Les Problèmes de l’esthétique contemporaine/L’avenir de l’art et de la poésie

LIVRE II
L’AVENIR DE L’ART ET DE LA POÉSIE

Il y a une quarantaine d’années, à la fin d’un repas chez le peintre anglais Haydon, le poète Keats leva son verre en proposant le toast suivant : « Honnie soit la mémoire de Newton ! » Les assistants furent assez étonnés, et Wordsworth, avant de boire, demanda une explication. Keats répondit : « Parce qu’il a détruit la poésie de l’arc-en-ciel en le réduisant à un prisme. » Et l’on but « à la confusion de Newton. » — La poésie des choses est-elle donc réellement détruite par leur connaissance scientifique ? Toute poésie ressemble-t-elle en effet à ce voile multicolore et léger qui flotte entre terre et ciel, à cette écharpe brodée par la lumière, que les anciens avaient divinisée et dont Newton mit à nu la trame toute géométrique et terrestre ? Dès le dix-septième siècle, Pascal disait ne pas faire de différence entre le métier de poète et celui de « brodeur. » Cette définition, assez méprisante dans la pensée de Pascal, fut exagérée encore par Montesquieu : « Les poètes, dit-il, ont pour métier d’accabler la raison et la nature sous les agréments, comme on ensevelissait autrefois les femmes sous leurs parures. » Ces paroles, qui révoltaient Voltaire comme des crimes de « lèse-poésie, » et auxquelles pourtant on n’attribuait pas plus d’importance alors qu’à des boutades, paraîtraient aujourd’hui à un grand nombre de savants et de penseurs l’expression exacte d’une vérité. La poésie, qui avait pour elle, au dix-septième et au dix-huitième siècle, la majorité des « honnêtes gens, » n’aura bientôt plus, nous dit-on, que la minorité. La science est la grande obsession de notre siècle ; nous lui rendons tous, quelquefois sans en avoir bien conscience, un certain culte au fond de l’âme, et nous ne pouvons nous retenir de quelque dédain à l’égard de la poésie. M. Spencer compare la science à l’humble Cendrillon, restée si longtemps au coin du foyer pendant que ses sœurs orgueilleuses étalaient leurs « oripeaux » aux yeux de tous : aujourd’hui Cendrillon prend sa revanche ; « un jour la science, proclamée la meilleure et la plus belle, régnera en souveraine. » — « Il viendra un temps, dit à son tour M. Renan, où le grand artiste sera une chose vieillie, presque inutile ; le savant, au contraire, vaudra toujours de plus en plus. » M. Renan regrette quelque part de n’avoir pas été lui-même un savant, au lieu d’être une sorte de dilettante de l’érudition. Qui sait si, renaissant aujourd’hui, un Gœthe n’aimerait pas mieux se consacrer tout entier aux sciences naturelles ? si un Voltaire ne s’appliquerait pas plus qu’autrefois aux mathématiques, dans lesquelles il a déjà autrefois montré sa force ? si un Shakspeare, ce grand psychologue, cet esprit de tempérament si scientifique sous son imagination puissante, ne délaisserait pas les drames mesquins de l’humanité pour le grand drame du monde ? L’aïeul de Darwin consacra une partie de sa vie à écrire de mauvais poèmes ; son petit-fils, né cent ans plus tôt, en eût peut-être fait autant ; par bonheur, Charles Darwin est bien de son siècle : au lieu d’un poème des jardins, il nous a donné l’épopée scientifique de la sélection naturelle. Les poèmes meurent avec les langues, et les poètes, comme l’a écrit l’un d’eux, ne peuvent espérer pour leurs œuvres « qu’un soir de durée au cœur des amoureux ; » les toiles des peintres s’usent, et, dans quelques centaines d’années, Raphaël ne sera plus qu’un nom ; les statues et les monuments tombent en poussière : seule, semble-t-il, l’idée dure, et celui qui a ajouté une idée au lot de l’esprit humain peut vivre par elle aussi longtemps que l’humanité même. Faut-il donc croire que l’imagination et le sentiment ne sont point vivaces comme l’idée, et que l’art finira par céder la place à la science ? Il y a là un nouveau problème digne d’attention, puisqu’il touche en somme à la destinée même du génie humain et à ses transformations dans l’avenir.

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CHAPITRE PREMIER
L’AVENIR DE L’ART ET DE LA BEAUTÉ D’APRÈS LA STATISTIQUE ET LA PHYSIOLOGIE

Les savants qui nous prophétisent que la poésie et les arts disparaîtront par degrés s’appuient sur un certain nombre de faits : les uns sont empruntés à la physiologie et à l’histoire, les autres à la psychologie. — Examinons d’abord ce que les sciences naturelles et historiques nous apprennent sur le milieu où l’art peut vivre.

L’art, pour arriver à son plein développement, exige autour de l’artiste comme chez l’artiste même un culte de la beauté dont le peuple grec nous a donné l’exemple. Les Grecs — M. Taine aime à le répéter — avaient pour la pureté de la forme, pour la proportion harmonieuse des membres, pour les belles nudités un amour poussé jusqu’à l’adoration ; la beauté offrait à leurs yeux un caractère sacré, et Sophocle, encore éphèbe, avant de chanter en public un hymne aux dieux de la Grèce vainqueurs à Salamine, jetait bas ses vêtements devant l’autel. Ce culte de la beauté se retrouve à la Renaissance, au moment de la grande éclosion de tous les arts en Italie : un membre, un muscle, une omoplate suffisait pour transporter de plaisir ces générations d’artistes[1]. De nos jours, au contraire, la force et la beauté du corps ne sont plus notre idéal. Tout semble montrer d’ailleurs que la préoccupation trop exclusive des belles formes, et aussi des ornements, des parures, est le signe auquel on reconnaît les peuples primitifs. Chez ceux des peuples modernes qui sont encore à un degré inférieur de civilisation, comme les Arabes par exemple, le sexe masculin lui-même montre une grande coquetterie ; il cherche à plaire surtout par sa force et sa beauté physiques, par ses vêtements et sa parure. La civilisation détruit graduellement ces instincts primitifs, qui ont été pourtant, selon MM. Darwin et Spencer, le germe même de l’art. L’homme de nos jours ne se soucie plus guère, sous les vêtements commodes et disgracieux qui le cachent, d’avoir un torse bien proportionné, des muscles vigoureux. La coquetterie, que M. Renan appelle « le plus charmant de tous les arts, » subsiste sans doute et subsistera longtemps encore chez la femme, mais elle tend souvent à dévier de son but, qui est de faire ressortir la beauté des membres : on a peur de montrer même ses mains ! Les femmes, qui devraient plus que d’autres tenir à conserver des formes pures et correctes, entravent de mille manières le développement de leur corps et la circulation de leur sang. Aussi n’est-ce pas seulement le culte antique de la beauté, mais la beauté même qui, selou certaines inductions pliysiologiques, semble aujourd’hui en décadence ; de telle sorte que le principal objet des arts tendrait à disparafîlre . « La beauté, dit M. Renan, disparaîtra presque à l’avènement de la science. »

En fait, les statistiques constatent une diminution de la taille, une augmentation des infirmités et des maladies. Le corps humain est un instrument auquel nous demandons avant tout d’accomplir avec précision l’ouvrage particulier auquel le destine la division croissante du travail : s’il se déforme, peu importe ; l’industrie, les grands ateliers, le simple bureau de l’employé penché sur sa table, les salons où la femme du monde va dépenser le peu de force que lui laisse son sang appauvri, toutes ces servitudes ou ces jouissances de la vie moderne ont pour effet la décadence physique de la race et l’altération des formes. Ajoutez-y encore l’effort de la science pour conserver les malades et les infirmes, pour les aider à se reproduire ; la conscription, qui prend les hommes robustes en laissant chez eux les faibles ; l’agglomération des villes, qui épuise et flétrit si vite les générations : — vous en viendrez à comprendre qu’une sorte de sélection à rebours pourrait produire l’infirmité et la laideur. L’organe actif par excellence est et sera de plus en plus le cerveau : c’est donc lui qui attire à soi toutes les puissances de l’être. Selon certains anthropologistes, le système nerveux de l’homme civilisé est plus vaste de trente pour cent que celui du sauvage ; il ira s’accroissant encore, et cela aux dépens du système musculaire. On peut donc poser la loi physiologique suivante comme règle de révolution humaine : le système nerveux, se développant de plus en plus, affaiblira le reste de l’organisme dans la mesure strictement compatible avec le maintien de la vie et avec les fonctions de reproduction. Si l’homme pouvait vivre et faire souche quoique étant tout nerfs et tout cerveau, il tendrait à devenir tel et à réahser ainsi ce qu’imagine Diderot dans le Rêve de d’Alembert.

À ces spéculations, nécessairement hasardeuses, sur l’avenir de l’humanité, une première réponse se présente : un être comme celui que Diderot et M. Renan imaginent est physiquement impossible ; la race en disparaîtrait au profit d’une autre mieux équilibrée. En outre, si vous attribuez au cerveau humain dans l’avenir un développement aussi miraculeux, vous devez logiquement lui supposer assez d’intelligence pour s’apercevoir à temps de la décadence qui menacerait le reste du corps. La grande anomahe de notre époque, c’est que la science, qui envahit l’instruction, n’a pas encore réglé pratiquement l’éducation tout entière ; mais le propre de la science est de guérir les blessures qu’elle a faites elle-même : elle le peut par une éducation mieux réglée, par une meilleure entente de l’hygiène et de la gymnastique, en un mot par une application plus méthodique des lois qui règlent le développement harmonieux des organes. Mettons cependant les choses au pis ; même dans ce cas, l’avenir de la beauté et de l’art serait-il absolument compromis, comme l’affirme M. Renan, comme semble le craindre M. Taine regrettant les superbes et tranquilles Vénus, « fortes coname des chevaux ? » Nous ne le croyons pas. Pour parler d’abord de la beauté, il y avait sans doute quelque chose d’admirable dans la pureté immobile des formes, dans la proportion, dans le parfait rapport des organes aux fonctions qui constitue la beauté plastique et « l’efflorescence de la chair ; » peut-être cependant la beauté suprême et vraiment poétique est-elle surtout dans l’expression et le mouvement. Pour un moderne, ce qu’il y a de plus beau dans l’homme, c’est encore le visage. Or le visage, par le développement du système nerveux, de l’intelligence et de la moralité, tend à devenir plus expressif[2]. En vertu de la dépendance mutuelle des organes, l’homme des siècles à venir, s’il continue de développer son système nerveux dans une mesure compatible avec sa santé générale, devra porter dans sa physionomie même le reflet toujours plus visible de l’intelligence, « et, dans le fond des yeux, l’infini des pensées. » Le corps fût-il moins fortet moins beau que celui des athlètes de Polyclète ou des géants charnus de Rubens, la tête aurait acquis une beauté supérieure. N’est-ce donc rien, même au point de vue plastique, qu’un front sous lequel on sent la pensée vivre, des yeux où éclate une âme ? Même dans le corps entier, l’intelligence peut finir par imprimer sa marque ; moins bien équilibré peut-être pour la lutte ou la course, un corps fait en quelque sorte pour penser posséderait encore une beauté à lui. La beauté doit s’intellectualiser pour ainsi dire ; il en est de même de l’art. Si c’est surtout par l’expression que peuvent vivre l’art moderne et la poésie, si la tête et la pensée prennent déjà dans les œuvres de notre époque une importance croissante ; si le mouvement, signe visible de la pensée, finit par y animer tout, comme chez les Michel-Ange, les Puget et les Rude, l’art, pour s’être transformé, sera-t-il détruit ? On pourrait dire, en empruntant à la science contemporaine sa terminologie, que les anciens ont connu surtout la a statique » de l’art ; il reste à l’art moderne, avec le mouvement et l’expression, ce que nous appellerons la « dynamique » de l’art. Suivant dans son progrès l’évolution même de la beauté humaine, l’art tend à remonter, en une certaine mesure, des membres au front et au cerveau.

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CHAPITRE II
L’AVENIR DES ARTS SELON L’HISTOIRE. — L’ART ET LA DÉMOCRATIE

L’histoire, comme la physiologie, a fourni contre l’avenir de l’art mi certain nombre d’arguments spécieux. Le développement de tel ou tel art semble le plus souvent attaché à certaines mœurs et à un certain état social. Selon M. Taine, il est plusieurs arts dès aujourd’hui languissants, « auxquels l’avenir ne promet pas l’aliment dont ils ont besoin. » « Le règne de la sculpture est fini, dit M. Renan, le jour où l’on cesse d’aller à demi-nu. L’épopée disparaît avec l’âge de l’héroïsme individuel ; il n’y a pas d’épopée avec l’artillerie. Chaque art, excepté la musique, est ainsi attaché à un état du passé ; la musique elle-même, qui peut être considérée comme l’art du dix-neuvième siècle, sera un jour faite et parachevée. »


L’art le plus compromis dans les temps modernes est la sculpture, et Victor Cousin avait dit avant M. Renan qu’il ne saurait y avoir de « sculpture moderne » avec les mœurs de nos jours. En admettant que cet art se trouve à ce point en danger, les progrès de la science, qui caractérisent essentiellement l’esprit moderne, n’y sont pour rien ; au contraire, la sculpture antique vivait elle-même par la science : les artistes anciens étaient plus savants dans la technique de leur art que nos artistes modernes. À la Renaissance, les Léonard de Vinci et les Michel-Ange étaient de puissants génies scientifiques. Loin de tuer la sculpture, c’est peut-être la science moderne qui sera capable un jour de la rajeunir : rien de plus précieux pour l’art, par exemple, que les recherches commencées par des savants tels que Darwin sur l’expression des émotions. Le système nerveux et ses rapports avec le système musculaire renferment encore aujourd’hui, pour nous, quantité d’inconnues. « Il n’est pas permis au sculpteur, a écrit Ruskin, d’être en défaut soit pour la connaissance, soit pour l’expression du détail anatomique. Seulement, ce qui pour l’anatomiste est la fin, est pour le sculpteur le moyen… Le détail n’est pas pour lui une simple matière de curiosité ou un sujet de recherche, mais l’élément dernier de l’expression et de la grâce. » La plastique et la science ne s’excluent donc point. Quant au changement des mœurs, qui ne date pas d’hier, il n’a point entraîné et n’entraînera pas, sans doute, la disparition de la statuaire. On ne refera point la Vénus de Milo ou l’Hermès de Praxitèle ; mais qui sait si le statuaire ne deviendra pas capable de fixer dans la pierre des idées, des sentiments poétiques que les Grecs, avec toute la perfection plastique à laquelle ils étaient arrivés, n’auraient pu rendre ni peut-être concevoir ? Praxitèle n’eût pas imaginé la Nuit ou l’Aurore de Michel-Ange ; Michel-Ange ce poète de la pierre — et ce penseur — n’eût pu exécuter telle ou telle œuvre de Praxitèle[3].

