la réparation soit écoulé. Ici encore le caractère désagréable de la sensation vient de ce qu’elle est une dépense vaine de force, un labeur sans but.

En somme, la perception n’est point aussi contemplative qu’il le semblait d’abord : nous y sommes acteurs autant que spectateurs. Les formes senties ne sont en définitive que des mouvements sentis, et les mouvements sentis ne sont que des mouvements exécutés. Dans la perception nous déployons notre force, en harmonie ou en conflit avec les forces extérieures : s’il y a harmonie, il y a moins de force perdue : il y a par cela même sentiment d’une vie plus intense et plus facile, il y a beauté.

Dès lors, MM. Spencer et Grant Allen ne sont-ils point trop exclusifs et peu conséquents avec leurs propres principes quand ils soutiennent qu’une sensation ne saurait être esthétique si elle sert directement à la vie ? Ne pourrons-nous, malgré les philosophes anglais, maintenir entre la beauté et la vie même cette identité que nous avons établie jusqu’ici dans la sphère des mouvements et des sentiments ?

Il faut d’abord distinguer entre la vie de l’organe particulier qu’affecte la sensation et Ja vie générale de l’organisme. Selon M. Grant Allen lui-même, une sensation est désagréable quand elle tend à exercer sur l’organe une action destructive : une substance acre (par exemple, la moutarde) est celle qui tend à désorganiser le tissu de la langue, une odeur acre (par exemple, l’ammoniaque) est celle qui tend à altérer la muqueuse nasale ; mi son antipathique à l’oreille est celui qui contrarie les vibrations propres de nos nerfs auditifs ; un assemblage de couleurs désagréable, celui qui épuise rapidement les nerfs optiques. Au contraire, les saveurs, les odeurs, les couleurs et les sons qui plaisent sont ceux qui stimulent légèrement chaque organe sans le fatiguer, et ainsi favorisent la vie sur un point donné de l’organisme. Seulement, pour rester esthétiques, il faut, selon M. Grant Allen, que les sensations s’arrêtent à ce point spécial et s’y localisent ; si elles rayonnent au delà et intéressent l’organisme tout entier, si elles se trouvent liées à une excitation générale de la vie, à un besoin profond et durable de l’être, leur caractère esthétique s’affaiblit et même disparaît. Si le mélomane pouvait, comme les cigales de la fable, se nourrir vraiment de musique, la musique cesserait pour lui d’être belle. Le beau ne tiendrait ainsi à la vie que par un lien léger et extérieur.

En vertu de sa théorie, M. Grant Allen est porté logiquement à réserver le nom d’esthétiques aux sensations de l’ouïe ou de la vue, qui seules n’intéressent pas la vie en général. Pour nous, nous croyons que toute sensation agréable, quelle qu’elle soit, et lorsqu’elle n’est pas par sa nature même liée à des associations répugnantes, peut revêtir un caractère esthétique en acquérant un certain degré d’intensité, de retentissement dans la conscience. Aussi pensons-nous, contrairement à la doctrine habituelle, à celle de Kant, de Maine de Biran, de Cousin et de Jouffroy, que tous nos sens sont capables de nous fournir des émotions esthétiques. Considérons d’abord les sensations de chaud et de froid, qui semblent si étrangères à la beauté. Un peu d’attention nous y fera découvrir déjà un caractère esthétique. On sait le rôle que jouent la « fraîcheur » ou la « tiédeur » de l’air dans les descriptions de paysage. Ce n’est pas seulement la lumière du soleil qui est belle, c’est aussi sa vivifiante chaleur, qui n’est d’ailleurs elle-même que la lumière perçue par l’organisme tout entier. Un aveugle, voulant exprimer la volupté que lui causait cette chaleur du soleil invisible pour lui, disait qu’il croyait « entendre le soleil » comme une harmonie. Je me souviendrai toujours de la sensation extraordinairement suave que me causa, dans l’ardeur d’une fièvre violente, le contact de la glace sur mon front. Pour rendre très faiblement l’impression ressentie, je ne puis que la comparer au plaisir qu’éprouve l’oreille en retrouvant l’accord parfait après une longue série de dissonances ; mais cette simple sensation de fraîcheur était bien plus profonde, plus suave et en somme plus esthétique que l’accord passager de quelques notes chatouillant l’oreille : elle me faisait assister à une résurrection graduelle de toute l’harmonie intérieure ; je sentais en moi une sorte d’apaisement physique et moral infiniment doux. Peut-être aussi, dans la maladie, la délicatesse du système nerveux étant excessive, les moindres sensations nous ébranlent profondément et tendent ainsi à prendre une nuance esthétique qu’elles n’ont pas en temps ordinaire.

Le sens du tact, quoi qu’on en ait dit, est une occasion constante d’émotions esthétiques de toute sorte. Sous ce rapport il peut suppléer l’œil en grande partie. Si l’on poussait jusqu’au bout la doctrine de certains esthéticiens, on en arriverait à soutenir que les sculpteurs aveugles n’avaient pas le sentiment du beau en touchant de leurs mains les statues[13]. Si la couleur manque au toucher, il nous fournit en revanche une notion que l’œil seul ne peut nous donner, et qui a une valeur esthétique considérable, celle du doux, du soyeux, du poli. Ce qui caractérise la beauté du velours, c’est sa douceur au toucher non moins que son brillant. Dans l’idée que nous nous faisons de la beauté d’une femme, le velouté de sa peau entre comme élément essentiel. Les couleurs mêmes empruntent parfois quelque attrait à des associations d’idées tirées du tact. À l’image d’un gazon bien vert est associée l’idée d’une certaine mollesse sous les pieds : le plaisir que nos membres éprouveraient à s’y étendre augmente celui que l’œil ressent à le regarder. Au brillant des cheveux blonds ou noirs se lie toujours la sensation du soyeux que la main éprouverait en les caressant. Le bleu du ciel lui-même, si impalpable qu’il soit, acquiert parfois une apparence du velouté, qui augmente son charme en lui prêtant une douceur indéfinissable.

