Les Problèmes de l’esthétique contemporaine/Préface


PRÉFACE


La science tend de nos jours à envahir tout le domaine intellectuel. L’humanité avait jusqu’ici vécu surtout de ces trois choses : la religion, la morale, l’art. Or l’esprit scientifique a presque entièrement détruit les bases des diverses religions ; il s’attaque aujourd’hui aux principes reçus de la morale ; — il n’est pas porté à respecter davantage l’art, ce dernier refuge du « sentimentalisme. »

Les grands artistes avaient cru de tout temps au caractère sérieux et profond de l’art ; ils l’estimaient plus vrai et plus important que la réalité même : ils lui vouaient leur vie, se dépensaient pour lui sans compter. Ce respect de l’art, chez les plus mystiques d’entre eux, devenait une sorte de culte : Beethoven, en écoutant intérieurement ses symphonies, croyait, nous dit-il, entendre Dieu même parler à son oreille, et sans doute, aux yeux de Michel-Ange, les fresques dont il couvrait la Chapelle Sixtine étaient une nouvelle consécration, aussi auguste que celle du prêtre. Nous sommes loin aujourd’hui de cet ordre d’idées, si l’on en juge par les théories sur l’art qui sont le plus en faveur auprès des savants, souvent même des philosophes. Une première théorie scientifique et philosophique ramène l’art, comme le beau même, à un simple jeu de nos facultés ; du reste, elle ne prétend pas le détruire, elle lui laisse même espérer une part croissante dans la vie humaine : car il est un exercice, assez vain sans doute, mais pourtant hygiénique, de nos facultés les plus hautes. — Jusqu’à quel point cette théorie est-elle vraie ? C’est là un premier et important problème, relatif à la nature même de l’art.

À cette théorie sur le jeu esthétique vient bientôt s’en ajouter une autre plus radicale : si l’art n’est que le jeu des hommes, il est infiniment au-dessous du travail sérieux de la science ; dès lors, a-t-il bien devant lui cet avenir qu’on lui promet ? Le jeu est plus nécessaire aux enfants qu’à l’âge mûr ; dès maintenant il y a un certain nombre d’hommes positifs pour lesquels l’art est un véritable enfantillage : l’humanité future ne leur ressemblera-t-elle pas ? L’art en apparence le plus ennemi de l’esprit scientifique, c’est la poésie : des objections particulières lui sont adressées. Le rythme compliqué du vers, la rime, cet arrangement délicat des mots qui semble si artificiel au premier abord, est ce qui déplaît le plus au rigorisme de l’esprit scientifique. On a comparé irrévérencieusement les poètes à ces joueurs de flûte qui distrayaient les oreilles des anciens pendant leurs repas ; aujourd’hui nous nous passons de joueurs de flûte en dînant, et nos repas n’en sont pas moins animés. Le banquet de l’humanité pourra ainsi, dit-on, se passer des poètes, mais non des savants, qui prépareront seuls le solide du festin et qui entendent le manger seuls. — Ainsi se pose un second problème, relatif à l’avenir de l'art et de la poésie.

Enfin, les artistes eux-mêmes contribuent de nos jours à déprécier l'art en le réduisant à une pure question de forme, de procédés et de savoir-faire. Les peintres vantent ce qu'ils appellent, dans le trivial argot du métier, la patte et le chic ; les poètes vantent la rime riche. La forme devient l'unique objet de la préoccupation générale ; et non seulement en théorie, mais en fait, l'art semble un simple jeu d'adresse, où c'est une preuve de force que de tricher quelquefois, de savoir leurrer les yeux ou les oreilles. — De là un troisième problème, relatif à la forme de l'art et surtout de la poésie, l'art qui semble le plus abaissé depuis un certain nombre d'années.

Ces trois problèmes dont nous venons de parler sont essentiels ; ils sont, en conséquence, de tous les temps, mais ils ont une particulière « actualité » à notre époque de science positive. Sans vouloir attribuer à l'art le caractère mystique qu'on lui a donné quelquefois, nous nous proposons de rechercher s'il consiste simplement, comme l'affirment les philosophes et les artistes contemporains, dans un jeu de couleurs ou de sonorités. Le principe de l'art, selon nous, est dans la vie même ; l'art a donc le sérieux de la vie. L'objet de notre livre tout entier, c'est d'établir ce caractère sérieux de l'art et surtout de la poésie 1o dans son principe et son fond, 2o dans son développement futur, 3o dans sa forme même, qui doit emprunter à la pensée et au sentiment toute leur sincérité. Si nous parvenons à établir ces trois points, nous aurons ainsi défendu l’art et la poésie contre les pliilosophes et les savants ; ajoutons : contre les artistes et les portes. Rien de moins compatible avec le sentiment vrai du beau que ce dilettantisme blasé, pour lequel toute impression se restreint à une sensation plus ou moins raffinée, se réduit à une simple forme intellectuelle, à une fiction fugitive, pur instrument de jeu pour l’esprit. Tout ce qui glisse ainsi sur l’être sans le pénétrer, tout ce qui laisse froid (suivant l’expression vulgaire et forte), c’est-à-dire tout ce qui n’atteint pas jusqu’à la vie même, demeure étranger au beau. Le but le plus haut de l’art, c’est encore, en somme, de faire battre le cœur humain, et, le cœur étant le centre même de la vie, l’art doit se trouver mêlé à toute l’existence morale ou matérielle de l’humanité. Que restera-t-il un jour de nos diverses croyances religieuses et morales ? Peu de chose peut-être. Mais, si on nous demande ce qui restera des arts, de la musique, de la peinture, et particulièrement de cet art qui réunit en lui tous les autres et qui mérite d’être étudié à part, la poésie, nous croyons qu’on peut répondre hardiment : — tout, — du moins tout ce qu’il y a de meilleur, de profond et, encore une fois, de sérieux.

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