La peinture a plus de chances encore de durée et même de progrès. La couleur est une chose éternelle. Nul Newton, en expliquant la courbe aérienne de l’arc-en-ciel, ne pourra la briser ni la faire évanouir. Le sentiment de la couleur n’a même fait que croître depuis l’antiquité. Les Grecs, on le sait, ne possédaient pas de mots précis pour désigner une foule de teintes ; sans tomber à ce sujet dans les paradoxes de certains physiologistes comme H. Magnus, on peut cependant admettre qu’ils n’avaient pas de la couleur un sentiment aussi fort que nos Titien et nos Delacroix. L’humanité semble devenue de plus en plus sensible à la langue des nuances, à tous les jeux de la lumière ; il y a là une voie qui reste ouverte pour l’art.

De même, la langue des sons est inépuisable. Prétendre avec M. Renan que la musique, qui date de deux ou trois siècles, sera bientôt une chose faite, c’est comme si l’on avait affirmé que la peinture était finie et « parachevée » avec Apelle et Protogène. On croyait aussi la poésie épuisée vers l’an 1820. L’idée mélodique répond toujours à un certain état intellectuel et moral de l’homme, qui change avec les siècles ; elle changera donc et pourra faire de nouveaux progrès avec l’homme même. Certains musiciens comme Chopin, Schumann, Berlioz, ont exprimé des sentiments propres à notre époque et correspondant à un état du système nerveux dont Hændel, Bach ou Haydn auraient eu peine à se faire l’idée. La musique est, comme l’a montré M. Spencer, un développement de l’accent que la voix prend sous l’influence de la passion ; or, ces variations de ton, ces modulations naturelles à la voix humaine peuvent aller se raffinant à mesure que le système nerveux augmentera de délicatesse. Comparez la conversation d’une femme du peuple avec celle d’une personne distinguée, vous verrez combien la voix de la seconde a des modulations plus fines et plus complexes. La mélodie musicale, suivant les variations de l’accent humain, peut se nuancer de plus en plus comme les sentiments mêmes du cœur. Quant à la crainte que les combinaisons des notes de musique ne viennent à s’épuiser, elle n’est guère sérieuse, si on songe aux lois mathématiques des combinaisons ; grâce au rythme et au mouvement, la mélodie peut varier sans cesse ; d’autre part, l’harmonie a encore des ressources sans nombre. Le critique anglais lord Mount Edgaunbe reprochait autrefois à Rossini ses morceaux d’ensemble à diverses parties, ses chœurs, ses duos remplaçant les longs solos du bon vieux temps ; il lui reprochait l’inlroduction des rôles de basse-taille dans l’opéra, la multiplicité de ses thèmes mélodiques, alors qu’auparavant on se contentait d’un seul thème suivi de variations. Enfin, aux yeux de ce critique d’art plein d’autorité en son temps, la musique de Rossini était beaucoup trop complexe et « inintelligible. » Dieu sait pourtant combien elle nous paraît aujourd’hui facile à saisir et relativement peu compliquée pour l’harmonie comme pour le rythme ! Dès maintenant, nous ne pouvons plus nous contenter d’une mélodie simple soutenue par un accompagnement simple ; peut-être, dans quelques siècles, nous faudra-t-il un enchevêtrement de mélodies comme on en rencontre dans les symphonies de Beethoven et dans les belles pages de Wagner. Quoi qu’il en soit, la musique est bien plutôt en voie d’évolution que de dissolution.

Quant à la poésie, selon le rêve de Strauss elle constituerait, avec la musique, la religion de l’avenir. M. Renan, au contraire, désespère de sa vitalité ; il s’appuie sur ce que la poésie grecque est morte, l’épopée morte, la tragédie morte : la science, en inventant la poudre, les canons et les fusils à aiguille, nous a enlevé les Homère et les Virgile de l’avenir. — Peut-être, mais d’autres génies sont nés et peuvent naître, qui n’ont guère de commune mesure avec ceux du passé. Si l’on nous donnait à choisir entre Shakspeare et Virgile, il serait permis d’hésiter. La poésie lyrique a de nos jours remplacé l’épopée ; faut-il s’en affliger outre mesure ? L’épopée classique ne pouvait vivre sans le merveilleux ; le merveilleux se réduit à quelque chose d’impossible et de faux en soi ; même au point de vue purement esthétique, est-il probable que l’épopée constitue le « genre » suprême de beauté ? Si nos canons n’avaient jamais tué qu’elle, ils seraient plus innocents qu’ils ne le sont. Au reste, nous avons eu, même de nos jours et malgré nos canons, des équivalents modernes de l’épopée, comme la Légende des siècles. La tragédie grecque avec ses chœurs, avec ses mouvements lyriques mêlés à la trame dramatique a également disparu ; mais ce qui a péri, c’est surtout ce qu’il y avait en elle de conventionnel. La tragédie du dix-septième siècle elle-même est déjà d’un autre âge ; les « tirades » des drames romantiques sont à leur tour usées ; mais du continuel dépérissement des formes particulières de la poésie l’historien n’a pas le droit de conclure, avec M. Renan, au dépérissement de la poésie elle-même. M. Taine, de son côté, a beau nous dire que les langues anciennes et méridionales , naturellement colorées, produisaient naturellement « poètes et peintres, » tandis que les langues trop abstraites des modernes réduiront l’artiste à des « études d’archéologie ; » nous répondrons qu’en fait, les plus grands coloristes n’ont pas été les anciens, mais les modernes[4]. M. Taine lui-même trouve-t-il donc que son propre style, en comparaison de la langue d’Isocrate, n’est pas assez « haut en couleur, » et que c’est la faute de la langue française ? D’ailleurs le style fleuri, auquel les langues du Midi semblent plus propres , ne doit pas être confondu avec le style poétique. Le vrai coloris ne vient pas des images qui se trouvent déjà toutes faites dans la langue et qui, fanées par l’usage, sont plutôt une gêne qu’un secours ; il vient des imagos nouvelles et expressives que le poète, avec les mots les plus simples, sait évoquer devant l’esprit de son lecteur. Un langage uniformément imagé altère même la pensée au lieu de la faire ressortir ; c’est comme un tableau où toutes les couleurs seraient portées à leur plus haut éclat, sans dégradations et sans nuances.


Une dernière objection à l’avenir de l’art a été suggérée par l’histoire : c’est celle qu’on a tirée des faits politiques et économiques dont notre siècle est témoin. Les masses étant appelées à toutes les jouissances de l’art et devenant aujourd’hui les véritables juges du beau, l’art même ne lendra-t-il pas à s’abaisser pour se mettre au niveau de la foule ? On ne vulgarise pas le beau. L’art, selon M. Renan, ne pouvant rester le partage d’une petite élite aristocratique, ne sera pas. Même doctrine dans M. Schérer. « L’art est condamné, dit aussi M. de Hartmann, à n’être pour l’âge mùr de l’humanité que ce que sont le soir, pour les petits boursiers de Berlin, les farces des théâtres de notre capitale. » Dans les raisonnements de ce genre, on oublie trop que le peuple a eu de tout temps comme de nos jours son art inférieur à lui, ses « farces, » ses contes qui le charmaient à l’égal de certains romans contemporains. Parce que le peuple moderne aime ses théâtres plus ou moins grossiers, ses chansons gauloises, sa musique aux refrains sautillants, ses romans de cour d’assises, on dit que l’art s’abaisse ; au contraire, de la farce au vaudeville, il y a quelque progrès ; les paroles et la musique d’opérette sont encore de l’esprit « mis en gros sous ; » enfin les romans judiciaires sont le pendant des histoires de brigands qu’on se racontait jadis au coin du feu et qui défrayent encore l’imagination des Napolitains ou des Siciliens. Molière n’eût peut-être pas joué à Pézenas ses pièces les plus raffinées comme le Misanthrope ; mais n’était-ce pas déjà une belle chose que de voir les habitants de Pézenas écouter Molière ? En notre siècle, une sorte de « division du travail » se fait parmi les artistes comme parmi les savants ; il y a un art pratique et productif, une science usuelle et terre à terre, qui n’empêchent point le grand art désintéressé ni la haute spéculation scientifique ; de même qu’il existe des ingénieurs pour les manufactures de tabac, il y a des dramaturges, des romanciers, des chansonniers qui écrivent pour les yeux et les oreilles populaires. La loi économique de l’offre et de la demande règle la production artistique comme toutes les autres ; seulement les demandes changent suivant le milieu d’où elles partent. D’un groupe du public littéraire à un autre groupe, il y a parfois autant de différence qu’entre un siècle et un autre siècle : chacun d’eux a son art, ses talents, ses réputations ; ces groupes ne peuvent guère plus se passer les uns des autres qu’un grand siècle historique ne peut se passer des périodes de fermentation sourde qui l’ont précédé et produit. Loin de blâmer l’existence des arts populaires, on peut s’en réjouir, car c’est précisément ce qui permet à un art plus élevé de se maintenir au-dessus d’eux ; le peuple a toujours eu besoin de passer par ces degrés pour arriver plus haut : ce sont les marches du temple.

Il existe aujourd’hui toute une école d’historiens pessimistes : d’une part, cette école prévoit le triomphe universel de la démocratie comme une chose nécessaire, d’autre part, elle y trouve une cause inévitable de décadence pour l’art et en général pour rintelhgence humaine. Le raisonnement de ces pessimistes peut se formuler ainsi : l’idéal de la démocratie, c’est l’égahté politique et même économique entre les hommes ; cette égahté politique et écononomique tendra à produire une égalité intellectuelle, une élévation des petits esprits compensée par l’abaissement des grands ; cette universelle médiocrité tuera l’art, qui ne peut vivre que par la supériorité du génie et qui est ainsi, par essence, aristocratique. — Ce raisonnement, assez spécieux, est pourtant plus superficiel qu’on ne le croit ; ce que les adversaires de la démocratie devraient prouver en effet, et ce qu’ils ne prouvent nullement, c’est que l’égalité des droits politiques tende à produire l’égalité des cervaux et des aptitudes. Examinons pourtant la question en détail.

Tout d’abord la démocratie peut-elle détruire les conditions organiques et physiologiques du génie chez l’artiste ? peut-elle réduire le nombre de ses circonvolutions cérébrales ou diminuer le poids de son cerveau ? — Cette thèse ne saurait se soutenir sans parti pris : il faudrait alors revenir à l’opinion de ce médecin, ennemi du suffrage universel, qui représentait l’« agitation électorale » comme devant s’étendre à l’esprit même des mères de famille, troubler le lait des nourrices et donner des convulsions aux électeurs encore naissants. Le jour où la démocratie produirait chez le peuple qui en aura fait sa forme de gouvernement une véritable dégénérescence cérébrale, ce peuple disparaîtrait : la lutte pour la vie est, en effet, la loi des peuples ; la force la plus puissante dans cette lutte est l’intelligence, et si la démocratie déprime l’intelligence, supprime le génie, elle ne saurait triompher dans l’avenir : les peuples qui triompheront seront ceux qui auront le génie pour eux, conséquemment l’art. La vérité est que la forme des gouvernements n’a pas d’influence directe sur le cerveau de l’artiste. En aurait-elle d’une manière indirecte ? L’œuvre d’art a-t-elle besoin pour naître de certaines conditions civiles et politiques que la démocratie ne pourrait lui fournir ? Tel est le second point que nous devons examiner.

L’artiste demande avant tout, pour travailler et produire, la liberté : il l’a sous un gouvernement démocratique, il ne l’a pas toujours ailleurs, et le despotisme de l’État ou les entraves des castes ont certainement privé l’humanité d’une partie de ses grands hommes. — L’artiste a besoin aussi d’une demi-indépendance par rapport aux nécessités de la vie ; en d’autres termes, il lui faut ee morceau de pain quotidien que Berhoz allait manger, en l’assaisonnant de raisins secs, au pied de la statue de Henri IV : l’artiste pourra d’autant mieux rencontrer ce pain de chaque jour, que les conditions sociales seront moins inégales et que tout travailleur pourra compter sur un salaire. Sans doute, il n’aura point à espérer la modique pension donnée et retirée à Corneille par une main royale, ni l’aumône de 100 francs accordée à Camoëns par Sébastien ; mais aussi il n’aura point à faire l’office de courtisan, ce qui est après tout un métier aussi absorbant que bien d’autres, et moins digne ; dût-il donner des leçons comme Chopin, être professeur d’histoire comme Schiller, avocat comme Uhland, décorateur de navires comme Puget ou autrefois Protogène, agent d’affaires comme Cervantes, il ne vivra pas plus difficilement qu’il n’a jamais vécu jusqu’ici ; il aura même à l’avenir plus de chances d’acquérir quelque aisance et de se faire quelque part un nid pour dévider à l’aise, comme le ver à soie, le fil léger et brillant de ses fantaisies. — Ce n’est pas tout : il faut à l’artiste une part de louange, des amis et des admirateurs ; il en a quelquefois manqué : en manquera-t-il davantage désormais ? Jusqu’à présent, le génie, quand il existe, ne semble guère à plaindre en ce temps de démocratie ; il l’est moins qu’en aucun autre. Il est encore plus certain de trouver quelques échos dans tout un peuple que dans une petite société choisie, mais asservie à l’étiquette, facile à l’épouvante, et où d’ailleurs on se serre trop pour lui faire place. Nous ne rappellerons pas l’histoire de Corneille portant son Polyeucte à l’hôtel de Rambouillet, de Molière, de tant de grands hommes que le peuple découvrit de prime abord. Une aristocratie, même purement intellectuelle, une société d’élite, une académie est bien souvent portée vers la réaction ; en supposant qu’elle compte les esprits les plus capables de comprendre l’art au point précis où il est arrivé à leur époque, elle ne compte pas toujours ceux qui peuvent le mieux comprendre l’art du lendemain. Au lieu de se plier au goût plus ou moins altéré d’une époque, le génie entreprend de le réformer ; or, le goût d’une époque est souvent plus facile à réformer (Corneille en a été encore un exemple) que celui d’une académie.

De tout temps le génie a été plus ou moins incompris ; il n’en peut être autrement, puisque la nature même du génie est de se trouver en avant sur la moyenne des intelligences. Pour rencontrer un accueil plus sûr, il lui faudrait attendre la montée de la marée humaine, comme le pêcheur qui aborde au rivage attend, assis sur l’avant de sa barque, la vague qui doit le porter jusque sur le sable, se laisse soulever par elle et d’un bond saute gaiement à terre ; mais le génie est toujours pressé : en plein océan, il crie : « Terre ! » et s’élance pour aborder ; s’il arrive vivant, c’est une grande chance. Que lui importe ? il arrivera toujours ; au besoin il suscitera lui-même le flot qui doit l’apporter mort ou vif. Il faut le reconnaître, les génies et même les talents ont eu le plus souvent trop d’ennemis pour ne pas avoir, par compensation, un petit cercle d’admirateurs enthousiastes. De plus, si on trouve peu d’exemples de génies parfaitement compris de leurs contemporains, on en trouve moins encore de génies méconnus par l’avenir. Les fureteurs d’archives n’ont découvert jusqu’à présent les traces d’aucun génie de premier ordre qui serait passé inaperçu de tous. Le plus grand danger autrefois pour l’artiste ou pour le penseur, c’était de voir son œuvre anéantie par le feu sur place de Grève, privée ainsi de l’avenir, damnée pour ainsi dire à jamais. Rien de tel n’étant à craindre aujourd’hui, l’artiste peut faire bon marché de tout le reste. Le plus grand danger qu’il puisse courir, c’est l’obscurité, c’est de se débattre dans l’indifférence ; mais, pour les talents bien trempés et qui sont sûrs d’eux, l’insuccès même est un excitant.