Chacun de nous probablement, avec un peu d’attention, se rappellera des jouissances du goût qui ont été de véritables jouissances esthétiques. Un jour d’été, après une course dans les Pyrénées poussée jusqu’au maximum de la fatigue, je rencontrai un berger et lui demandai du lait ; il alla chercher dans sa cabane, sous laquelle passait un ruisseau, un vase de lait plongé dans l’eau et maintenu à une température presque glacée : en buvant ce lait frais où toute la montagne avait mis son parfum et dont chaque gorgée savoureuse me ranimait, j’éprouvai certainement une série de sensations que le mot agréable est insuffisant à désigner. C’était comme une symphonie pastorale saisie par le goût au lieu de l’être par l’oreille. — Dans le même ordre d’expériences je mentionnerai encore quelques gorgées de vin d’Espagne qui me furent données généreusement par des contrebandiers en des circonstances analogues, — et même la simple trouvaille d’une source sur le flanc d’une montagne désolée. Peut-être en général la soif satisfaite fournit-elle un plaisir plus délicat, plus esthétique que la faim ; elle produit, en effet, une réparation plus immédiate ; lorsque toutes deux se trouvent jointes et sont contentées à la fois, le plaisir est porté à son maximum. Les sensations du goût ont si bien un caractère esthétique qu’elles ont donné naissance à une sorte d’art inférieur : l’art culinaire. Ce n’est pas seulement par plaisanterie que Platon comparait ensemble la cuisine et la rhétorique. La Fontaine a aperçu quelque chose d’esthétique jusque dans une huître ouverte, s’offrant à deux gourmets enthousiasmés, A. de Musset, jusque dans un pâté chaud, d’un aspect délectable. Un des personnages du même Musset compare la voix de son amie à un bon génie


Qui porte dans ses mains un vase plein de miel.


Le Cantique des cantiques, cette œuvre de poésie ardente qui a passionné de tout temps les mystiques, est pleine d’images de ce genre : « Le parfum de ta bouche est comme un vin excellent… Ton sein est une coupe où le vin parfumé ne manque pas… Comme ton amour vaut mieux que le vin !… Tes lèvres distillent le miel, ma fiancée ; il y a sous ta langue du miel et du lait… Mangez, amis, buvez, enivrez-vous d’amour. » Toute la poésie des peuples primitifs déborde de ces métapliores sensuelles, qui montrent que la jouissance la plus grossière de toutes, celle du manger et du boire, n’a rien en soi d’antipoétique : c’est l’allusion à cette jouissance qui semble, au contraire, éveiller le plus facilement le sentiment esthétique chez l’homme des premiers âges.

Les parfums saisis par l’odorat ont la même valeur que l’arôme saisi par le goût. La parfumerie, elle aussi, est une sorte d’art, qui d’ailleurs reste bien au-dessous de la nature même. Le principal reproche qu’on a adressé au goût et à l’odorat est le suivant : dans les impressions que ces sens nous donnent, l’intehigence ne peut saisir et distinguer le groupement des perceptions élémentaires ; une odeur ne se résout pas pour la pensée, comme un accord musical, en une série de notes distinctes, et d’autre part on peut difficilement combiner ou graduer les odeurs sans les confondre : ce sont les sensations où l’entendement peut le moins s’exercer et d’où ne peut jamais sortir une perception de forme. Sans doute, mais la perception de forme et de contour est si peu nécessaire à l’émotion esthétique qu’elle ne s’acquiert souvent qu’à la longue : pour un auditeur inexpérimenté les accords symphoniques les plus complexes restent indistincts et ne sont saisis que comme une seule note ; de même, pour quelqu’un qui n’a jamais regardé de tableau, la riche gamme de couleurs d’un Delacroix ne produira qu’une impression simple et confuse. Cependant, tous deux pourront goûter un charme esthétique dans cette symphonie de sons ou de couleurs où leur sensibilité non exercée ne saisit encore qu’un unisson. Notre éducation esthétique à tous est peu avancée quand il s’agit des odeurs ou des saveurs : nous ne pouvons avoir que des perceptions informes et mal coordonnées ; l’émotion esthétique qui s’en dégage sera donc vague et aura un caractère moins intellectuel : elle n’en existe pas moins. — « A-t-on jamais dit : une belle odeur ? » demande V. Cousin. — Si on ne l’a pas dit, du moins en français, on devrait le dire : l’odeur de la rose et du lis est tout un poème, même indépendamment des idées que nous avons fini par y associer. Je me rappelle encore l’émotion pénétrante que j’éprouvai, tout enfant, en respirant pour la première fois un lis. La douceur des jours de printemps et des nuits d’été est faite en grande partie de senteurs. S’asseoir au printemps sous un lilas en fleurs procure une sorte d’ivresse suave, et cet enivrement des parfums n’est pas sans analogie avec les jouissances complexes de l’amour. Notre odorat, malgré son imperfection relative, a encore un rôle considérable dans] tous les paysages aperçus ou décrits : on ne se figure pas l’Itahe sans le parfum de ses orangers emporté dans la brise chaude, les côtes de Bretagne ou de Gascogne sans « l’âpre senteur des mers, » si souvent chantée par V. Hugo, les landes sans l’odeur excitante des forêts de pins[14].

Les sensations auxquelles s’applique le plus exactement le mot beau sont celles de la vue : Descartes définissait même le beau ce qui est agréable aux yeux. Mais les poètes sont moins systématiques que les philosophes. Pour produire le maximum de l’émotion esthétique, loin de se servir exclusivement des termes empruntés au vocabulaire de la vue, les poètes préfèrent s’adresser aux sens inférieurs, où la vie est plus profonde et plus intense. Les mots beau, joli, gracieux, tous ceux qui expriment l’idée de forme et de surface saisie par les yeux, deviennent alors insuffisants : l’œil n’est pas assez directement affecté par ce qu’il voit ; c’est un sens trop indifférent. En général, dire qu’une chose est belle, c’est la qualifier encore superficiellement ; pour désigner ce qui nous pénètre, ce qui fait vibrer notre être tout entier, il faut chercher des termes moins objectifs et moins froids. Une belle voix touche moins qu’une voix douce, suave, chaude, pénétrante, vibrante. Peu de mots sont plus usités par les poètes que ces épithètes : âpre, amer, délicieux, embaumé, frais, tiède, brûlant, léger, mou, etc., toutes expressions empruntées aux sens du tact, du goût, de l’odorat[15]. — Remarquons-le toutefois, les sensations visuelles ne sont pas aussi superficielles qu’il le semblerait d’abord et que sont portés à le croire les esthéticiens anglais : de là vient qu’elles ont encore tant de valeur esthétique. L’œil est avant tout le sens de la lumière ; or, la lumière n’est pas moins nécessaire aux êtres vivants que la chaleur, elle active même davantage la croissance des plantes. Les vibrations lumineuses se rattachent d’ailleurs aux vibrations caloriques, et les perceptions visuelles ne sont qu’une spécialisation de la sensibilité générale dont l’organisme est doué par rapport aux vibrations de l’éther[16]. Aussi la joie que nous causent le passage de l’obscurité à la lumière, l’éclat du ciel bleu, la vivacité même de la couleur, marque-t-elle un bien-être total de l’organisme en même temps qu’une fête des yeux. La plante, quoiqu’elle n’ait pas le sens de la vue, pourrait éprouver quelque chose d’analogue en passant de l’ombre au soleil, elle qui se fane dans l’obscurité et se tourne toujours vers la clarté du soleil, comme si elle la voyait. Ici encore il faut se garder de ramener le plaisir esthétique au jeu d’un organe particulier. La poésie de la lumière vient de sa nécessité même pour la vie et de l’ardente stimulation qu’elle exerce sur tout notre organisme. Le plaisir que nous cause le lever du jour, par exemple., est bien plus que la satisfaction de l’œil : c’est avec notre être tout entier que nous saluons le premier rayon de lumière.