Sans doute le génie poétique et artistique ne pourra jamais éclater aux yeux avec la violence de certains génies scientifiques. Un marbre sculpté avec un art infini ne peut faire tout de suite autant de bruit dans le monde qu’une nouvelle locomotive apparaissant toute haletante sur les rails ou une nouvelle forme de steamer beuglant dans la tempête. Les découvertes du poète ou de l’artiste sont toujours plus discrètes ; elles se sentent par le dedans plutôt qu’elles ne se touchent du doigt. Cependant elles finissent toujours, comme disait Pascal, par éclater « aux esprits. » On nous représente la démocratie comme essentiellement «jalouse du génie ; » cettejalousie semble aussi platonique que l’a été bien souvent l’amour des gouvernements aristocratiques. Distinguons du reste entre les génies politiques et les génies de l’art : qui donc, parmi les démocrates les plus exaltés, a jamais eu peur de M. Gounod par exemple ? Qui a jamais voulu rabaisser le mérite littéraire de M. Renan ? Si les démocrates ont hésité à faire de M. Renan un sénateur, ils ont peut-être eu tort ; mais il faut bien convenir qu’ils avaient leurs raisons ; nul ne sait d’ailleurs si M. Renan eût été un bon politique, et lui-même, ce grand douleur, en douterait sans doute tout le premier. Quant aux génies proprement politiques, on s’est toujours défié d’eux, sous tous les régimes. Si la monarchie a eu ses Richelieu et ses Bismarck portés au premier rang, elle a eu aussi ses Turgot honteusement chassés. La démocratie moderne a su elle-même se servir, après tout, des hommes qu’elle a rencontrés sur son chemin, des Washington, des Lincoln et des Thiers.

Reste un dernier argument, tiré des conditions morales que l’art a besoin de rencontrer pour éclore. L’art, nous dit-on, ne peut s’accommoder de cet amour du lucre qui nous envahit aujourd’hui ; l’art est le contraire de l’« américanisme ; » or c’est l’américanisme qui l’emportera : l’industrie tuera l’art. — Cette opposition à outrance qu’on établit entre les préoccupations trop pratiques de la vie et le désintéressement de l’art renferme une part de vérité. L’« américanisme, » cette science toute terre à terre, tout industrielle et mercantile, n’est pas seulement l’adversaire de l’art, mais aussi de la vraie science : dans la science, malgré l’importance croissante des applications pratiques, les spéculations théoriques et désintéressées sont toujours le premier moteur, le ressort de tout progrès. Aussi l’américanisme finirait-il par faire oublier non seulement l’art, mais la science : c’est donc l’ennemi commun. Il se détruirait d’ailleurs lui-même si jamais il triomphait complètement chez un peuple, parce qu’il se transformerait rapidement en routine, abaisserait l’intelhgence et entraînerait la perte de la nation qui l’aurait favorisé à l’excès. Nous devons donc lutter contre les tendances trop exclusivement utilitaires que peut prendre à certains moments l’esprit national, lutter contre l’enseignement trop « primaire » ou « spécial,» cette forme mitigée de l’ignorance, maintenir enfin tout ensemble dans l’éducation la part de la science pure et de l’art, deux choses trop élevées pour se contredire. Quant à croire que l’« américanisme » tient à une forme particulière de gouvernement ou à une marche générale de la civilisation, c’est là une thèse vraiment inadmissible : il tient simplement au caractère des peuples et s’est rencontré de tous temps dans l’histoire. Comme certains individus ne voient d’autre idéal dans la vie que le bien-être, certains peuples n’ont eu d’autre but que l’industrie et le commerce : tels les Tyriens et les Carthaginois. D’autres ont trouvé moyen de concilier le souci des intérêts matériels avec toutes les recherches de l’intelligence : ainsi les Grecs, ce peuple de marchands et de poètes, ont excellé dans tous les arts pratiques non moins que dans le grand art. De nos jours les Anglais ont à la fois créé l’industrie moderne et suscité, avec Shakspeare et Byron, la poésie moderne. Si les Américains n’ont pas eu jusqu’à présent de poète de premier ordre, il faut s’en prendre à eux, non à l’esprit démocratique qu’ils sont censés représenter. L’empire du Brésil est-il sous ce rapport plus avancé que la république des États-Unis ? D’ailleurs il est impossible de juger les peuples dont l’existence nationale date d’un siècle et qui sont pour ainsi dire en voie de formation, sortes de nébuleuses humaines. Ceux dont l’histoire est aujourd’hui achevée, et chez qui le développement excessif des goûts mercantiles semble avoir tué le grand art, doivent être plaints sans doute, mais rien ne peut faire prévoir qu’ils aient marqué d’avance la direction sans issue où s’engagerait l’humanité : parmi les nations comme parmi les individus il est des destinées incomplètes et avortées ; d’autres peuples au contraire pressentent l’avenir ; ils portent à leur front, comme certaines tribus de l’Afrique, une étoile qu’ils y ont eux-mêmes incrustée. On peut l’affirmer en toute certitude, un grand peuple est plus que jamais aujourd’hui incapable de se passer de la science, qui est une condition de vie dans la sélection nationale ; d’autre part la science ne peut se passer de la théorie pure, et enfin, partout où il y aura de la science pour la science, aucune considération morale ou historique ne peut faire prévoir que l’art pour l’art ne puisse apparaître.


En somme, l’histoire nous montre bien que l’art varie et que ses variations correspondent à celles des mœurs, de l’état social, des langues et même des formes politiques ; mais elle est loin de prouver que ces variations impliquent nécessairement une décadence actuelle ou future. Allons plus loin. Quel est le signe caractéristique du progrès pour un être sentant ? C’est de pouvoir, lorsqu’il est arrivé à un état supérieur, éprouver des sensations et des émotions nouvelles, sans cesser d’être encore accessible à ce que contenaient de grand ou de beau ses précédentes émotions. Or, c’est ce qui arrive à l’homme moderne pour les émotions de l’art. Tout en goûtant l’art propre à notre époque et à notre milieu, nous restons capables d’admirer les idées et les œuvres d’un autre âge. Nous pouvons avoir des préférences pour Alfred de Musset ou pour Victor Hugo, pour Beethoven, Chopin ou Berhoz ; nous sommes peut-être plus attirés par eux, ils nous racontent « notre propre rêve, » comme disaient les anciens ; n’importe : nous pouvons comprendre aussi Racine, même Boileau, nous admirons Haydn ; il est douteux que Boileau et Haydn eussent compris Victor Hugo et Berlioz, Notre sensibilité esthétique ne s’émousse donc point nécessairement par certains côtés en s’affinant par d’autres : elle devient seulement plus complexe. Cela tient à ce que notre intelligence même s’élargit : « Comme poète, disait Gœthe, je suis polythéiste ; comme naturaliste, je suis panthéiste ; comme être moral, déiste ; et j’ai besoin, pour exprimer mon sentiment, de toutes ces formes. » Progrès, ici, n’est pas destruction. Chaque art, dans un milieu nouveau, ne peut plus revivre comme il a vécu, mais il ne meurt pas pour cela. Les grandes œuvres d’art s’élèvent les unes à côté des autres, comme de hautes cimes, sans jamais pouvoir écraser et recouvrir celles qui se sont dressées les premières.

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CHAPITRE III
L’ANTAGONISME DE L’ART ET DE L’INDUSTRIE MODERNE

Suivant quelques esthéticiens, tels que MM. Ruskin et Sully Prudhomme, l’industrie humaine deviendra de plus en plus incompatible avec l’art. Les machines inventées aujourd’hui offrent beaucoup moins de prise à l’imagination que celles d’autrefois ; fes machines de demain en offriront moins encore : c’est que, suivant M. Sully Prudhomme, les premières machines grossières inventées par l’esprit humain étaient bien plus « représentatives de leurs moteurs ; » un mouhu à vent, par exemple, éveille aussitôt l’idée du vent qui doit le mettre en branle, un bateau à voiles de même. Au contraire, la vapeur, l’électricité sont des moteurs mystérieux dissimulés à l’intérieur de nos machines. Peut-être même viendra-t-il un jour où la force de la vapeur sera bien plus despoliquement gouvernée par le mécanicien, grâce à l’invention de quelque nouveau combustible moins volumineux et d’un métal plus résistant ; « alors la machine à vapeur se dépouillera de son énorme appareil extérieur pour se réduire à une forme de petites proportions, très éloignée de représenter la puissance de son moteur. » M. Sully Prudhomme en conclut que nos machines à vapeur actuelles l’emportent autant, au point de vue esthétique, sur les machines de l’avenir que les « magnitiques vaisseaux à voiles d’autrefois » l’emportent sur « nos laids bateaux à vapeur. »

Ces considérations très ingénieuses renferment les conclusions les plus précipitées. Ce qui est esthétique dans une machine, ce qui frappe notre imagination, ce n’est guère la façon dont elle représente telle ou telle force de la nature. Nous songeons beaucoup moins qu’on ne pense à l’impulsion du vent, en voyant au loin errer sur la mer la voile blanche et légère d’un bateau ; le mouvement du bateau sera même d’autant plus gracieux qu’il aura l’air plus spontané, qu’il ressemblera mieux au battement d’ailes d’un oiseau, au glissement d’un goéland à la sui’face des tlots. Ce n’est en aucune façon la représentation du vent que nous admirons dans le bateau à voiles, c’est surtout l’apparence de la vie sous sa forme la plus charmante, sous sa forme ailée. De même, un moulin à vent n’est beau qu’en mouvement et dans l’apparence de la vie : au repos et vu de près, c’est une assez laide machine. Un arc qui se détend pour lancer une tlèche ne manque pas de grâce : pourquoi ? est-ce parce qu’il représente à nos yeux une force de la nature, l’élasticité ? non, mais parce que son mouvement, qui est le germe du mouvement réflexe, semble un signe et un commencement de vie. Moins une machine est représentative de la force extérieure qui la fait mouvoir, plus elle a de valeur esthétique. La machine qui ressemblera le mieux à un être vivant sera la plus belle. Aussi la question de savoir si les progrès de l’industrie sont antiesthetiques nous paraît se ramener à celle-ci : les machines les plus parfaites construites par l’industrie se rapprochent-elles ou s’éloignont-elles du type des êtres vivants ?

À cette question la réponse ne paraît pas douteuse : l’industrie, qui cherche à éviter toujours davantage les frottements et les dépenses inutiles de la force, cherche parce même à produire la continuité et l’aisance dans les mouvements de ses machines, c’est-à-dire à les rapprocner du type des êtres vivants. PUis nous irons, plus nos mécanismes paraîtront vivre d’une vie propre et bien coordonnée ; plus le battement de nos balanciers se régularisera pour mieux ressembler à celui des cœurs ; plus la vapeur l’eau ou l’air circuleront sans soubresaut dans les grandes artères de fer ; plus les mouvements visibles des bras d’acier prendront l’apparence de la spontanéité et de la facilité. En somme l’idéal de l’industrie, étant l’économie de la force, est bien la vie ; car c’est dans la vie que la force est le plus épargnée, c’est là le foyer qui produit le plus en dépensant le moins ; or la vie est l’idéal même de l’art.

S’ensuit-il que, dès maintenant, toutes les machines de l’industrie humaine offrent des types de beauté que puissent reproduire la peinture ou la sculpture ? Non, les œuvres actuelles de l’industrie paraissent vivre, mais à la façon des monstres. Leurs figures mêmes rappellent parfois les premières ébauches tentées par l’imagination de la nature, les mammouths et les plésiosaures. La principale beauté de nos machines est l’apparence de la vie, et cette beauté ne peut guère être saisie que si elles sont en mouvement ; or précisément la reproduction du mouvement échappe à nos arts représentatifs : ceux-ci doivent donc renoncer à peindre tous les mécanismes qui n’ont pas, en plus de la beauté du mouvement, une sorte de beauté plastique. Mais un grand nombre des machines de l’industrie possèdent déjà au plus haut degré une beauté poétique, parfois une véritable sublimité, qui tient précisément à ce que leur reproche M. Sully Prudhomme, à ce que les puissances prodigieuses dont elles disposent sont condensées, cachées en leur sein, et se révèlent tout à coup par un apparent miracle. Les forces mécaniques de la nature sont si bien transformées en elles que, lorsqu’elles arrivent au point d’application, elles y aboutissent méconnaissables et éclatent à nos yeux comme une création nouvelle. Une sorte de surnaturel domine ainsi toute notre industrie et en fait la poésie ; cette apparence ne peut qu’augmenter avec le temps et le progrès des mécanismes : la locomotive grossière qu’un ingénieur anglais avait munie de béquilles pour la pousser en avant était grotesque, précisément parce qu’on assistait à chacun de ses efforts et à chaque transmission de la force. L’imperfection mécanique d’une machine est par elle-même une imperfection esthétique. Il ne faut pas voir les ficelles des polichinelles. En somme une locomotive d’aujourd’hui courant sur les rails de fer qu’elle fait trembler, puissante comme la volonté humaine, hardie et légère comme l’espérance, vaut bien les premières ébauches des locomotives routières ; elle vaut même, quoi qu’on en dise, une charrette qu’un cheval s’essouffle à traîner.

Ce qu’il y a de peu esthétique dans les chemins de fer, concédons-le vite, ce sont les travaux de la voie, non pas les grandes constructions (comme les viaducs, comme la gueule sombre des tunnels), mais l’uniforme ligne des remblais grisâtres. L’esthéticien anglais Ruskin a voué une véritable haine aux railways ; le poète Tennyson lui a répondu que l’art peut, comme la nature, recouvrir de ses fleurs les voies même et les talus des chemins de fer. La véritable réponse à faire, c’est que les raihvays sont un mal nécessaire qui tient plutôt à la nature de l’espace qu’à la faute de l’industrie : la plus belle statue a encore besoin d’un socle, et il faut tendre la toile d’un Raphaël sur un prosaïque châssis. Les railways du mont Cenis ou du Saint-Gothard ont pour compensation la Suisse et l’Italie mises à proximité de Paris ou de Londres. M. Ruskin lui-même connaîtrait-il aussi bien Venise, Rome ou les Alpes, sans ces chemins de fer qu’il maudit en les pratiquant, et qui sont une des conditions du progrès esthétique chez l’homme ? Peut-être un jour les moyens de locomotion deviendront-ils en eux-mêmes poétiques, si le problème de la direction des ballons est enfin résolu et si l’homme peut changer de lieu comme l’oiseau, en planant.

Ce que nous disons de la beauté des locomotives ou des ballons peut s’appliquer à une foule d’autres œuvres de l’industrie. M. Sully Prudhomme fait cette remarque, que « nos armes à feu, beaucoup plus efficaces que celles de nos ancêtres, n’ont pas un aspect plus terrible. « Il oublie que la bouche des canons va grossissant suivant la masse du projectile : cette bouche béante, ce cou énorme, qui se tend au dehors des forts et des vaisseaux, cet acier quia le brillant d’un œil au guet, fait la beauté des canons modernes, beauté où entre un vague sentiment d’eft’roi.