En outre, les sensations de la vue, qui sont de toutes les plus représentatives, acquièrent une nouvelle profondeur par les associations d’idées sans nombre dont elles sont devenues le centre. Autour d’elles se groupent des fragments entiers de notre existence : elles sont la vie en raccourci. Pour l’être doué du sens de la vue, le souvenir est une série de tableaux, c’est-à-dire d’images et de couleurs ; ces images se tiennent et s’appellent l’une l’autre. Regardez une rose dans un vase ; aussitôt il vous viendra à l’esprit, comme par une bouffée soudaine, le souvenir indistinct de toutes les sensations, de tous les sentiments liés d’babitude à la vue d’une rose : vous vous représenterez un jardin, des bosquets, une promenade, peut-être une promenade à deux, peut-être une main cueillant la fleur pour vous l’offrir, peut-être un corsage dont elle pourrait être la parure. Une simple couleur est déjà expressive. Ce n’est pas sans raison que les rhapsodes qui chantaient l’Iliade s’habillaient de rouge en souvenir des batailles sanglantes décrites par le poète ; au contraire, ceux qui déclamaient l’Odyssée portaient des tuniques bleues, couleur plus pacifique, symbole de la mer où erra si longtemps Ulysse. Qui pourrait se représenter, fait observer M. Fechner, Méphistophélès, cet habitant du feu éternel, vêtu d’azur, la couleur du ciel, ou un berger d’idylle drapé dans un manteau rouge ? Entre les perceptions de la vue et les pensées, il existe une secrète harmonie que les poètes et les peintres ont toujours respectée.

L’ouïe, qui a donné naissance aux arts les plus élevés (la poésie, la musique, l’éloquence), doit ses plus hautes qualités esthétiques à cette circonstance que le son, étant le meilleur moyen de communication entre les êtres vivants, a acquis ainsi une sorte de valeur sociale. Les instincts sympathiques et sociaux sont au fond de toutes les jouissances esthétiques de l’oreille. Pour l’être vivant, le plus grand charme du son, c’est qu’il est essentiellement expressif : il lui fait partager les joies et surtout les soufifrances des autres êtres vivants. Aussi ce qu’il y a pour l’oreille d’esthétique par excellence, c’est l’accent, expression directe et vibrante du sentiment. Toute la puissance de l’orateur est dans le ton et l’accent ; c’est là aussi l’élément essentiel de l’art dramatique ; la douleur qui s’exprime par la voix nous émeut en général plus moralement que celle qui s’exprime par les traits du visage ou par les gestes. La poésie même n’est autre chose, au fond, qu’un ensemble de mots choisis pour pouvoir vibrer davantage à l’oreille et qui contiennent pour ainsi dire en eux-mêmes leur propre accent. — Quant au chant, M. Spencer l’a fort bien montré, il n’est qu’un développement de l’accent ; c’est la voix humaine modulant au contact de la passion. Cicéron avait déjà dit : Accentus, cantus obscurior. La musique instrumentale, à son tour, n’est qu’un développement de la voix humaine. Au fond de tout son musical qui plaît se retrouve sans doute quelque chose d’humain : les sons durs et rauques nous rappellent le son de la voix en colère, les sons doux éveillent des idées de sympathie et d’amour[17], etc.

Si toute sensation peut avoir un caractère esthétique, quand et comment acquiert-elle ce caractère ? — C’est là, nous l’avons déjà dit, une simple affaire de degré, et il ne faut pas demander des définitions du beau trop étroites, contraires par cela même à la loi de continuité qui régit la nature. Il faut dire aux adorateurs du beau ce que Diderot disait aux religions exclusives : Élargissez votre Dieu.

Toute sensation, croyons-nous, passe ou peut passer par trois moments : dans le premier, l’être sentant constate en lui-même ce que nous appellerons avec M. Spencer un choc léger ou violent ; il distingue plus ou moins vaguement l’intensité et la qualité spécifique de l’impression, mais rien de plus ; nous ne confondons pas une sensation faible avec une forte, ou une sensation de son avec une sensation de couleur, mais à ce premier moment nous savons à peine encore si la sensation sera douloureuse ou agréable : par exemple, un instrument tranchant qui pénètre dans les chairs ne produit tout d’abord qu’une vive sensation de froid[18] ; la conscience sent la vivacité d’un coup avant d’être emplie par la douleur ; nous discernons un éclair fendant les ténèbres et nous en suivons de l’œil le zigzag un instant avant d’éprouver la souffrance de l’éblouissement. Dans le second moment la sensation se précise et prend, s’il y a lieu, un caractère clairement douloureux ou agréable, résultant de ce qu’elle est nuisible ou utile. Les psychologues allemands ont donné à ce caractère le nom de tonalité, devenu classique. On distingue la peine du plaisir comme on distingue le ton mineur du ton majeur, où les relations et les intervalles ne sont plus les mêmes. Enfin, lorsque la sensation de douleur ou de plaisir ne s’éteint pas immédiatement pour laisser place, soit à une action indifférente, soit à une autre sensation, il survient un troisième moment, appelé par l’école anglaise la diffusion nerveuse : la sensation, s’élargissant comme une onde, excite sympathiquement tout le système nerveux, éveille par association ou suggestion une foule de sentiments et de pensées complémentaires, en un mot envahit la conscience entière. À cet instant la sensation, qui ne semblait d’abord qu’agréable ou désagréable, tend à devenir esthétique ou antiesthétique. L’émotion esthétique nous semble ainsi consister essentiellement dans un élargissement, dans une sorte de résonance de la sensation à travers tout notre être, surtout notre intelligence et notre volonté. C’est un accord, une harmonie entre les sensations, les pensées et les sentiments. L’émotion esthétique a généralement pour base, pour pédale, comme on dirait en musique, des sensations agréables ; mais ces sensations ont ébranlé le système nerveux tout entier : elles deviennent dans la conscience une source de pensées et de sentiments. Le passage d’un bruit isolé à un accord, d’une voix solitaire à une symphonie, correspond au passage de la sensation simple à l’émotion esthétique. Au reste, il n’est pas de sensation qui soit vraiment simple, pas plus qu’il n’est de son simple ; il n’est pas de plaisir purement local dans lequel ne résonnent une foule de jouissances associées, comme résonnent dans une note les notes harmoniques dont l’ensemble constitue le timbre. Puisque les Allemands ont déjà appelé tonalité le caractère agréable ou désagréable de la sensation, on nous permettra d’appeler timbre la combinaison esthétique des plaisirs, les uns dominants, les autres éveillés par association, parfois mêlés de quelques douleurs ou tristesses confuses, comme de dissonances propres à relever l’harmonie de l’ensemble. C’est surtout dans ce timbre de la sensation que, selon nous, il faut placer le beau.

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CHAPITRE VII
THÉORIE GÉNÉRALE DU BEAU. — L’ÉMOTION ARTISTIQUE ET LA COULEUR DANS LES ARTS

Le résultat auquel nous arrivons, c’est que le beau est renfermé en germe dans l’agréable, comme d’ailleurs le bien même. L’agréable se ramenant à la conscience de la vie non entravée, c’est là aussi qu’on peut trouver le vrai principe du beau. Vivre d’une vie pleine et forte est déjà esthétique ; vivre d’une vie intellectuelle et morale, telle est la beauté portée à son maximum et telle est aussi la jouissance suprême. L’agréable est comme un noyau lumineux dont la beauté est l’auréole rayonnante ; mais toute source de lumière tend à rayonner et tout plaisir tend à devenir esthétique. Celui qui ne reste qu’agréable avorte pour ainsi dire ; la beauté au contraire est une sorte de fécondité intérieure.

Si ces considérations sont vraies, nous pourrons établir les lois suivantes : 1o quand une sensation vivement agréable n’est pas esthétique, c’est que l’intensiié locale de cette sensation est de nature à en entraver l’extension, la diffusion dans le système cérébral, d’où il suit que la conscience, absorbée sur un seul point, semble sur les autres suspendue. Le plaisir reste alors purement sensuel, sans devenir en même temps intellectuel ; il n’a pas cette complexité de résonances, ce timbre qui caractérise selon nous la jouissance esthétique ; 2o quand un plaisir acquiert dans la conscience le maximum d’extension compatible avec le maximum d’intensité, il constitue alors le plus haut degré de satisfaction, à la fois sensible et intellectuelle, c’est-à-dire la satisfaction esthétique ; 3o le temps nécessaire à la diffusion nerveuse dans le cerveau et au retentissement dans la conscience explique pourquoi la perception du caractère esthétique n’est pas toujours immédiate ; le jugement : Ceci est beau, doit en moyenne demander plus de temps que le jugement : Ceci est agréable ; ce dernier même exige plus de temps que la perception brute, qui demande en moyenne pour l’ouïe, 0, 15″, pour le tact, 0, 20″, pour la vue, 0, 21″. Le jugement esthétique ne devient presque immédiat que par l’accumulation des expériences chez l’individu ou chez la race[19].

En somme, le beau, croyons-nous, peut se définir : une perception ou une action qui stimule en nous la vie sous ses trois formes à la fois (sensibilité, intelligence et volonté) et produit le plaisir par la conscience rapide de cette stimulation générale. Un plaisir qui, par hypothèse, serait ou purement sensuel, ou purement intellectuel, ou dû à un simple exercice de la volonté, ne pourrait acquérir de caractère esthétique. Seulement, disons-le vite, il n’est pas de plaisir si exclusif, surtout parmi les plaisirs supérieurs, comme ceux de l’intelligence. Rien n’est isolé en nous, et tout plaisir vraiment profond est la conscience sourde de cette harmonie générale, de cette complète solidarité qui fait la vie : l’agréable est le fond même du beau.

Il résulte de ce qui précède qu’en fait d’émotion, rien de ce qui est superficiel et partiel, rien de ce qui toucherait un organe spécial sans retentir jusqu’au fond même de l’être, ne mériterait vraiment le nom de beau. La théorie qui tend à identifier le plaisir du beau et le plaisir du jeu, malgré les éléments vrais qu’elle renferme, est donc dans sa direction même opposée à la vérité. Le propre du jeu, en effet, c’est de n’intéresser à lui que l’organe ou la faculté qu’il exerce et de laisser indifférent le reste de l’être ; cette indifférence souveraine était précisément l’idéal proposé à l’artiste par Schiller sous le nom de liberté : « Les Grecs, les interprètes les plus éminents de l’art, dit-il, transportaient dans l’Olympe ce qui devait être réalisé sur la terre… Ils affranchissaient leurs divinités bienheureuses des chaînes de tout devoir, de toute fin à atteindre, de tout souci, et faisaient du loisir et de l’indifférence le lot digne d’envie de la condition divine : ce qui n’était qu’une expression tout humaine pour désigner l’existence la plus libre et la plus sublime… Ils effaçaient des traits de leur idéal et l’inclination et toute trace de volonté… Chez leurs dieux il n’est point de force luttant contre des forces, nul côté faible qui livre passage à la vie du temps. » Cette théorie est celle du quiétisme dans l’art ; en voulant élever ainsi l’art au-dessus de la vie, au-dessus de la sphère de l’action et du désir, Schiller le rabaisse réellement au-dessous ; la prétendue liberté de ses dieux artistes et épicuriens, jouant sérieusement avec des apparences, ne vaut pas la dépendance où nous sommes par rapport aux émotions réelles et passionnées, aux souffrances ou aux joies de l’existence dans le temps. La comédie ne vaut pas la vie.