Une beauté du même genre se retrouve dans d’autres machines modernes d’un caractère plus pacifique. L’ancienne pompe à incendie manœuvrée avec les mains ne vaut pas la pompe à vapeur courant dans les rues et lançant sur les flammes un jet d’eau démesuré. Le simple marteau du forgeron n’a pas la sublimité du marteau pilon, qui ressemble à une montagne mouvante se soulevant d’elle-même, pour retomber sur un incendie. Les bras décharnés de la grue primitive ne valent pas les tentacules énormes de la grue mobile à vapeur, qui tourne sur soi et se penche pour saisir dans le flanc même des vaisseaux les monceaux de blés ou les lourds tonneaux cerclés de fer. Notre télégraphe (qui disparaîtra peut-être un jour sous la terre) dépare quelquefois les champs par ses poteaux raides. Pourtant, dans les forêts de l’Engadine, les fils télégraphiques suspendus au tronc même des arolles, entre deux montagnes, n’ôtent rien à la majesté des vallées au-dessus desquelles ils se courbent en arc.

Enfin nos bateaux à vapeur, tant maltraités par M. Sully Prudhomme, ont eux-mêmes leur beauté, bien plus leur grâce. Quand on en découvre un de loin, c’est d’abord un point sur la mer ; mais on distingue déjà nettement son panache de fumée, dont l’inclinaison marque sa vitesse, sa lutte contre le vent ; ce petit nuage qui le surmonte est plus aérien, plus ailé que la plus gracieuse voile. Quand le vaisseau approche, son énormité devient visible ; mais elle se meut avec tant d’aisance qu’elle elï’raye à peine ; tout alentour l’eau bouillonne, refoulée par l’hélice invisible ; bientôt ce sont des sifflets, des cris, des hurlements, des rugissements (comme ceux de la « sirène »), qui semblent les éclats de joie d’un monstre épouvantable et pourtant docile ; on le voit bondir, souffler, haleter dans l’écume blanche qui ceint sa masse noire. Pour trouver la représentation symbolique la plus saisissante de la puissance d’un peuple moderne, il faut regarder sa flotte deguerre voguant en ligne sur l’Océan, — troupe d’êtres gigantesques dont chacun cache au-dedans de lui des milliers de volontés distinctes, soumises à la même règle, se confondant dans le même corps monstrueux, se manifestant par un seul mouvement d’ensemble : chacun de ces vaisseaux ressemble au Léviathan de Hobbes ; c’est une société humaine personnifiée, qui passe sur la mer, en marche vers des dominations lointaines. On comprend fort bien l’influence morale qu’exerce l’apparition d’une flotte de guerre chez des peuples à demi primitifs. Parfois deux flottes modernes se rencontrent en pleine mer et se saluent pacifiquement : les immenses vaisseaux, lancés à toute vitesse les uns vers les autres, se ralentissent, se détournent par une courbe arrondie, puis tout d’un coup s’enveloppent de fumée et d’éclairs, échangent gaiement leurs effroyables saints. Là encore on a une personnification, sous une forme étrange, non plus seulement des forces de la nature, mais des forces sociales unifiées, disciplinées, dirigées par un pouvoir invisible, et prêtes à se partager ou à se disputer le monde. Enfin la nuit, pour éclairer sa route ou pour faire fête aux yeux qui le regardent, le vaisseau à vapeur s’enveloppe quelquefois de lumière électrique : alors c’est un éblouissement dont peu de choses au monde peuvent donner l’idée, une vision fantastique, — une sorte d’astre descendu des cieux et qui flotte sur l’azur scintillant de la mer comme dans un autre lirmament étoile.

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CHAPITRE IV
DE L’ANTAGONISME ENTRE L’ESPRIT SCIENTIFIQUE ET L’IMAGINATION

Des conditions extérieures de l’art passons à ses conditions intellectuelles et morales ; ce sont les plus importantes. Il s’agit de savoir si l’esprit scientifique, qui pénètre peu à peu l’humanité et façonne les cerveaux de génération en génération, ne détruira pas à la longue ces trois facultés essentielles de l’artiste : imagination, instinct créateur et sentiment. C’est à la psychologie qu’il faut demander cette fois la solution du problème.

D’abord, selon certains savants et philosophes, le développement de l’esprit scientifique arrêtera celui de l’imagination poétique. Le règne de la science, succédant à celui des légendes et des religions, engendrerait, à en croire M. de Hartmann, le règne de la « platitude. » Lucrèce, en célébrant le triomphe de la science sur les croyances superstitieuses, célébrait en même temps son triomphe sur la poésie. Sans mystère point de vraie poésie, aiment à répéter les Allemands avec Schelling, Strauss et Wagner ; sans superstition, point de vraie poésie, ajoutait Gœthe. Et, en effet, l’imagination poétique semble avoir besoin à la fois d’une certaine superstition, au sens antique du mot, qui lui permette de ne pas toujours expliquer les événements par leurs raisons froides, et d’une certaine ignorance, d’une demi-obscurité qui la laisse se jouer plus librement autour des choses. Rien de moins poétique, pourrait-on dire, qu’une grande route blanche sans recoins et sans tournants, où le soleil tombe d’aplomb ; au contraire, les fourrés, les bosquets, les angles d’ombre, tout ce qu’on ne voit pas du premier coup, tout ce qui semble nous fuir, fait la poésie de la campagne. Le grand défaut des plaines nues, c’est qu’elles ne nous cachent rien, et nous n’aimons pas la ligne droite, parce qu’en ouvrant les yeux nous voyons ce qu’il y a au bout. Le charme indéfinissable du soir, c’est de ne montrer les objets qu’à demi. Au clair de lune qu’ont chanté Beethoven et toute l’Allemagne, les choses se transforment, les chemins les plus vulgaires se remplissent de poésie, les objets dont on ne distingue plus les contours nets prennent une beauté faite de mollesse : l’ombre est la parure des choses. Les rayons de la lune semblent faire flotter tous les objets dans une nuée transparente et douce : cette nuée, c’est la poésie même, cette nuée fine est dans l’œil du poète et c’est au travers qu’il voit toute la nature. Dissipez-la, vous ferez peut-être fuir ses rêves, et parmi eux ce rêve divin, la beauté ; peut-être n’y a-t-il de poésie que dans ce qu’on soupçonne sans le voir. La pudeur est la poésie de l’amour : elle fait ressortir ce qu’elle dérobe. Le poète qui demande ses secrets à la nature est comme l’amant qui presse une honnête femme : il serait le premier désappointé s’il était satisfait trop vite, il veut avoir le temps d’espérer, de se plaindre, il aime mieux deviner que voir, imaginer que découvrir, parfois même désirer que jouir : « Je cherche le plaisir, dit Gœthe, et dans le plaisir je regrette le désir. » Alfred de Musset supplie son dieu de briser la voûte des cieux, de soulever les voiles du monde et de se montrer ; si Dieu avait répondu à son appel, est-il sûr que Musset l’eût adoré encore ? Peut-être toute la poésie de l’univers se serait-elle évanouie. Si les cieux ne nous cachaient plus rien, qui les distinguerait de la terre que nous foulons sous nos pieds ? Ce « tourment de l’infini » qui désole certaines ànies leur a donné aussi les jouissances les plus délicates, et peut-être auraient-elles hésité à l’échanger contre la science universelle. Pour ne prendre qu’un exemple, combien la science de nos jours, en analysant les métaux en fusion dans les étoiles, n’a-t-elle pas flétri ces « fleurs des cieux » où les anciens voyaient des êtres divins et immortels ! C’est ainsi, disent les esthéticiens mystiques, que la science fane ce qu’elle touche. M. Renan appelle quelque part la pudeur chrétienne une « charmante équivoque ; » on pourrait dire dans le même sens que toute la poésie mystique de la nature, toute la religion de l’art est aussi une équivoque ; mais ce sont ces équivoques qui font le prix de la vie. La nature n’est belle que voilée, et il faut peut-être se représenter l’art, comme l’amour même, avec un bandeau sur les yeux. Lorsque le beau nous aura révélé son nom, son histoire et tous ses secrets, qui sait si nous ne le verrons pas s’éloigner à jamais, comme Lohengrin emporté par ses cygnes ? L’erreur même a sa poésie. « Ose le tromper et rêver, » disait Schiller : c’est la devise même de l’art.

Tels sont les arguments qu’on peut apporter en faveur de la poésie du mystère et du mysticisme dans l’art. Selon nous, l’opposition qu’on se plaît à établir ainsi entre l’imagination poétique et la science est plus superficielle que profonde, et la poésie aura toujours sa raison d’être à côté de la science. M. Matthew Arnold a dit, dans son Essai sur Maurice de Guérin : « La poésie comme la science est une interprétation du monde ; mais les interprétations de la science ne nous donneront jamais ce sens intime des choses que nous donnent les interprétations de la poésie, car elles s’adressent à une faculté limitée, non à l’homme entier : voilà pourquoi la poésie ne peut périr. » Tous les efforts du savant tendent à abstraire des choses qu’il observe sa propre personnalité ; mais, après tout, le cœur humain est une partie maîtresse du monde ; entre lui et les choses doit exister une nécessaire harmonie : le poète, en prenant conscience de cette harmonie, n’est donc pas moins dans le vrai que le savant ; un sentiment vaut autant par lui-même qu’une sensation ou une perception. Ce n’est pas seulement la chose vue qui a une « valeur objective, » c’est l’œil même qui voit. Nous ne pouvons pas plus abstraire notre cœur du monde que nous ne pourrions arracher le monde de notre cœur. Tous les théorèmes de l’astronomie n’empêcheront jamais que la vue du ciel infini n’excite en nous une sorte d’inquiétude vague, un désir non rassasié de savoir, qui fait la poésie du ciel. Les savants cherchent à nous satisfaire, à répondre à nos interrogations : le poète nous charme par l’interrogation même et quelquefois, comme le musicien, préfère nous laisser sur la note sensible, dans je ne sais quelle attente anxieuse, plutôt que de contenter entièrement l’oreille et l’esprit. Le célèbre monologue d’Hamlet ne fait que poser un problème insoluble pour la science ; une des belles pièces des Contemplations sur le sort de notre globe et de l’humanité a pour titre un simple point d’interrogation. Y a-t-il des découvertes qui n’aboutissent pas à de nouveaux mystères, et qui ne favorisent ainsi l’essor toujours plus large de l’imagination ? La science, qui commence par l’étonnement, finit aussi par l’étonnement, dit Colericlge, et c’est de l’étonnement que naît la poésie comme la philosophie. Il y aura donc dans la science humaine une suggestion éternelle, conséquemment une poésie éternelle.

Bien plus, le « besoin de mystère et d’inconnu » qu’éprouve l’imagination humaine, si on l’analyse jusqu’au bout, apparaît lui-même comme une forme déguisée du désir de connaître. Nous parlions tout à l’heure du charme propre aux petits chemins, aux bosquets, aux tournants ; mais la principale raison de ce charme, c’est qu’ils nous permettent de faire des découvertes à chaque pas, c’est qu’ils tiennent en haleine la perpétuelle curiosité de l’esprit ; leur poésie ne vient pas uniquement de ce qu’ils nous ferment l’horizon, mais plutôt de ce qu’ils nous en promettent sans cesse un nouveau. De même, si on peut dire que la pudeur est la poésie de l’amour, on dira, avec non moins de raison, que c’est l’amour qui fait la poésie de la pudeur ; ici encore, le charme du mystère n’est que le désir de le pénétrer. D’ailleurs, les beautés fardées et fausses sont les seules dont la poésie s’évanouisse au grand jour. Que la science change sans cesse les points de vue d’où nous étions habitués à regarder les hommes et les choses, qu’elle produise ainsi des effets de lumière nouveaux, nous étonne et nous chagrine même parfois, personne ne le niera ; mais qu’y a-t-il là d’inquiétant pour le poète ? Parfois, je l’avoue, j’ai envié la fourmi, dont l’horizon est si étroit qu’elle est obligée de monter sur une feuille ou sur un caillou pour voir à un demi-pas devant elle : elle doit distinguer une foule de choses charmantes qui nous échappent entièrement ; pour elle, une allée sablée, une petite pelouse, une écorce d’arbre sont pleines de poésies inconnues pour nous. Si on élargissait sa vue, elle serait toul d’abord dépaysée ; elle regretterait, devant nos forêts et nos montagnes, Tombre mouvante de ses brins d’herbe. C’est ainsi que, si nous nous élevons assez haut, nous voyons avec regret disparaître la poésie des détails, se fondre toutes les petites choses, se niveler tous les recoins où se perdait notre pensée, se redresser tous les détours qui excitaient notre désir : rien, au premier abord, qu’une grande vue d’ensemble, nue, sans une ombre ; une lumière crue, uniforme ; mais quelle largeur ! Le regard plane. C’est un milieu immense auquel il faut se faire en s’agrandissant soi-même le cœur. Puis, au delà du monde ainsi illuminé, que de perspectives sans fin, se perdant encore dans l’ombre ; quel besoin toujours croissant de regarder, de savoir et d’agir !

Il y a, d’ailleurs, un mystère que la science ne peut détruire et qui servira toujours de thème à la poésie : c’est le mystère métaphysique. Il n’est pas besoin, comme les religions et les théologies, d’ajouter encore de nouvelles obscurités à celle qui enveloppe éternellement le fond des choses ; arrivé là, le savant lui-même, réduit à s’arrêter, se laisse, suivant l’expression de Claude Bernard, « bercer au vent de l’inconnu, dans les sublimités de l’ignorance. » La science peut faire disparaître, sans que la poésie les regrette, les mystères artificiels des religions, qui appliquent leurs symboles même à l’explication de phénomènes purement scientifiques ; mais la science ne détruira jamais le mystère métaphysique, celui qui porte non seulement sur les lois inconnues, mais sur l’essence peut-être inconnaissable de la réalité. C’est ce mystère qui suffira toujours à entretenir dans l’art, au-dessus du beau pur et simple, le sentiment du sublime.