Loin d’être, comme le voulait Schiller, un signe nécessaire de supériorité, le jeu est le mouvement qui se rapproche le plus de la simple action réflexe ou instinctive, et, d’autre part, tout jeu, tout exercice facile et rapide d’un organe déterminé tend par l’habitude à se transformer en action réflexe. On connaît l’histoire de ce violoniste qui jouait dans un orchestre et qui, ayant perdu la conscience dans un accès de vertige épileptique, continuait néanmoins de faire exactement sa partie : tous ses organes, et probablement ses nerfs auditifs eux-mêmes, continuaient mécaniquement leur jeu ; tout vibrait encore en lui, excepté la vie et la conscience en leur profondeur, qui s’étaient désintéressées et endormies. Beaucoup d’artistes ressemblent à ce musicien qui ne jouait qu’avec les doigts ; beaucoup de dilettanti, eux aussi, n’écoutent qu’avec les oreilles, ne voient qu’avec les yeux, ne jugent que d’après des habitudes machinales : l’âme en eux se désintéresse et vague autre part ; alors l’art devient en vérité un jeu, un moyen d’exercer tel ou tel organe sans faire tressailhr la vie jusque dans son fond. Mais ce n’est plus l’art, c’est son contraire même. Les émotions vraiment esthétiques sont celles qui nous possèdent tout entiers, celles qui, en nous faisant battre le cœur avec plus de force, peuvent précipiter ou ralentir le cours du sang dans tout notre être, augmenter l’intensité même de notre vie. Beethoven, en écrivant sa symphonie héroïque qu’il voulait dédier à Bonaparte, pouvait être aussi envahi et troublé par l’émotion esthétique que Bonaparte lui-même l’avait été par l’émotion de hvrer telle ou telle bataille. Le véritable artiste se reconnaît à ce que le beau le touche, l’ébranlé aussi profondément, plus peut-être que les réalités de la vie ; pour lui, c’est la réalité même.

La théorie de l’école anglaise, si on la poussait à l’extrême, aboutirait aux conséquences que nous venons de montrer. Elle a donc besoin, selon nous, d’importantes corrections. Résumons les principales. Selon M. Spencer et son école, l’idée du beau exclut : 1o ce qui est nécessaire à la vie ; 2o ce qui est utile à la vie ; 3o elle exclut même en général tout objet réel de désir et de possession pour se réduire au simple exercice, au simple jeu de notre activité. Selon nous, au contraire, le beau, se ramenant en somme à la pleine conscience de la vie même, ne saurait exclure l’idée de ce qui est nécessaire à la vie ; la première manifestation du sentiment esthétique, c’est le besoin satisfait, la vie reprenant son équilibre, larenaissance de l’harmonie intérieure, et c’est là ce qui fait la beauté élémentaire des sensations. De même, le beau, loin d’exclure ce qui est utile, présuppose l’idée d’une volonté accommodant spontanément les moyens aux fins, d’une activité cherchant à dépenser le minimum de force pour atteindre un but. De là résulte la beauté des mouvements. Pour être beau, un ensemble de mouvements a besoin qu’on lui reconnaisse une certaine direction dominante ; il faut donc qu’il soit d’abord l’expression de la vie, ensuite d’une vie intelligente et consciente. Enfin le beau, loin d’exclure l’idée du désirable, s’identifie au fond avec cette idée. Beau et bon ne font qu’un, et cette unité, visible dans nos sentiments, se laisse pressentir dans les mouvements ou dans les sensations. Le beau, au lieu de rester quelque chose d’extérieur à l’être et de semblable à une plante parasite, nous apparaît ainsi comme l’épanouissement de l’être même et la fleur de la vie.


Les grandes émotions esthétiques sont en général très voisines, tantôt des sensations les plus fortes et les plus fondamentales de la vie physique, tantôt des sentiments les plus élevés de la conscience morale. Aussi pouvons-nous déduire des principes que nous venons d’établir la règle pratique suivante pour l’art et la poésie : l’émotion produite par l’artiste sera d’autant plus vive que, au lieu de faire simplement appel à des images visuelles ou auditives indifférentes, il tâchera de réveiller en nous, d’une part les sensations les plus profondes de l’être, d’autre part les sentiments les plus moraux et les idées les plus élevées de l’esprit. En d’autres termes, l’art devra intéresser indistinctement à l’émotion toutes les parties de nous-mêmes, les inférieures comme les supérieures. Il sera donc à la fois très matériel, très réaliste, et en même temps il fera la part la plus large aux sentiments et aux idées. Ce qui, dans l’art, est superficiel et blâmable, c’est le jeu de l’imagination pour l’imagination même, c’est-à-dire la succession d’images indifférentes, ne pouvant se traduire en sensations douloureuses ou agréables, ni en idées et en sentiments. Une pure fiction n’est pardonnable dans l’art que si elle est un symbole intellectuel ou moral, si par ce côté elle est réelle et fait penser ou sentir : mais rien de moins esthétique que le frivole. L’arabesque, au lieu d’être le principe générateur du dessin, de la poésie et de la musique, en est l’avortement. Quant à ce qu’on appelle la couleur en poésie et en littérature, c’est tout le contraire d’un assemblage de nuances provoquant un jeu indifférent de la vue, et les peintres en littérature, comme Th. Gautier et son école, qui prétendent avoir une palette au lieu d’une plume, se méprennent absolument sur leurs propres procédés. Dans la littérature, la couleurne s’obtient généralement que par la représentation de sensations non indifférentes (qui n’ont quelquefois aucun rapport avec celles de l’œil). Un poète aveugle de naissance pourrait écrire des peintures très colorées, en se bornant à faire appel aux sens du tact, de l’ouïe, de l’odorat, au sens vital, aux sentiments et aux idées. Voici, par exemple un passage de Flaubert, où la puissance de couleur est extraordinaire et où cependant il n’y a pas une image empruntée directement au sens de la vue :


Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l’écrasait ; et elle repassa par la longue allée en trébuchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait… Elle n’avait plus conscience d’elle-même que par le battement de ses artères, qu’elle croyait entendre s’échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu’une onde… Elle ne se rappelait point la cause de son horrible état, c’est-à-dire la question d’argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l’abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l’existence qui s’en va par leur plaie qui saigne.


Pour que la représentation par le poète d’une sensation visuelle, indifférente en elle-même, produise tout son effet sur l’esprit du lecteur, il faut alors que celle-ci soit environnée de sensations moins passives, et mêlée à des sentiments moraux. Voici par exemple, en trois vers, un tableau de V. Hugo (Stella) :


Je m’étais endormi la nuit près de la grève.
Un vent frais m’éveilla, je sortis de mon rêve,
J’ouvris les yeux, je vis l’étoile du matin.

Supprimez cette sensation vitale de la brise fraîche, cette action d’ouvrir les yeux en secouant le rêve ; le paysage lui-même se brouillera ; on ne verra plus l’étoile. C’est qu’en réalité on ne la voit pas seulement avec l’œil, tous les sens excités à la fois contribuent à la formation du tableau. Bien plus, un sentiment moral, une idée vient en hâte s’ajouter à l’image sensible : on pressent que, par cette clarté matinale de l’étoile, le poète entend autre chose qu’une simple lueur matérielle ; on entrevoit le symbole et la légende sous la réalité ; l’intelligence même aide alors l’imagination, et nous nous mettons pour ainsi dire tout entiers dans cette vision de l’astre dissipant la nuit et resplendissant « au fond du ciel lointain[20]. »

En somme, dans la poésie et la littérature, la faculté de peindre, de dessiner, le soin de la perspective, l’architectonique, tout cela n’a rien de commun avec ce que désignent ces mots quand ils s’appliquent à un art particulier, ayant pour fin la vue. Dans la poésie, l’image fournie est le produit de la coopération de tous nos sens et de toutes nos facultés. Dans les autres arts il n’en est pas ainsi. Cependant, remarquons aussi qu’un tableau, une statue, sont d’autant meilleurs qu’ils excitent par association les facultés les plus diverses de notre être. En général, tout chef-d’œuvre d’art n’est autre chose que l’expression dans le langage le plus sensible de l’idée la plus élevée. Plus l’idée est haute et intéresse la pensée, plus l’artiste doit s’efforcer d’intéresser aussi les sens : rendre l’idée sensible et concrète, et, d’autre part, rendre la sensation féconde et en faire sortir la pensée, tel est donc le double but de l’art.


Tandis que l’art s’efforce ainsi de donner toujours l’amplitude la plus grande à toute sensation comme à tout sentiment qui vient ébranler notre être, la vie même semble travailler dans le même sens et se proposer une fin analogue. Puisque, croyons-nous, rien ne sépare le beau et l’agréable qu’une simple différence de degré et d’étendue, voici ce qui tend à se produire et se produira toujours davantage dans l’évolution humaine. La jouissance, même physique, devenant de plus en plus délicate et se fondant avec des idées morales, deviendra de plus en plus esthétique ; on entrevoit donc, comme terme idéal du progrès. un jour où tout plaisir serait beau, où toute action agréable serait artistique. Nous ressemblerions alors à ces instruments d’une si ample sonorité qu’on ne les peut toucher sans en tirer un son d’une valeur musicale : le plus léger choc nous ferait résonner jusque dans les profondeurs de notre vie morale. À l’origine de l’évolution esthétique, chez les êtres inférieurs, la sensation agréable reste grossière et toute sensuehe ; elle ne rencontre pas un milieu intellectuel et moral où elle puisse se propager et se multiplier ; dans l’animal, l’agréable et le beau ne se distinguent pas. Si l’homme introduit ensuite entre ces deux choses une distinction d’ailleurs plus ou moins artificielle, c’est qu’il existe encore en lui des émotions plutôt animales qu’humaines, trop simples, incapables d’acquérir cette infinie variété que nous sommes habitués d’attribuer au beau. D’autre part, les plaisirs intellectuels eux-mêmes ne nous semblent pas toujours mériter le nom d’esthétiques, parce qu’ils n’atteignent pas toujours jusqu’au fond de l’âme, dans la sphère des instincts sympathiques et sociaux ; ils ne produisent qu’une jouissance trop étroite. Mais nous pouvons, en nous inspirant de la doctrine même de l’évolution, prévoir une troisième et dernière période du progrès où tout plaisir contiendrait, outre les éléments sensibles, des éléments intellectuels et moraux ; il serait donc non seulement la satisfaction d’un organe déterminé, mais celle de l’individu moral tout entier ; bien plus, il serait le plaisir même de l’espèce représentée en cet individu. Alors se réalisera de nouveau l’identité primitive du beau et de l’agréable, mais ce sera l’agréable qui rentrera et disparaîtra pour ainsi dire dans le beau. L’art ne fera plus qu’un avec l’existence ; nous en viendrons, par l’agrandissement de la conscience, à saisir continuellement l’harmonie de la vie, et chacune de nos joies aura le caractère sacré de la beauté.