L’obscurité qui prête un caractère mystérieux à certaines œuvres d’art peut tenir à deux causes bien différentes : tantôt au vague de la pensée, — comme il arrive dans Gœthe, dans Shelley et dans Byron, — tantôt à la profondeur de la pensée, — et c’est ce qui arrive souvent chez le même Byron, chez Shelley et chez Gœthe. — Dans le premier cas, le vague est un défaut, un signe de faiblesse, et ne constitue nullement la grande œuvre d’art ; dans le second cas, la profondeur, malgré l’obscurité du premier coup d’œil, offre une perspective plus ou moins lointaine sur des clartés que la science découvrira un jour. La poésie est elle-même une sorte de science spontanée. Le grand art ne consiste pas dans des rêveries vides et à jamais stériles ; les pensées sublimes des poètes sont toujours des ouvertures sur le présent ou sur l’avenir ; si c’étaient de pures utopies, tout étrangères au réel, elles ne nous toucheraient point. Ce n’était pas une chimère, par exemple, que cette justice chantée par Sophocle dans un de ses plus beaux vers, cette justice « qui s’étend aussi loin que la voûte des cieux. » Nous la poursuivons encore aujourd’hui, et nous cherchons à lui faire envelopper la terre. Le savant écrit l’histoire précise et détaillée du monde, le poète en fait pour ainsi dire la légende. Mais la légende elle-même n’en est pas moins un document pour l’histoire, elle est souvent plus vraie et, comme dirait Aristote, plus « philosophique » que l’histoire. L’histoire ne nous fournit que des faits bruts, souvent contestables, tandis que la légende nous fait connaître les sentiments profonds et durables qui dominent ces faits et ont contribué à les produire. Ne retrouve-t-on pas, exprimés dans les légendes des vieux peuples, tout leur caractère personnel, toutes leurs aspirations confuses, en même temps que celles de l’humanité entière ? Dans les périodes de travail et d’élaboration sourde, comme jadis aux Indes, en Grèce, à la Renaissance, c’est chez les poètes qu’il faut chercher le mot de l’avenir, les premières formules vagues et profondes des pensées qui viendront plus tard en pleine lumière. Le poète peut dire de lui ce que disait Heraclite, ce philosophe au génie de poète : « Je suis comme les sibylles, qui parlent par inspiration, et dont la voix retentit pendant les siècles des vérités divines. » Certaines paroles d’Heraclite ou de Parménide, en effet, certaines statues de Michel-Ange, certaines symphonies de Beethoven condensent des idées que le temps doit développer, et c’est de ces idées entrevues qu’elles tirent leur puissance. L’obscurité dans l’œuvre d’art vient alors de la largeur même des horizons qu’elle nous ouvre : c’est ainsi que le ciel, sur les hautes montagnes, paraît noir, par cela même qu’il verse directement sur nous toute la lumière des espaces infinis.

Pas plus que le mystère et l’ignorance, la superstition ne nous semble indispensable à l’essor de l’imagination poétique, quoi qu’en ait dit Goethe, ce grand superstitieux qui croyait aux présages et voyait l’annonce de Waterloo dans le portrait de Napoléon tombé à terre. « La superstition, écrivait-il, est la poésie de la vie. » À l’origine, il est vrai, les mythes religieux ont eu leur poésie ; mais c’est qu’ils étaient, après tout, un premier essai d’explication. La superstition, en effet, consiste à placer dans les choses ou derrière les choses des volontés semblables aux nôtres : elle se réduit, comme l’a fait voir Auguste Comte, à une sorte de fétichisme. Les animaux ne sont pas superstitieux, parce qu’ils cherchent peu à comprendre ; l’humanité, au contraire, a voulu se rendre compte des phénomènes qu’elle apercevait, et pour cela s’est comme projetée en eux ; or cette première tentative pour systématiser l’univers avait sa grandeur, même au point de vue scientifique, et elle avait aussi sa poésie. Mais les mythes des anciens âges ne peuvent plus être pris au sérieux dans l’âge de la science. Faut-il le regretter au point de vue de l’art ? — Oui, nous dit-on, car il était plus poétique de placer derrière les objets extérieurs des volontés semblables aux nôtres que de les soumettre aux lois dures de la science : une loi ne vaut pas un dieu. — En premier lieu, nous répondrons qu’une loi même a quelque chose de divin : le vrai caractère de la divinité, en efiet, c’est rinfaiité ; or une loi, reliant les phénomènes les uns aux autres et nous invitant à remonter sans arrêt la chaîne des causes, ouvre à l’esprit des perspectives immenses, et, pour qui l’approfondit, fait entrevoir l’infini sous le moindre objet, rend l’infini présent pour ainsi dire en chaque phénomène. Tandis que toute mythologie force l’esprit à s’arrêter dans sa recherche des causes, donne comme explication suprême la volonté mesquine d’un dieu et se réduit à l’Ανάγϰη στἡναι d’Aristote, la science enlève toute borne à l’intelligence et la place directement en face de la véritable divinité : l’infini. De là une nouvelle espèce de poésie, plus austère peut-être, mais bien plus profonde et plus durable, celle que Victor Hugo a essayé de symboliser dans le Satyre brisant l’Olympe. Quand Leibnitz replaçait avec respect sur une feuille l’insecte qu’il y avait pris pour l’examiner au microscope, il ne le voyait plus du même œil qu’un ancien eût pu le voir. En cet atome il avait aperçu, comme Pascal dans le ciron, un raccourci de la terre entière, des cieux et des mondes. Toute l’immensité, a dit Victor Hugo, « traverse l’humble fleur du penseur contemplée. » Cette idée de l’infini, identique à celle du divin, vaut bien le merveilleux classique et les décors fripés de l’Olympe. Si on peut faire un reproche à Victor Hugo, c’est d’avoir encore trop usé du merveilleux dans ses vers, où les fantômes blancs et noirs, les spectres, les anges gardiens, les voix, les houris jouent un rôle si considérable et nous font malgré nous sourire. Cependant le monde des poètes, même chez Victor Hugo, tend à redevenir le monde vrai, non cet idéal de convention qui ressemble aux bergeries du dix-huitième siècle. On pourrait faire la même remarque, avec encore plus de vérité, pour l’un des meilleurs poètes de notre génération, malheureusement trop subtil et trop ingénieux. M. Sully Prudhomme l’a écrit dans le Zénith, les anciens dieux n’ont plus de prêtres ; ce sont des astres qui portent aujourd’hui les noms sacrés de Jupiter ou de Vénus, — des astres que l’homme a découverts et pesés. Mais, faisant pressentir lui-même par une métaphore heureuse toute la poésie de l’astronomie moderne, il s’écrie :


Sous des plafonds fuyans, chasseresse d’étoiles,
Elle tisse, Arachné de l’infini, ses toiles
Et suit de monde en monde un fil sublime…


À cette transformation de l’univers par la science, le poète ne perd rien. M. Spencer, qui a défendu un jour la poésie de la science contre celle des « odes grecques, » fait à ce sujet de justes remarques. Pour l’homme de l’antiquité ou pour l’ignorant de nos jours, une goutte d’eau n’est qu’une goutte d’eau : comme elle change aux yeux du savant lorsqu’il pense que, si la force qui réunit ses éléments était tout à coup mise en liberté, elle produirait un éclair ! Un simple tas de neige devient une merveille pour celui qui a examiné au microscope les formes si variées et si élégantes des cristaux de neige. Un roc arrondi, strié de déchirures parallèles, suffit pour évoquer aux yeux l’image d’un glacier glissant silencieusement sur lui, il y a un million d’années. Grâce à la complexité croissante de nos connaissances acquises, chacune de nos sensations ne vient plus maintenant au jour qu’enlacée, enveloppée par une multitude d’idées qui la pressent et la soutiennent de leurs replis sans nombre, comme ces lianes inextricables qui courent dans les forêts vierges et recouvrent tout de leurs branches légères. Une science prise à part ne peut sembler, au premier abord, ennemie de la poésie que parce qu’elle est spéciale, trop cantonnée dans un coin de la réalité. Au contraire, une science universelle et synthétique aurait une poésie venant de son immensité même. La science, parce qu’elle a l’œil fixé sur la nature, n’est pas nécessairement terre à terre : le ciel n’est-il pas aussi dans la nature ?

Non seulement la science nous inspire par elle-même un sentiment analogue à celui du divin, mais en outre elle ne préjuge rien sur le fond des choses, elle laisse le philosophe ou le poète généraliser dans leurs hypothèses les données certaines qu’elle nous fournit. Si le paganisme nous permettait de retrouver derrière les choses des volontés semblables aux nôtres, au fond la science maintient encore aujourd’hui cette conception. Elle ne supprime que le merveilleux et le miraculeux ; mais elle laisse dans le monde une vie sourde semblable à la nôtre, peut-être une conscience indistincte, peut-être une aspiration vague vers le mieux, en tout cas quelque chose d’humain. Nous sommes bien loin aujourd’hui des idées cartésiennes, qui réduisaient tout dans le monde, sauf la pensée humaine, à un pur mécanisme. La science moderne a donné raison au poète La Fontaine défendant les animaux contre le savant Descartes (dont la doctrine fut d’ailleurs souvent mal interprétée) ; la science semble encore de nos jours, avec Darwin comme avec Goethe et Geoffroy Saint-Hilaire, donner un peu raison aux légendes hindoues et grecques sur les métamorphoses et les transformations des êtres animés. Plus nous allons, plus nous retrouvons cette « identité originaire entre l’homme et la nature » sentie vaguement par les premiers poètes, et qui fait, selon Gœthe, « l’objet même du génie ; » nous voyons se rouvrir plus abondantes les sources primitives de la poésie. Je me rappelle ce passage de la grande épopée hindoue où Rama, enivré d’amour, cherche dans la forêt silencieuse qui l’enveloppe une sorte de vague sympathie avec lui, une communauté de tendresse et d’amour : « Vois cette liane flexible ; elle s’est posée amoureusement sur ce robuste tronc, comme toi, chère Sita, fuliguée, tu laisses ton bras s’appuyer sur mon bras. » Il y a plus que du symbolisme ici ; le poète hindou a entrevu cette réelle identité de nature entre tous les êtres animés qui permet au savant moderne, comme au brahmane antique, de se retrouver dans la plante et dans l’animal, et qui lui met au cœur une sympathie sans bornes pour la nature, frémissante comme lui-même de vie et de désir. Ainsi, la seule vraie poésie qui existât dans la mythologie ancienne subsiste encore aujourd’hui ; l’imagination des Valmiki et des Homère serait plutôt excitée par un Darwin, et, de nos jours, Ovide pourrait assurément faire quelque chose de mieux que ses Métamorphoses fabuleuses, plus naïves qu’il ne croyait dans leur froide subtilité.

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CHAPITRE V
DE L’ANTAGONISME ENTRE L’ESPRIT SCIENTIFIQUE ET L’INSTINCT SPONTANÉ DU GÉNIE

L’art n’a pas seulement besoin que la science laisse à l’imagination poétique son légitime domaine, celui de l’idéal, du mystère et même du rêve ; l’art ne peut réaliser au dehors ses conceptions sans le génie, qui n’est autre chose qu’un instinct créateur. Quoi qu’en pensent nos « parnassiens » modernes, le calcul, la patience, la méthode, la bonne volonté sont impuissants à produire une grande œuvre : dans la morale, la bonne volonté est tout, a dit Schopenhauer, dans l’art et surtout dans la poésie, elle n’est rien. Le raisonnement même, en tant qu’il précède la conception de l’œuvre, semble un signe de médiocrité : c’est l’opposé du génie. Schiller écrivait avec profondeur, dans une lettre à Gœthe : « Chez moi, le sentiment commence par n’avoir pas d’objet déterminé et précis. Tout d’abord, mon âme est remplie par uoe sorte de disposition musicale ; l’idée poétique ne vient qu’ensuite. » L’artiste est hanté par un véritable instinct de production ; il n’est pas absolument libre ni conscient ; il ne sait ce qu’il a voulu faire qu’une fois l’œuvre accomplie. Un naturaliste le comparerait à l’abeille ou à l’oiseau construisant des édifices merveilleux dont ils ignorent encore l’usage futur ; au contraire, beaucoup de nos poètes contemporains ont « des rapports trop exacts avec un menuisier » qui ajuste de propos délibéré les pièces d’un meuble. Maintenant, cet instinct spontané, qui semble seul constituer le vrai génie, ne subira-t-il pas de graves altérations lorsque l’homme, sous l’influence de la science, sera devenu un être de plus en plus réfléchi ? Que d’instincts ont ainsi disparu ! Les hommes préhistoriques, selon M. Bagehot, devaient avoir des sentiments et des impulsions que les sauvages actuels n’ont pas ; certains restes d’instincts qui les aidaient dans la lutte pour l’existence se sont eff’acés à mesure que la raison est venue. Des faits journahers nous montrent encore cette influence destructive de la raison sur l’instinct. On connaît ces curieux enfants mathématiciens, ces prodiges en arithmétique qui, par une faculté innée, jouent de mémoire avec les sommes les plus effrayantes ; eh bien, ils perdent toujours quelque ciiose de cette faculté, et même ils la perdent entièrement, si on leur apprend à compter par règles comme les autres hommes. Un nouveau problème se pose donc : faut-il raisonner par analogie de l’instinct au génie poétique et affirmer avec M. Renan que l’art, ce produit spontané des premiers âges de l’espèce humaine, tombera peu à peu, comme tout le reste, « de la catégorie de l’instinct dans la catégorie de la réflexion, » deviendra une affaire de méthode, de calcul, de science en un mot, et s’effacera, s’évanouira par degrés, comme se sont déjà évanouis tant d’instincts primitifs ?

L’objection est fort spécieuse ; mais nous croyons qu’une loi fixe règle les rapports de la raison et de l’instinct, et nous allons chercher si cette loi menace l’humanité de voir disparaître peu à peu le génie. L’instinct a pour but de satisfaire un besoin de l’être plus ou moins déterminé ; si la raison peut satisfaire ce besoin avec une moindre dépense de force nerveuse et de volonté, elle se substituera nécessairement à l’instinct en vertu du « principe d’économie » qui régit la nature ; mais la raison ne détruit jamais un instinct que dans la mesure où il implique travail et peine et où elle peut le remplacer avec avantage[5]. Maintenant la science et le raisonnement, dans l’art, peuvent-ils avec avantage remplacer l’instinct et le génie ? Peuvent-ils accomplir la même œuvre avec moins de dépense ? Non. Pour cela, il faudrait que l’art eût, comme le calcul, un objet parfaitement déterminé auquel on put arriver par une voie régulière et méthodique. Si, par exemple, le beau était réalisé quelque pari, ou si seulement c’était un idéal à jamais immobile, la science pourrait finir par fixer les règles exactes au moyen desquelles on reproduirait le type éternel de beauté : l’artiste serait alors réduit au rôle de l’artisan travaillant, avec plus ou moins d’adresse de main, selon un modèle donné ; la part de l’instinct et de la spontanéité serait bornée à l’exécution. Par malheur ou par bonheur, l’invention reste toujours dans l’art la chose essentielle. L’art se distingue de la science par un trait de première importance et qu’on a trop négligé de marquer : c’est qu’il a besoin de découvrir son objet même, le beau, au lieu d’avoir simplement à analyser, à décomposer cet objet par le raisonnement. De ce qu’une œuvre donnée est belle, par exemple une tragédie de Racine, on ne peut jamais conclure qu’une autre œuvre, construite d’après une méthode analogue, sera belle, par exemple une tragédie de Voltaire : la première œuvre, précisément parce qu’elle a réalisé certaines beautés, a permis d’en entrevoir d’autres par delà ; elle a changé les conditions mêmes de la beauté. L’art ne pourra donc jamais devenir une affaire de pure science, parce qu’il est une sorte de création et que savoir n’est pas créer. L’instinct du poète ne pourra jamais être remplacé par la raison, comme l’instinct des jeunes mathématiciens dont nous parlions tout à l’heure : ici les rôles de l’instinct et de la raison sont trop divers, ils ne sauraient s’échanger.