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  1. M. Spencer reconnaît lui-même de quelle source lui vient l’idée maîtresse de sa théorie du beau : « Il y a plusieurs années, dit-il, je rencontrai dans un auteur allemand cette remarque, que les sentiments esthétiques dérivaient de l’impulsion du jeu. Je ne me rappelle pas le nom de l’auteur ; mais la proposition elle-même est restée dans ma mémoire comme offrant sur ce point, sinon la vérité même, du moins une esquisse de la vérité. » M. Grant Allen, dans son Esthétique physiologique, a déduit de cette notion fondamentale une théorie de l’art ; en même temps, il a tenté d’expliquer par la « sélection sexuelle, » où le plaisir du beau a un si grand rôle, le développement de nos sens esthétiques, principalement du sens de la couleur. M. James Sully, dans son important ouvrage sur la Sensation et l’Intuition, a également appliqué aux arts la théorie de l’évolution universelle.
  2. Suivant M. Renouvier et l’école criticiste, l’imagination poétique est de nos jours dans un état d’infériorité parce qu’elle se prend et qu’on la prend « trop au sérieux ; » elle n’ose s’étendre librement, de peur de la raison ; il faut, au contraire, qu’elle se joue en pleine liberté et « abandonne toute prétention directe sur le vrai et sur l’utile. » Alors seulement la poésie et l’art en général « arrivera à son plein affranchissement. » La première condition de toute œuvre d’art, c’est le désintéressement du vrai et de l’utile, « parce que ni l’utilité ni la vérité n’en doivent être les objets propres et directs, mais seulement l’émotion et la beauté. » (Critique philosophique, 4e année, I, 304.) — Nous aurons à rechercher précisément s’il peut y avoir une vive émotion esthétique en dehors de toute vérité, de toute réalité, et même de toute utilité.
  3. C’est une question sur laquelle nous reviendrons dans le livre II.
  4. M. Grant Allen a fait, depuis, une pari plus juste à l'architecture dans une intéressante étude sur l’Évolution esthétique chez l'homme (Mind., oct. 1880). Selon lui, l'évolution du sentiment esthétique a parcouru trois stages successifs ; ce sentiment s'est manifesté d'ahord par l'amour de la parure, ensuite par l'ornementation des armes et des ustensiles domestiques, plus tard par la construction et l'ornementation des huttes ou des maisons. Dans les maisons, on a orné d'abord l'intérieur, puis, dans l'intérieur, l'endroit où pouvait pénétrer un étranger ; c'est l'origine de nos salons de réception. Plus tard, l'architecture (qui est comme le troisième art humain) s'est développée dans la construction des palais des chefs et des dieux.
  5. Dans une lettre très intéressante qu’il nous a adressée au sujet d’une étude publiée par nous dans la Revue des Deux-Mondes (août 1881). Cette étude est reproduite ici même.
  6. V. plus loin notre analyse des sensations du tact, du goût, etc.
  7. C’est ce qu’admet M. Grant Allen, Æsthetic evolution in man (Mind, oct. 1880).
  8. Malgré l’opposition qu’établit M. Grant Allen entre les fonctions vitales et l’émotion esthétique, il reconnaît que le besoin et le désir a été un facteur essentiel dans l’évolution du sentiment du beau (Mind, oct. 1880) ; pour nous, nous croyons que ce n’est pas un simple facteur, mais un élément même de l’émotion esthétique. Cet élément subsiste encore aujourd’hui et subsistera toujours. Pourquoi établir aujourd’hui une opposition si tranchée entre le beau, l’utile et l’agréable, lorsqu’on reconnaît qu’ils ont été primitivement confondus ?
  9. « Un vrai statuaire, a écrit récemment M. Sully Prudhomme, peut faire un chef-d’œuvre du buste d’un bossu, s’il a pénétré et exprimé par le concert des formes l’intime solidarité vitale qui fait influer la gibbosité sur l’angle facial et sur les traits mêmes du visage, car les bossus les plus différents se ressemblent par le rayonnement de leur commun caractère ; ils ont la bosse partout. À ce point de vue, il y a un beau bossu pour le sculpteur, comme il y a un beau cas de bosse pour le naturaliste qui admire la coordination des caractères. Cette beauté-là n’est, bien entendu, qu’une condition du beau plastique, mais elle est fort estimée des artistes, parce qu’elle est essentielle et rare, et suppose une grande puissance d’observation. À leurs yeux, celui qui trahit la vérité plastique au profit d’une beauté imaginaire est inférieur à celui qui la respecte avec une imagination pauvre. » (L’expression dans les œuvres d’art, p. 204.) C’est donc la beauté de la laideur même, l’harmonie persistante sous les discordances, c’est la vie réalisant un certain ordre au sein du désordre, qui fait la beauté d’un bossu peint ou sculpté par un maître.
  10. M. Spencer nous raconte à quelle occasion il vint à concevoir cette théorie si ingénieuse de la grâce : « Un soir, dit-il, j’étais à regarder une danseuse, et au dedans de moi je condamnais ses tours de force comme autant de dislocations barbares qu’on aurait sifflées si les gens n’avaient pas tous la lâcheté d’applaudir ce qu’ils croient être de mode d’applaudir ; je m’aperçus que, si dans l’ensemble il se glissait par hasard quelques mouvements d’une grâce vraie, c’étaient ceux qui, par comparaison, coûtaient peu d’efforts. Il me revint à l’esprit divers faits qui confirmaient mon idée, et j’arrivai alors à conclure, d’une façon générale, qu’une action a d’autant plus de grâce qu’elle s’exécute avec une moindre dépense de force. » (Essai sur la grâce, traduction Burdeau.)
  11. La précision dans les gestes n’est disgracieuse que quand elle a quelque chose de heurté, de saccadé ; mais cela même est en somme un défaut d’exactitude : tous les gestes, s’ils sont bien calculés, doivent se fondre les uns dans les autres, n’avoir rien d’anguleux ; ils acquièrent alors ce je ne sais quoi de coulant qui est à la fois la grâce et la précision suprême, et qui est compatible avec le travail comme avec le jeu.
  12. Lorsque la forme, pour être perçue et mesurée, vient à exiger un certain effort, elle pourra encore éveiller des émotions esthétiques, mais ce sera plutôt l’idée du grandiose, du vigoureux, du sublime, que celle du beau proprement dit. La position verticale a quelque chose de plus dur et de plus énergique : c’est qu’en premier lieu, la ligne verticale exige de l’œil plus d’effort pour être embrassée ; en second lieu, elle est la position habituelle de tout ce qui vit et lutte, elle exige des membres un plus grand déploiement de force, puisqu’il faut alors lutter contre la pesanteur. Au contraire, la position horizontale est celle de l’homme endormi ou mort, des troncs d’arbres arrachés, des colonnes renversées, de la plaine, de l’eau quand elle est tranquille : tout ce qui veut se reposer se couche. Aussi un paysage aux lignes horizontales, aux édifices larges et bas, aura-t-il un caractère plus calme, souvent plus prosaïque, que de hautes maisons, des tours, des rochers à pic, de grands arbres droits. Des trois dimensions, c’est la longueur horizontale qui fait le moins d’effet : mille pieds de terrain plat sont loin de produire, comme le remarqxie M. Fechner et comme l’avait déjà remarqué Burke, la même impression que des pyramides ou des pics hauts de mille pieds ; mais c’est la profondeur qui saisit le plus, à cause de l’idée de chute.
  13. Peut-être, au contraire, pour les aveugles, la supériorité esthétique des lignes courbes et des surfaces arrondies est-elle plus marquée encore que pour ceux qui jugent avec leurs yeux : les angles, surtout les angles sortants, blessent presque le toucher ; ils froissent beaucoup moins la vue. Le toucher, sous bien des rapports, doit avoir, lorsqu’il est exercé, autant et plus de délicatesse que l’œil.
  14. Un professeur me racontait qu’un jour, en ouvrant un vieux dictionnaire, rôdeur toute particulière de papier jauni qui s’en exhala suffit à évoquer devant lui sa jeunesse passée sur les livides, ses innombrables veillées occupées à tourner les feuillets ; puis, l’image s’agrandissanl, il revit son collège, sa maison, ses parents, un âge entier de sa vie, et tout cela enveloppé en quelque sorte de cette odeur âcre des livres, dans laquelle il respirait son passé même.

    Si nous avions un odorat aussi aiguisé que celui du chien par exemple, il est probable que les odeurs entreraient comme élément nécessaire dans toutes nos émotions esthétiques, jusque dans nos jugements sympathiques (car un chien éprouve de la répulsion ou de l’attraction pour les gens suivant leur odeur, comme nous suivant l’expression de la physionomie).