La science même ne peut se passer du génie. Il y a quelque chose d’instinctif et d’inconscient dans la marche de l’esprit loules les fois que son objet n’est pas déterminé d’avance ; or la science, en sa partie la plus haute, ne vit, comme l’art même, que par la découverte incessante. C’est la même faculté qui fit deviner à Newton les lois des astres et à Shakspeare les lois psychologiques qui régissent le caractère d’un Hamlet ou d’un Othello. Comme le poète, le savant a besoin sans cesse de se mettre par la pensée à la place de la nature et, pour apprendre comment elle fait, de se représenter comment elle pourrait faire si on changeait les conditions de son action ; l’art de l’un et de l’autre, c’est de placer les êtres de la nature dans des circonstances nouvelles, comme des personnages agissants, et ainsi, autant qu’il est possible, de renouveler la nature, de la créer une seconde fois. L’hypothèse est une sorte de roman sublime, c’est le poème du savant. Kepler, Pascal, Newton, comme le remarque M. Tyndall, avaient des tempéraments de poètes, presque de visionnaires. Faraday comparait ses intuitions de la vérité scientifique à des « illuminations intérieures, w à des sortes d’extases qui le soulevaient au-dessus de lui-même. Un jour, après de longues réflexions sur la force et la matière, il aperçut tout d’un coup, dans une vision poétique, le monde entier « traversé par des lignes de forces » dont le tremblement sans fin produit la lumière et la chaleur à travers « l’immensité. » Cette vision instinctive fut la première origine de sa théorie sur l’identité de la force et de la matière. La science, en face de l’inconnu, se comporte donc à beaucoup d’égards comme la poésie et réclame le même instinct créateur. Pour la faire avancer, il faut une puissance d’intelligence intuitive amassée par plusieurs générations ; il faut cette « vue intérieure » dont parle Carlyle, insight, qui pressent le vrai ou le beau avant d’en avoir la parfaite connaissance. Entendu de cette manière, l’instinct du génie n’est plus que la raison en son principe le plus profond et se retrouve à la source de la science même. Ce n’est donc pas le progrès de la raison et de l’intelligence qui peut le faire disparaître.

En fait, le dix-neuvième siècle est le siècle savant par excellence ; cependant ni Laplace, ni Darwin, ni Geoffroy Saint-Hilaire, ni Helmlioltz n’ont entravé le développement de Byron, de Lamartine, de Victor Hugo ou de Musset. M. Taine, partisan trop exclusif de la théorie des milieux, a consacré presque tout son livre de la Philosophie de l’art à analyser les conditions dans lesquelles l’œuvre des Raphaël et des Rubens a pu se produire ; mais la plus essentielle de ces conditions, après tout, c’était le génie, et le génie peut se retrouver dans les temps et les lieux les plus divers. Pourquoi la Hollande, ce pays assez grossier, où le corps trop nourri disparaît sous de lourds vêtements, où tous les goûts semblent si peu esthétiques, et qui est à l’antipode de la Grèce ou même de l’Italie, pourquoi la Hollande a-t-elle été si féconde en grands peintres ? pourquoi, dans l’ancien duché de Bourgogne, est-ce la Flandre seule qui prit le goût de la peinture, alors que la prospérité commerciale, les fêtes et les pompes étaient les mêmes dans une bonne partie du duché ? Pourquoi l’Espagne, cette nation à la tête étroite et dure, a-t-elle aussi ses grands peintres, et parmi eux un Murillo, — un mystique, à qui les nudités semblent avoir fait peur ? — Tous ces problèmes sont insolubles si on ne fait pas la part du génie, qui « souffle où il veut » et peut-être un jour soufflera de nouveau sur nous. M. Taine explique fort bien comment, le génie une fois donné, la peinture italienne ou flamande a été ce qu’elle a été ; mais il ne nous dit pas et ne peut nous dire pourquoi elle a été : ce n’est plus là une question de milieux, mais d’innéité, de penchants héréditaires, créés et développés par une série de causes trop complexes pour être analysées scientifiquement. Ces causes inconnues qui ont agi à un moment donné sur un peuple, puis, plus spécialement sur des individus privilégiés, rien ne peut nous faire prévoir qu’elles cesseront d’agir sur un autre peuple, à d’autres époques, et qu’on ne verra plus, par exemple, de Rubens ni de Vélasquez. De plus, quand les génies naissent, ils sont spécialisés d’avance : ils obéissent à une loi intime qui détermine leur direction[6]. Aurait-on pu empêcher un Mozart, un Haydn, un Rossini même, d’entendre, dès l’âge de dix ou douze ans, ses voix intérieures, de chanter comme l’oiseau et de composer d’instinct sonates ou opéras ? La science n’empêchera jamais le vrai génie de s’ouvrir lui-même une voie, comme les destins, et de trouver sa forme propre : fata viam invenient.

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CHAPITRE VI
DE L’ANTAGONISME ENTRE L’ESPRIT SCIENTIFIQUE ET LE SENTIMENT. — ÉVOLUTION DES SENTIMENTS HUMAINS

L’imagination et l’instinct du génie, pour produire, doivent être excités et fécondés par le sentiment : il faut aimer son idée pour éprouver le besoin de lui donner vie ; or, entre la science et le sentiment, on a encore établi un antagonisme. Stuart Mill lui-même, dans son espèce de confession morale (Autobiography), reconnaît que l’analyse a une « force dissolvante » qui produisit en lui une crise bien connue de désespoir : « L’analyse tue le sentiment. » À cette crise il ne trouva un remède que dans l’art le plus éloigné de l’analyse réfléchie et de la réalité positive : la musique. Cette troisième opposition entre l’art et la science est-elle donc plus profonde que les autres ?

Ce serait évidemment une erreur de se figurer les sentiments humains, même les plus primitifs, comme invariables à travers les siècles. Ils se transforment lentement, mais d’une façon continue, et M. Taine l’a très bien montré dans sa Philosophie de l’art. Essayons d’établir, ce qu’il n’a pas fait lui-même, la loi de cette évolution et ses conséquences pour l’art. En premier lieu, tous les sentiments, spontanés d’abord et irréfléchis, qui entraînaient l’homme primitif comme par une action des nerfs purement réflexe, deviennent par degrés plus conscients et plus réfléchis. M. Renan et M. de Hartmann ont eux-mêmes fait voir comment la conscience tend de nos jours à pénétrer tout de sa lumière. En second lieu, les sentiments ont un objet plus général et plus abstrait ; ils n’ont pas besoin, pour être excités, d’objets extérieurs présents et tangibles ; ils peuvent s’appliquer non seulement à des êtres réels, mais à de pures idées, à de simples possibilités, à des formes, à des lois ; par exemple un peuple entier peut se passionner pour une idée, pour une doctrine philosophique ou politique, pour un système social, à plus forte raison pour un poème, un drame, un roman où la doctrine sera mise en action. Plus nous allons, plus le sentiment, qui n’était d’abord qu’une sorte d’extension de l’action réflexe, devient le prolongement nécessaire de toute pensée forte ; il tend à se fondre avec la pensée, il est la pensée même, vue sous un autre aspect. Notre sensibilité s’intellectualise et ne reste étrangère à aucun progrès notable de la science, car toute haute découverte scientifique a des conséquences philosophiques et finalement morales.

Analysons les sentiments les plus importants, ceux qui se rapportent à la nature, à la divinité, à l’homme : nous verrons quel changement ils ont subi et combien à notre époque ils sont devenus plus rationnels ou plus philosophiques, sans pour cela perdre de leur force et de leur poésie. Le sentiment de la nature, qui semblerait au premier abord devoir rester invariable, n’est pourtant plus aujourd’hui le même que dans l’antiquité. Comparez Homère, Lucrèce même ou Virgile avec Shakspeare, Milton, Byron, Shelley, Gœthe, Schiller, Lamartine ou Hugo[7]. Comment la vue du ciel étoile, par exemple, produirait-elle la même impression morale sur un moderne que sur un ancien, quand le moderne se représente l’immensité là où l’ancien ne mettait qu’une ou plusieurs sphères de cristal, limitées par des murailles flamboyantes : flammantia mœnia mundi ? Les plantes, les insectes, les oiseaux, tous ces êtres dont l’organisation et la vie, presque inconnues des anciens, nous ont été révélées dans leurs merveilleux détails, ont pris aux yeux du poète moderne la même importance qu’aux yeux du savant : l’univers s’est peuplé pour ainsi dire, non de dieux ou d’entités, mais d’êtres réels pullulant dans ses profondeurs. Chaque goutte d’eau, chaque souffle d’air est chargé de vies invisibles ; la nature qu’Orphée avait cru voir s’ébranler sur son passage, nous la sentons tous aujourd’hui palpiter émue sous nos pas, et l’antique légende devient une vérité scientifique : le roc vit, la forêt vit, des voix s’en échappent ; « J’entends ce que crut entendre Orphée, » s’écrie V. Hugo. Pour la poésie moderne comme pour la science, les êtres les plus infimes acquièrent de l’importance. V. Hugo s’arrête devant une marguerite des champs pour voir le symbole d’un monde dans sa corolle disposée en rayons autour d’un centre ; il pousse même à l’excès le culte de la vie inférieure : il chante le crapaud, le crabe, la chouette, la chauve-souris ; ses vers, quelle qu’en soit la valeur intrinsèque, marquent toujours une importante évolution dans les sentiments modernes. Michelet, E. Quinet dans la Création, ont fait en prose de véritables épopées de la nature. Nous connaissons et nous connaîtrons de plus en plus les mœurs, les amours, l’histoire mêlée à la nôtre de tous les êtres qui nous entourent, et l’homme ne pourra plus se considérer à part de cette sorte d’humanité inférieure qui l’enveloppe.

Le sentiment du divin, lui aussi, a subi des changements si considérables qu’il est inutile d’insister à cet égard : quelle évolution depuis Homère jusqu’au christianisme ! Il y en a une non moins sensible du dix-septième siècle à nos jours, des vers de Racine père et fils sur le « Dieu caché » dont le monde révèle « la gloire » à la prière qui termine l’Espoir en Dieu, ou — pour parler des contemporains — aux doutes de M. Sully Prudhomme, aux « anathèmes » souvent déclamatoires de M. Leconte de Lisle ou de madame Ackermann. — Quant aux grands sentiments qui se rapportent à l’homme, on n’y trouve pas moins marquée l’influence croissante de l’intelligence sur la sensibilité. Ceux qui ont pour objet la cité, la patrie, les corps sociaux, sont, de l’aveu de tous, devenus moins étroits et moins exclusifs : la patrie, aux yeux du penseur moderne, est la partie d’un tout, l’humanité. L’amour exclusif et même farouche de la patrie, si puissamment exprimé par Corneille dans Horace, fait presque défaut dans les drames et les romans de Victor Hugo, ou bien il se fond alors avec l’amour de la multitude humaine. Plus d’un philosophe cesserait d’aimer le pays où il est né, et plus d’un poète hésiterait à le chanter si, par impossible, sa conservation leur apparaissait comme nuisible à l’humanité entière. Les sentiments de ce genre, quoique s’appliquant à des objets définis et réels, tirent leur justification dernière d’un raisonnement sur l’abstrait. — Même transformation dans les sentiments qui, au lieu de s’adresser à des êtres collectifs comme la patrie, ne se sont d’abord adressés qu’à des individus : telle est la pitié. De nos jours, la pitié est à la fois plus facile à exciter, plus intense et plus générale. Elle n’est pas pour cela moins propre à inspirer la poésie. Chez les poètes grecs, elle avait presque toujours pour objet une personne déterminée : Hector ou Priam, Antigone, Polyxène, Alceste. Un poète moderne procédera autrement : c’est tout une classe, un peuple, une foule pour laquelle il éveillera notre pitié. Déjà, au dix-septième siècle, tendait à se produire cette généralisation du sentiment, non moins poétique que philosophique. Voyez ce que devient le bûcheron d’Ésope dans le pauvre vilain « tout couvert de ramée » que nous représente La Fontaine : nous sentons derrière lui toute une classe d’hommes courbée sous le même fardeau ; bien plus, quand le paysan de La Fontaine, en son style puissant et trivial, nous parle de la « machine ronde, » nous croyons voir dans le même cercle éternel de souffrance tourner l’humanité entière. C’est ainsi que, avec moins de sobriété, mais autant de poésie, Victor Hugo peut, dans un misérable, nous faire pressentir les innombrables misères de la vie humaine et même de toute vie. Peint-il un cheval frappé par son maître (Melancholia), c’est d’abord une image nette, isolée, aux contours tranchés ; notre pitié s’attache uniquement à ce cheval au poitrail en sang qui « tire, traîne, geint, tire encore et s’arrête, » tandis que le fouet tourbillonne sur son front. Puis le poète continue la « mélancolique » histoire, en se demandant quelle loi livre ainsi « la bête effarée à l’homme ivre, » et par degrés i’horizon du tableau s’élargit ; dans le pauvre être muet « dont le ventre nu sonne sous les coups de la botte ferrée, » nous cessons de voir un individu, un cheval déterminé qui monte sur le pavé glissant ; l’image douloureuse a envahi tout le champ visuel, et notre pitié s’adresse à une multitude. De même, si Victor Hugo nous parle du travail des enfants dans les manufactures, il commence par nous montrer une grande usine où « tout est d’airain et de fer, où jamais on ne joue ; » puis, tandis que les machines tournent sans fin dans l’ombre sur la tête innocente des enfants, il fait tout à coup, du sein même de la réalité, surgir devant l’esprit la terrible antinomie entre le perfectionnement des machines et l’abaissement intellectuel des travailleurs :


Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ?
Qui brise la jeunesse en fleur, qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l’homme !


Nous retrouverions les mêmes procédés inconscients de généralisation chez Gustave Flaubert, ce poète sans le rythme : « Ainsi se tenait devant ces bourgeois épanouis ce demi-siècle de servitude. » En la vieille paysanne que le romancier veut nous représenter se personnifie et apparaît à nos yeux la foule des hommes écrasés sous la même oppression séculaire. C’est encore une image qui devient une idée générale et philosophique ; elle y gagne une beauté supérieure.