  15. Je viens d’ouvrir un volume d’Alfred de Musset ; j’y trouve le mot léger employé trois fois en quelques vers, ainsi que frais et mou. « La douce strophe du poète, » dit Hugo. Dans ce vers de Shelley :

    Our sweetest songs are those that tell of saddest thought,


    comment substituer à sweet une autre épithète ?

    D’intéressantes recherches de M. Sully Prudhomme confirment ces observations (publiées déjà par nous dans la Revue des Deux-Mondes, août 1881). M. Sully Prudhomme a dressé un tableau synoptique des qualificatifs communs aux perceptions sensibles et aux états moraux : dans cette liste, c’est de tous les sens celui du toucher qui fournit le plus d’épithètes expressives, applicables aux états moraux ; ce sens en donne une cinquantaine ; les saveurs et les sensations de température en fournissent une trentaine qui comptent parmi les plus expressives de toutes (l’Expression dans les beaux-arts, p. 80).

  16. Déjà, dans le protoplasma, des réactions se produisent sous l’influence de la lumière. Toute matière animée paraît même sensible aux diverses intensités lumineuses des différentes régions du spectre. Si on place des sensitives dans des lanternes en verres de couleur, on voit les pétioles s’abaisser et les folioles s’étioler dans les lanternes violettes, bleues et même vertes ; il y a au contraire redressement exagéré et demi-fermeture dans les lanternes jaunes et rouges. Le Volvox globator est une sorte de polypier formé d’individus situés dans l’épaisseur et à la surface d’une membrane sphéroïde remplie d’eau à l’intérieur ; si on plonge dans l’eau un corps bleu ou rouge, dit le physiologiste allemand Ehrenberg, « on observe au microscope une grande agitation autour des masses arrondies ; cette agitation résulte de l’action commune de tous ces animaux qui, comme les bêtes d’un troupeau ou des bandes d’oiseaux, ou encore comme des foules d’hommes qui chantent ou qui dansent, suivent un rythme commun et adoptent une même direction sans en avoir une claire conscience : tous ces polypiers nagent vers l’objet coloré. » On connaît les expériences de M. Paul Bert sur les Daphnies, petits crustacés presque microscopiques, qu’il avait placés dans un vase obscur où la lumière pénétrait par une fente étroite. Il fait tomber sur cette fente une région quelconque du spectre : aussitôt les petits crustacés, jusqu’alors dispersés au hasard dans toutes les parties du liquide, nagent en foule dans la direction du rayon lumineux ; seulement ils accourent plus vile quand ce sont des rayons jaunes ou rouges que lorsque les rayons sont bleus et surtout violets ; enfin ils sont insensibles comme nous aux rayons ultra-violets ou ultra-rouges. — Dans une cuve à glaces parallèles pleine de Daphnies, M. Paul Bert ayant projeté à la fois tous les rayons du spectre vit son petit peuple se grouper de préférence dans les régions du spectre qui vont de l’orangé au vert ; il y en avait moins dans le rouge, beaucoup moins dans le bleu, très peu dans le violet, plus du tout au delà : il avait composé ainsi une sorte de gamme vivante correspondant à l’intensité décroissante des rayons lumineux.
  17. On voit combien est controuvée cette théorie de M. E. Hanslick, d’après laquelle la musique serait essentiellement « inexpressive, » et aussi cette affirmation étrange de M. Fechner lui-même, selon laquelle la musique ne serait pas susceptible d’éveiller des associations d’idées.

    Remarquons d’ailleurs qu’on ne peut ramener tout à fait le plaisir de l’ouïe, pas plus que celui de la vue, au jeu indifîérent d’un organe particulier. Les vibrations sonores peuvent être perçues par le corps tout entier, et indépendamment de l’ouïe doivent offrir déjà quelque chose de plus ou moins esthétique. Un aveugle sourd, qui reconnaît le passage d’une personne à l’ébranlement de l’air oa du plancher, doit pouvoir distinguer un pas léger ou pesant : c’est le germe de l’impression de la grâce.

  18. Voir la Douleur ; par M. Ch. Richet (Revue philosophique, 1877, p. 475).
  19. Probablement il est plus lent chez certains peuples que chez d’autres, chez les Anglais ou les Allemands par exemple que chez les Français, en moyenne. Il serait intéressant d’apprécier, étant donnés plusieurs individus esthétiquement aussi bien doués, et de diverses races, si l’explosion de l’admiration se produirait aussi vite chez eux, devant une beauté incontestable de la nature ou de l’art. D’après M. Grant Allen, qui parle en son propre compte, il faudrait plusieurs expériences accumulées et une série de comparaisons pour bien saisir certaines beautés naturelles, comme les chutes d’eau. « Si on peut en croire une expérience personnelle, ce n’est pas la première chute d’eau qui charme le plus. Le Niagara même, vu dans la première jeunesse, ne produit guère une aussi forte impression que la petite cascade de Swallow-Fall, à Bettws-y-Coed.» (Mind., oct. 1880). Chez une nature très impressionnable, c’est juste le contraire qui serait à craindre : Swallow-Fall pourrait produire l’impression du Niagara. Chez un tempérament comme celui de M. Grant Allen, l’émotion esthétique, étant le produit de comparaisons et de réminiscences à demi-conscientes, doit être peu rapide, plus durable qu’intense, plus susceptible de raffinements avec l’âge que délicate de prime abord.
  20. Nous pourrions faire des remarques analogues sur cet autre passage de Flaubert où les représentations, empruntées à tous les sens et qui forment paysage, ne sont que l’expression et comme le renforcement du sentiment même, de telle sorte que le tableau, vu sous un certain angle, est tout sensible, et, regardé à un autre point de vue, est tout moral :

    « La nuit douce s’étalait autour d’eux… Emma, les yeux à demi-clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils ne se parlaient pas, trop perdus qu’ils étaient dans l’envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au cœur, abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avec autant de mollesse qu’en apportait le parfum des seringas, et projetait dans leur souvenir des ombres plus démesurées et mélancoliques que celles des saules immobiles qui s’allongeaient sur l’herbe. »

    On remarquera que les images empruntées à la vue perdent leur indifférence dans ce passage, à cause du sentiment qui s’y attache : les ombres des saules telles que le romancier nous les montre, immobiles et démesurées, nous produisent aussitôt une impression plus morale encore que sensible : elles deviennent, comme il l’a voulu, un symbole de tristesse et finissent par s’étendre sur notre âme même.