L’amour, lui aussi, le plus puissant et le plus concret de tous les sentiments humains, a subi avec les siècles des transformations sans nombre. Il est surtout sensuel dans l’antiquité, même dans la Bible : l’homme alors ne voit guère dans la femme que son sexe et sa beauté. Au moyen âge, il devient mystique : il prend je ne sais quelle douceur et quelle onction religieuses[8]. De nos jours, il se transforme de nouveau : il acquiert une résonance profonde et douloureuse qu’il n’avait peut-être jamais eue à aucune époque de l’histoire. Ce n’est plus, ainsi que chez Sapho ou dans le Cantique des cantiques, un sentiment tout instinctif, naïf et borné comme ce qui est purement naturel ; la passion moderne, pleine du moderne « tourment de l’infini, » déborde en idées philosophiques et métaphysiques : c’est ce qui en fait l’originalité et la valeur, au point de vue même de l’art. « L’immense espérance » dont parlent nos poètes est, après tout, un espoir métaphysique ; Alfred de Musset mêle à tous ses amours cette soif d’idéal que ne peuvent éteindre les « mamelles d’airain de la réalité ; » il va jusqu’à la prêter à son don Juan idéalisé ; il compare le désir cloué sur terre et aspirant toujours en haut à un aigle blessé qui meurt dans la poussière, « l’aile ouverte et les yeux fixés sur le soleil » (Namouna). La conséquence, chez Musset, de cette recherche inquiète de l’au delà, c’est que sa croyance en la réalité de ce monde s’affaiblit : « ce monde est un grand rêve, » une « fiction, » derrière laquelle on n’entrevoit rien qu’un « être immobile qui regarde mourir. » (Souvenir)[9]. Nous ne pouvons ni sortir pour toujours de « cette hideuse réalité, » ni nous satisfaire jamais avec elle : « Dieu parle, il faut qu’on lui réponde ; » la vérité nous adresse ainsi un grand appel, destiné à n’être jamais ni complètement entendu ni tout à fait trahi. Le seul moyen par lequel nous puissions nous arracher un moment à ce monde, la seule attestation suprême de l’au delà, c’est encore la douleur et les larmes ; pleurer, n’est-ce pas sentir sa misère et ainsi s’élever au-dessus d’elle ? De là cette glorification raisonnée de la souffrance, qui revient si souvent dans Musset et qui eût fort étonné un ancien : « Rien ne nous rend si grand qu’une grande douleur » (Nuit de mai) ; « Le seul bien qui me reste au monde Est d’avoir quelquefois pleuré » (Tristesse). La profondeur de l’amour, pour Musset, se mesure à la douleur même que l’amour produit et laisse en nous : aimer, c’est souffrir ; mais souffrir, c’est savoir.

Chez Victor Hugo, le sentiment de l’amour, trop souvent factice, n’atteint aussi toute sa force qu’à condition de prendre, pour ainsi dire, une teinte philosophique. Comme exemple d’un sentiment profond d’amour mêlé au vertige de l’immensité, nous citerons une petite pièce sans titre du Ve livre des Contemplations : « J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée. » La fleur dont il s’agit, pâle et sans autre senteur que celle des « glauques goémons, » croissait aux fentes d’un rocher, sur la crête d’une falaise, au-dessus de l’immense abîme où disparaissent «le nuage et les voiles. » — « J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée, » reprend le poète, et sa pensée, se tournant vers celle qu’il aime pour revenir encore une fois vers les flots assombris, hésitante entre les deux infinis de l’amour et de l’océan, reste pour ainsi dire suspendue, comme la fleur même, au-dessus de l’immensité qui l’attire ; tout son amour finit par se fondre en une grande tristesse, tandis que le soleil disparaît lentement et que le gouffre noir semble « entrer dans son âme » avec les frissons de la nuit.

M. Sully Prudhomme, ce poète malheureusement inégal, développe lui aussi dans ses belles pièces, comme les Chaînes, une conception originale du sentiment de l’amour, et, par cela même, il y introduit une poésie nouvelle. Il voit à peine dans l’amour cette vive ardeur de la passion que les anciens y voyaient seule ; tandis que la plupart des autres poètes ont insisté sur les souffrances cuisantes du désir, il exprime plutôt cette souffrance sourde et profonde de l’attachement que déjà redoutait Pascal ; ce qui le frappe surtout, c’est le lien « frêle et douloureux » qui retient et peut déchirer. Aussi l’amour humain ne lui apparaît-il plus que comme un effet de l’éternelle solidarité qui unit tout dans l’univers et qui joint l’univers à notre âme. De même que d’un sourire nous faisons la « chaîne de nos yeux » et d’un baiser celle de notre bouche, ainsi de « longs fils soyeux » unissent notre cœur aux étoiles, un « trait d’or frémissant » au soleil, la « douceur du velours » aux roses que nous touchons. Notre cœur se prend partout où notre intelligence s’applique ; nous nous trouvons ainsi enveloppés dans une sorte de réseau infini d’amour, et c’est avec cet amour même qu’est faite notre douleur, car tout point aimant du cœur est un point sensible et douloureux : la souffrance morale est la conséquence de l’attachement, elle se ramène à de la tendresse.


… Je suis le captif des mille êtres que j’aime.
Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux,
Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.


Cette conception de l’amour se retrouve partout dans M. Sully Prudhomme :


On a dans l’âme une tendresse
Où tremblent toutes les douleurs,
Et c’est parfois une caresse
Qui trouble et fait germer les pleurs.


Nul n’a senti mieux ce qu’il appelle la vanité des tendresses, c’est-à-dire l’impossibilité de retenir ceux qu’on aime, de se donner réellement à tous et de les avoir tous à soi. L’amour ne peut saisir ici-bas son objet ni, lorsqu’il croit l’avoir saisi, le garder : cet objet fuit toujours dans l’inconnu, sans laisser en nous autre chose qu’une blessure. Peut-être l’homme devrait-il, pour moins souffrir, se résoudre à aimer « comme on aime une étoile, »


Avec le sentiment qu’elle est à l’infini…


En somme, tous les mouvements du cœur, quels qu’ils soient, deviennent à notre époque plus réfléchis et plus philosophiques ; la poésie qui les exprime subit donc une transformation analogue. Cette intime pénétration de la sensibilité par l’intelligence est l’une des causes principales du progrès moral et esthétique. Ce qui amène en effet ce progrès, c’est la difficulté croissante pour la sensibilité d’éprouver du plaisir là où l’intelligence n’est pas satisfaite : nous avons besoin de penser pour jouir pleinement. L’homme intelligent en vient donc à dédaigner les jouissances trop grossières et trop animales, par exemple l’amour purement physique, non enveloppé et voilé sous la foule des idées morales, religieuses ou philosophiques. Les plaisirs plus intellectuels acquièrent au contraire une valeur croissante. Ainsi, à mesure que le domaine de l’intelligence s’agrandit, des espèces nouvelles de plaisir ou de peine sont créées : le poète leur donne une forme. L’idée, loin d’étouffer l’image, contribue souvent à la produire ; la science établit sans cesse entre les choses de nouveaux rapports qui donnent lieu à des apparences inattendues pour l’œil même : la palette de l’écrivain s’enrichit par l’enrichissement de la pensée. De même qu’à l’origine l’intelligence semble être sortie du pouvoir de sentir, de même, par une évolution en sens inverse, une sensibilité plus exquise sort de l’intelligence même : dans chacun de nos sentiments se retrouve notre être tout entier, si complexe aujourd’hui, et qui essaye de rendre sa pensée égale au monde ; dans chacun de nos mouvements, nous sentons passer un peu de l’agitation éternelle des choses, et dans une de nos sensations, quand nous prêtons l’oreille, nous entendons la nature entière résonner, comme nous croyons deviner tout le murmure de l’océan lointain dans une des coquilles trouvées sur sa grève.

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CHAPITRE VII
DANS QUELLE MESURE LA POÉSIE PEUT S’INSPIRER DES IDÉES SCIENTIFIQUES ET PHILOSOPHIQUES

Nous avons vu que l’art tend aujourd’hui à s’inspirer de la science, des lois de la nature qu’elle découvre, des grandes doctrines morales, sociales, métaphysiques qui ont renouvelé le fond des idées en notre siècle. L’union de l’esprit scientifique et philosophique s’est déjà manifestée dans l’auteur de Faust et dans Schiller (dont les poésies philosophiques, selon Lange, ont une grande profondeur). Le problème métaphysique du mal n’a été posé nulle part avec plus de force que dans le Caïn de Byron, — son chef-d’œuvre peut-être en même temps que son œuvre la plus philosophique. Les vers qui ont illustré Léopardi sont des vers philosophiques. Les plus puissantes visions de la Légende des siècles et des Contemplations, où se trouve mêlé, comme dit Victor Hugo lui-même, Ézéchiel à Spinoza, ont toujours un sens moral, social ou métaphysique, d’où elles ne tirent pas leur moindre valeur. Mais il y a ici des écueils de diverses sortes auxquels les écrivains de la génération présente nous paraissent souvent se heurter ; il importe donc de déterminer dans quelles limites et par quelle méthode l’art peut ainsi s’inspirer de la science ou de la philosophie.

Une première méthode que nous trouvons parmi les artistes contemporains, c’est celle de nos « naturalistes. » Ceux-ci affichent la prétention de chercher comme la science la « vérité exacte, » au lieu du mythe et des jeux de l’imagination, et ils croient trouver la vérité dans la réalité brute. Ils prétendent, comme dit le principal d’entre eux, « se passer de l’imagination » et même du sentiment moral, c’est-à-dire de ce qui fait la poésie, pour s’en tenir à la pure sensation. Les romantiques demandaient autrefois à l’artiste d’avoir, comme disait Th. Gautier, le « sens du pittoresque » ou de « l’exotique ; » aujourd’hui nos naturahstes lui demandent d’avoir la « sensation du réel. » On ajoute, il est vrai, que cette sensation doit être originale : une sensation originale en présence des choses, tel est, dit lui-même M. Taine, ce qui caractérise le grand artiste. — Mais, demanderons-nous, d’où vient cette originalité de la sensation ? Tient-elle seulement, comme M. Taine semble parfois le croire, à une perception plus facile, plus délicate et plus prompte que celle des autres hommes ? Non, elle s’explique en outre par une pensée plus large, plus systématique, conséquerament plus philosophique : l’originalité de la perception est dans l’intelligence encore plus que dans les sens. C’est le penseur qui fait le véritable artiste. M. Ruskin a eu raison de le dire, il y a deux classes de poètes : les uns sentent fortement, pensent faiblement et ont une vue inexacte de la vérité ; ce sont les poètes de second ordre ; les autres sentent fortement, pensent non moins fortement et voient la vérité exacte, ce sont les poètes de premier ordre. — Même la puissance de sensation, chez le poète, s’explique en grande partie par une puissance d’induction, de généralisation, qui lui fait tirer de la chose perçue toutes les idées indistinctes et confuses qu’elle contenait. De là vient, comme le remarque encore M. Ruskin, que les génies montrent leur grandeur jusque dans la manière dont ils traitent le détail : maximus in minimis ; « et cette grandeur de manière consiste à saisir par la pensée, en même temps que le caractère spécifique de l’objet, tous les traits de beauté qu’il a en commun avec les ordres plus élevés de l’existence. » Cette perception de l’universelle analogie dans l’universelle différence n’estelie pas identique à ce que Leibnitz appelait le sens philosophique par excellence ? La qualité maîtresse qui distingue le grand poète se trouve donc être au fond la qualité essentielle du philosophe.

La plus notable partie des êtres vivants sentent en moyenne de la même manière ; la principale différence entre leurs sensations vient de l’étendue plus ou moins grande de leur intelligence, qui tantôt ne saisit que l’objet brut, tantôt devine en lui un monde. Celui qui voyage en Normandie aperçoit de longues files de bœufs, couchés paresseusement, les yeux grands ouverts, regardant le frais paysage aux lignes noyées que parfois un peintre est précisément en train de reproduire : une même image se reflète ainsi à la fois dans les yeux de l’homme et des animaux ; la différence, c’est que dans le cerveau des uns cette image glissera sans laisser de traces et mourra à peine née ; dans le cerveau de l’autre, elle pourra susciter des vibrations sans nombre, elle s’achèvera en des sentiments, en des pensées de toute sorte, qui finiront par se fondre avec elle, par modifier l’image même : c’est cette image ainsi modifiée, où a passé quelque chose d’humain, que le peintre ou le poète doit saisir, fixer sur la toile ou dans des vers. Il faut sans doute qu’il nous représente une nature réelle, de vrais arbres, des animaux vivants, mais tout cela va par un homme et non par un bœuf. Tous ces objets, qui ont pour ainsi dire traversé son cerveau, doivent porter l’empreinte de sa pensée personnelle, et c’est de cette empreinte même (n’en déplaise aux naturalistes) que les objets tirent leur plus grande valeur. Les savants calculent une fois pour toutes leur « équation personnelle, » puis tâchent de l’effacer désormais de leurs calculs ; la poésie doit sans doute, comme la science, reproduire le monde, mais elle doit aussi reproduire l’âme humaine tout entière, et en particulier l’âme du poète ; chez l’artiste, c’est « l’équation personnelle » qui fait le génie, c’est elle qui donne à l’œuvre son prix éternel. L’art ne saurait donc se réduire, pas plus que la science même, à la sensation pure et simple, à la couleur, aux sons, à la chair, à la superficie des choses. S’il prend de plus en plus pour but la réalité, ce ne sera pas seulement la réalité apparente et grossière qui, après tout, n’est point la complète réalité scientifique ; s’il s’essaye de plus en plus à reproduire la vie, ce ne sera pas seulement la vie matérielle et brutale. L’art, pour être vraiment naturaliste, devra procéder comme la nature même, qui d’abord nous fait respirer et vivre, mais ne s’arrête pas là et nous fait ensuite penser.

Nous croyons donc que l’art pourra être plus « scientifique » et plus philosophique sans que la poésie en souffre. Loin de nous d’ailleurs la pensée qu’un poète philosophe mette jamais en vers les catégories d’Aristote, ou qu’un romancier savant, voulant décrire une fleur, la range tout d’abord parmi les dicotylédonées ! Non, car l’exactitude la plus scrupuleuse et la plus terre à terre ne vaut pas le moindre élan de l’imagination et de la pensée : « Le mirage du désert, a écrit M. Ruskin, est plus beau que ses sables. » Mais ce qui nous paraît infiniment probable, c’est que le poète, et en général l’artiste, acquerra de plus en plus, d’une part l’esprit scientifique, qui montre la réalité telle qu’elle est, d’autre part l’esprit philosophique, qui, dépassant la réalité actuellement connue, se pose les éternels problèmes sur le fond des choses.

Ceci nous amène à parler d’un autre excès que nos contemporains n’ont pas toujours évité. Si les naturalistes ont tort de vouloir s’en tenir à la pure sensation, certains de leurs adversaires n’ont pas moins tort de transporter dans leurs œuvres la pensée abstraite avec le style didactique. Le style proprement didactique et technique est devenu presque incompatible avec la vraie poésie. Si on peut faire un reproche à des poètes d’une réelle valeur, comme M. Sully Prudhomme, c’est d’être tombés parfois dans ce genre, d’où nous étions sortis depuis Delille ; c’est d’avoir cru qu’on pouvait faire un cours plus ou moins régulier de philosophie et même de physique en sonnets, comme on avait voulu mettre jadis l’histoire en rondeaux ; c’est d’avoir décrit


l’échelle où se mesure
L’audace du voyage au déclin du mercure (le baromètre),


c’est d’avoir parlé des « beaux yeux de la vérité » dont le savant suit l’« amorce », — des « fougueux rouleaux de fer » (les roues d’un train), — de « cette étrange nef pendue à sa voilure » (un ballon), etc. Il vaut mieux ne pas parler en vers de choses dont on n’ose pas parler simplement dans le langage de tous. Simplicité et intelligibilité, tel est le premier mérite de la vraie langue poétique. Il y a donc ici une importante distinction à faire. « Les procédés de la science, — expérimentation, analyse, raisonnement inductif et déductif, — ne peuvent par aucun moyen devenir poétiques : ce sont leurs résultats seuls qui le peuvent[10]. « La pure description n’a jamais été le plus haut genre de poésie, a fortiori la description de choses ardues, conséquemment ennuyeuses : décrire pour décrire, c’est trop souvent le contraire de penser, c’est donc l’opposé du véritable esprit philosophique et scientifique. Dans chaque nouvelle province conquise par la science, la poésie peut sans doute entrer et faire à son tour acte de possession, mais graduellement ; c’est là ce que semblent oublier plusieurs poètes contemporains qui veulent immédiatement « mettre en vers » les découvertes de la science ou les systèmes tout faits de tel ou tel philosophe, comme si on pouvait vraiment mettre en vers autre chose que sa propre pensée, en ce qu’elle a de plus personnel[11]. Rien d’opposé au rôle de poète comme celui de traducteur ou de compilateur. Les vérités scientifiques, pour devenir poétiques, ont donc besoin d’une condition essentielle : il faut qu’elles soient devenues assez familières au poète lui-même et à ses lecteurs pour pouvoir prendre la forme du sentiment et de l’intuition. Le poète peut être un penseur, non un maître d’école ; il doit suggérer, non enseigner. « Si le poète, dit M. Shairp, est obligé d’instruire préalablement ses lecteurs des faits qu’il veut traduire dans le langage de l’imagination, il se trouve forcé par là même de devenir froid et sans poésie. Ainsi Lucrèce n’est pas sans lourdeur dans les parties de son poème où il argumente et expose philosophiquement la théorie atomiste, mais il prend son essor dès que, laissant derrière lui l’enseignement, il s’abandonne à la contemplation des grands mouvements élémentaires et de la vaste vie qui pénètre l’ensemble des choses. » Si Virgile, lui, a pu être didactique sans dommage pour la poésie, c’est qu’il s’agissait des champs, des plantes, des paysans : le sentiment de la nature venait se mêler à la pure description d’un art et de ses procédés.

En résume, la science, pour inspirer l’art, doit passer du domaine de la pensée abstrailu dans celui de l’imagination et du sentiment : si on peut un jour écrire sur les idées universelles de la science, ce sera en prenant pour moyen les émotions qu’elles excitent. À ce prix seulement la science sera devenue poétique et, comme dirait Schiller, « musicale. » La poésie, en effet, comme le croient les esthéticiens allemands, a de nombreuses analogies avec la musique, cette poésie des sons ; or nous avons vu que la musique, de plus en plus savante et complexe, cherche à mettre le monde entier dans ses symphonies : la voix humaine ne nous suffirait plus aujourd’hui si nous l’entendions isolée, à part de ce frémissement des choses qu’essaye de nous représenter l’orchestre. Ainsi en sera-t-il un jour pour la grande poésie, où ne pourront plus suffire les broderies mélodiques semblables aux « airs à roulades » de la vieille musique italienne ; on réclamera une harmonie plus ample, et le poète, s’inspirant de la science, qui est au fond la recherche de l’harmonie universelle, s’efforcera d’entendre et de traduire toutes choses à sa manière, sous forme d’accords. Rien n’y restera simple et pauvre, isolé, abstrait artificiellement du reste du monde. Selon un de nos savants contemporains, si nous avions une oreille infiniment délicate, nous pourrions, dans une forêt en apparence silencieuse, saisir les pas innombrables des insectes, le balancement des brins d’herbe, la palpitation des feuilles, la vibration des rayons, le murmure continu de la sève montant et descendant dans les grands arbres : ce bruissement de la vie en toutes choses, cette montée de la sève universelle, c’est la philosophie et la science qui peuvent, par instants, les faire deviner à notre oreille encore grossière, c’est grâce à elles que nous saisissons les richesses harmoniques éparses dans le monde et que le poète condense dans son chant ; sans elles nous ne pourrions entrevoir le véritable univers, deviner le sens de la grande symphonie, avec toutes ses dissonances jamais résolues, où le poète retrouve encore, amplifiée à l’infini, l’accent d’une voix humaine.

Il y a, semble-t-il, trois périodes distinctes dans le développement de la poésie. Nous avons vu qu’à son origine la poésie ne faisait qu’un avec la science même et avec la philosophie de la nature. Que sont le Rig-Véda, le Bhagavad-Gità, la Bible, sinon de grands poèmes métaphysiques où la vision colorée de la surface des choses s’allie à des vues profondes et mélancoliques sur l’au delà ? Les Parménide, les Empédocle étaient des poètes ; les Heraclite, les Platon l’étaient aussi à leur manière. En même temps, c’étaient des savants. De même pour Lucrèce. À une période ultérieure, une sorte de division du travail s’est produite dans la pensée humaine. On a vu des poètes (|ui n’étaient pour ainsi dire que des êtres sentants ; on a vu des savants à l’intelligence tout abstraite. Dans un avenir plus ou moins lointain peut redevenir possible l’union de l’originalité poétique avec les inspirations de la science et de la philosophie. Poète a toujours eu le sens de créateur ; le poète a été jusqu’ici et sera toujours un créateur d’images, mais il peut aussi devenir de plus en plus créateur ou évocateur d’idées et, par le moyen des idées, de sentiments. N’est-ce pas Virgile lui-même qui a formulé la critique de tout art purement Imaginatif et sensilif le jour où, quelqu’un lui demandant s’il existait un plaisir capable de n’inspirer jamais ni dégoût ni satiété : « Tout lasse, répondit le poète, excepté comprendre : prœter intelligere ? » Cet acte de la pensée, que Virgile finissait par élever au-dessus de tout, est en lui-même une jouissance, au point qu’Aristote y plaçait la béatitude divine ; et cette jouissance que nous donne la science, le grand art doit aussi nous la fournir : « comprendre » et pénétrer, tout au moins mesurer des yeux la profondeur de l’impénétrable et de l’inconnaissable, tel est le plaisir le plus haut que nous puissions trouver dans la poésie, et ce plaisir est tantôt scientifique, tantôt philosophique. D’une part, nous l’avons reconnu, les vues d’ensemble de la science ont une largeur qui peut donner essor à l’imagination ; d’autre part, dans la série des grandes énigmes de l’homme et du monde que nous fait parcourir la philosophie, il existe un attrait indéfinissable et éternel, comme dans les longues allées de sphinx des temples égyptiens, se perdant à travers l’espace désert. Même pour qui laisse ces énigmes irrésolues, elles gardent encore une sorte de charme anxieux ; car l’intelligence, qui devient de jour en jour la partie la plus vivante et la plus exigeante de l’homme, demande moins encore à être pleinement, satisfaite qu’à être toujours excitée ; ce qui fait la douceur de « comprendre, » c’est la douceur de penser, douceur qui subsiste encore là où le savoir a ses limites et où la pensée conçoit l’infinitude.

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  1. Benvenuto Cellini s’enthousiasme pour ces reliefs ou creux que forment les cinq fausses côtes autour du nombril quand le corps se penche en avant ou en arrière : « Tu auras du plaisir à dessiner les vertèbres, ajoute-t-il, car elles sont magnifiques ; tu dessineras alors l’os qui est placé entre les deux hanches, il est très beau. »
  2. Rappelons brièvement quels sont, selon l’esthétique comme selon la physiologie, les signes les plus caractéristiques de la laideur du visage. Ce sont : 1o la proéminence de la mâchoire, produite dans une race par l’usage exagéré de cet organe ; 2o la saillie des pommettes, qui s’explique par le développement des muscles de la mâchoire ; 3o l’épatement et le retroussement du nez ou l’écartement des ailes, qui font ressembler le nez humain à un museau d’animal ; 4o l’écartement des yeux ; 5o la largeur de la bouche et l’épaisseur des lèvres. Or, tous ces signes physiologiques de la laideur semblent nécessairement liés à une infériorité intellectuelle et morale de la race ; nous les voyons le plus marqués chez les sauvages ; ils disparaissent quand la barbarie laisse place à la civilisation ; ils ne semblent plus, dans les individus isolés chez qui brusquement ils se retrouvent en plein, que des signes « d’atavisme ; » il est donc permis d’espérer qu’ils s’évanouiront peu à peu dans les races supérieures sous l’influence du progrès intellectuel. Il y a en définitive une correspondance étroite entre les traits du visage et le cerveau, et cette correspondance devient manifeste quand on considère les masses ou ce que la statistique appelle les grands nombres.
  3. Les types mêmes de la beauté varient d’un siècle à l’autre, d’un lieu à l’autre, en peinture comme en sculpture. Léonard de Vinci et ses disciples ont un certain type préléré qu’où retrouve partout dans leurs œuvres ; Pérugin et Raphaël en ont un autre ; les Vénitiens aussi.
  4. M. Taine objectera que nos puissants coloristes modernes, comme V. Hugo, Balzac ou Delacroix, sont des « visionnaires surmenés. » — Nous répondrons que de tout temps les grands artistes ont été portés à abuser de leur imagination ; celle-ci, en vertu de la loi de « balancement organique, » se développe alors d’une manière presque monstrueuse aux dépens des autres facultés : les Isaïe, les Dante étaient aussi des tempéraments mal équilibrés, ils avaient la fièvre et soutiraient. Leur mal ne tenait point à leur langue ni à leur époque, mais à leur génie même.
  5. Par exemple les enfants mathématiciens dont parle Bagehot avaient besoin d’une certaine tension nerveuse pour compter sans méthode et d’après des procédés empiriques : leur donner une méthode, c’était épargner de la fatigue à leurs cellules cérébrales, et cela, remarquons-le bien, sans rien changer au résultat obtenu ; dans ce cas, l’instinct, distancé par le raisonnement, devait évidemment disparaître ; c’est ainsi que l’ouvrier disparaît devant les machines qui travaillent à sa place. Non seulement la science remplace ainsi l’instinct, mais une science supérieure peut aussi se substituer très facilement à une science inférieure : tel problème, qu’un algébriste résoudra en un instant, exigerait plus de tension intellectuelle pour être résolu par l’arithmétique ; aussi préférera-t-on l’algèbre. Si l’algèbre n’impliquait pas la connaissance et femploi de l’arithmétique, cette dernière pourrait s’oublier : ainsi s’efface l’instinct, cette sorte de science rudimentaire accumulée par les générations, lorsque la raison, cet instinct supérieur, peut, sans le même effort, remplir exactement la même fonction.
  6. S’ils veulent désobéir à cette loi, ils souffrent : l’artiste infidèle à la vocation de son génie ne tarde pas à y être ramené par une sorte de remords esthétique analogue au remords moral. (V. notre Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, I. III.)
  7. Remarquons que la nature préoccupait les anciens surtout dans son rapport avec l’homme ; ils décrivaient peu pour décrire. Dans l’Iliade, disent les esthéticiens anglais Ruskin et Grant Allen, lorsqu’un endroit est mentionné avec une allusion au paysage, c’est généralement parce que cet endroit est « fertile, » « producteur de chevaux » ou « riche en blés. » Les paysages jouent un rôle secondaire dans la poésie grecque et latine, comme dans celle du dix-septième siècle. Ils ressemblent, selon la remarque de M. Shairp (On poetic interpretation of nature), à ces fonds de tableaux qu’on trouve chez les Pérugin et les Léonard, à ces campagnes bleues et fuyantes qui servent surtout à faire ressortir la figure rosée d’un jeune homme ou d’une vierge. La nature était pour les anciens un cadre, et le sentiment de la nature avait presque toujours besoin, pour s’éveiller en eux, de se mélanger à quelque chose d’humain. L’homme a acquis de nos jours et continuera sans doute d’acquérir un sentiment plus désintéressé de la nature.
  8. Pour constater le changement, il suffit de lire par exemple le Cantique des cantiques, ce merveilleux chant d’amour, interdit jadis aux Hébreux avant l’âge de trente ans, puis le chapitre sur l’amour de l’Imitation de Jésus-Christ. Dans le poème hébreu, l’ardente passion physique n’est affinée par aucune arrière-pensée de pudeur moderne : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche,… car je suis maladedl’amour. Que sa main gauche soit sous ma tête, et que sa main droite m’embrasse !… Que tu es belle, au milieu des délices ! Ta taille ressemble au palmier, et tes seins à des grappes. Je me dis : Je monterai sur le palmier, j’en saisirai les rameaux ! » Cet enivrement d’amour ne peut aller sans la jalousie : aussi le poète ne les sépare-t-il pas et les chante-t-il avec le même enthousiasme : « L’amour est fort comme la mort, la jalousie est inflexible comme le séjour des morts ; ses ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de l’Éternel. Les grandes eaux ne peuvent éteindre l’amour et les fleuves ne le submergeraient pas. » Dans l’Imitation, nous retrouverons le même mouvement lyrique, bieu plus, les mêmes métaphores, comme celles des grandes eaux et de la flamme ; mais toute la portée en est changée : la flamme dont il s’agira n’est plus celle qui brûle et dévore, c’est celle qui, légère, s’échappe vers le ciel dans un élan. « Celui qui aime, court, vole ; il est dans la joie, il est libre et rien ne l’arrête. Il donne tout pour posséder tout… L’amour ne connaît point de mesure, mais, comme l’eau qui bouillonne, il déborde de foules parts… Aucune fatigue ne le lasse, aucuns liens ne l’appesantissent, aucunes frayeurs ne le Iroublent ; mais, tel qu’une flamme vive et pénétrante, il s’ouvre un passage à travers tous les obstacles et s’élance vers le ciel.. Si quelqu’un aime, il entend ce que dit cette voix. »
  9. Dans les vers curieux de l’Idylle dialoguée se trouve exprimée la théorie hindoue de la Maïa universelle, reproduite par Sctiopenhauer :


                                            ALBERT.

    Non, quand leur âme immense entra dans la nature,
    Les dieux n’ont pas tout dit à la matière impure
    Qui reçut dans ses flancs leur forme et leur beauté.
    C’est une vision que la réalité.

    Non, des flacons brisés, quelques vaines paroles
    Qu’on prononce au hasard et qu’on croit échanger,
    Entre deux froids baisers quelques rires frivoles.
    Et d’un être inconnu le contact passager.
    Non, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas même un rêve…

                                         RODOLPHE.

    Quand la réalité ne serait qu’une image,
    Et le contour léger des choses d’ici-bas.
    Me préserve le ciel d’en avoir davantage !
    Le masque est si charmant que j’ai peur du visage,
    Et même en carnaval je n’y toucherais pas.

                                            ALBERT.

    Une larme en dit plus que tu n’en pourrais dire.


    On voit par ce dialogue comment deux formes opposées d’un même sentiment, l’amour, finissent, en se développant parallèlement, par engendrer deux conceptions différentes du monde et de la vie humaine, l’une matérialiste, l’autre idéaliste.

  10. Voir M. Shairp, On poetic interpretation of nature.
  11. Dans une spirituelle étude intitulée un Poète philosophe : Sully Prudhomme, M. Coquelin dit avec raison en parlant du poème de la Justice : « J’avoue que, pour mon compte, je trouve quelque chose d’excessif à traiter ainsi la poésie comme une science exacte. Nous serons bien avancés quand nous lui aurons donné, à elle qui est chose ailée et fuyante, l’allure positive et pointue de la science ! Si, pour suivre la pensée du poète, il nous faut déployer la même somme d’attention que pour suivre une théorie de Kant, que gagnons-nous à ne pas lire Kant lui-même ? »