Les Prisons de Paris sous la Commune
Revue des Deux Mondes3e période, tome 23 (p. 5-41).
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LES
PRISONS DE PARIS
SOUS LA COMMUNE

V.
MAZAS ET LA GRANDE-ROQUETTE[1]


I. — MAZAS.

Le poste d’entrée de la maison d’arrêt cellulaire était occupé le 18 mars par une compagnie de gardes de Paris, composée de soixante-trois hommes, y compris le tambour et le lieutenant qui la commandait. On se retira dans la cour intérieure, on ferma les grilles et l’on attendit. Le dimanche 19, à neuf heures du matin, pendant que l’on disait la messe hebdomadaire au rond-point de la prison, une compagnie appartenant au 198e bataillon fédéré, venant de Montmartre, fière de la victoire de la veille, se présenta devant Mazas et exigea qu’on lui en ouvrît les portes. Le greffier, M. Racine, et le brigadier Brémant, un homme admirable de dévoûment, d’énergie et d’humanité dans son service, conférèrent rapidement entre eux, car il s’agissait, avant tout, de sauver les gardes de Paris. On fit lestement filer ceux-ci par le chemin de ronde, on leur ouvrit une petite porte dissimulée dans la muraille et qu’on nomme « la porte de secours » parce qu’en cas de révolte des détenus elle permet d’introduire une force suffisante dans la prison. Les soldats, soustraits à la vue des fédérés, furent réunis en liberté dans le couloir de la quatrième division. Ceci fait, on passa leurs armes aux insurgés à travers les barreaux de la grande grille, et on parlementa. Le directeur essayait de faire entendre raison au capitaine fédéré, et il n’aurait sans doute pas obtenu grand succès s’il n’eût été appuyé par deux ou trois surveillans, anciens gendarmes, liés par une sorte de confraternité militaire avec les gardes de Paris et qui sortirent devant la prison pour se mêler aux groupes menaçans.

Le plus ardent de tous les fédérés était un sergent fourrier, Belge de naissance, qui demandait que tous les soldats « de Trochu » fussent passés par les armes. Il ne voulait entendre ni objection, ni observation ; à tout ce qu’on lui disait, il répondait : « Ils ont tiré sur nous hier à Montmartre. » Quand on lui expliquait que cela était impossible, puisque ces hommes étaient de service à la prison depuis quarante-huit heures, il ripostait : « Ça ne fait rien ! » Ce fut un surveillant nommé Eve, homme extrêmement doux, qui se chargea de le chambrer ; il l’emmena plusieurs fois chez le marchand de vin, invita aussi quelques fédérés, paya toute sorte de « tournées, » et, aidé de ses camarades, qui péroraient de leur mieux, il parvint à obtenir que les gardes de Paris auraient la vie sauve. « Ce sont des prisonniers de guerre, disait-il ; vous ne tueriez point des Prussiens, à plus forte raison vous ne tuerez pas des Français. » La foule assemblée l’écoutait, l’approuvait et répétait comme lui : « Non, on ne peut pas les tuer ! » Il fut alors décidé que les gardes de Paris, placés au milieu des fédérés, seraient conduits, en deux détachemens, sur la route de Vincennes. Cette convention fut loyalement observée : trois des gardes s’étaient évadés à la faveur de costumes prêtés par le brigadier Brémant ; les soixante hommes qui avaient été internés à la quatrième division sortirent, furent escortés jusqu’au-delà de la barrière et se rendirent à Versailles. Il est heureux pour eux que Ferré ou Raoul Rigault n’ait point passé par là au moment où ils quittaient la prison.

Le 21 mars, le directeur régulier fut révoqué sur l’ordre de Duval et remplacé par Mouton, ce cordonnier dont nous avons déjà dit quelques mots en parlant de Saint-Lazare. Le greffier, le brigadier, qui avaient déployé une intelligente sollicitude pour le salut des gardes de Paris, furent destitués. En réalité, la maison resta sans direction, car Mouton était aussi incapable que doux ; chacun continua son service, et la discipline intérieure fut assez bien maintenue malgré quatre surveillans, oublieux de leur devoir, qui obtinrent une audience du directeur, firent preuve de zèle trop radical, et tentèrent de substituer leur autorité à la sienne. Mouton n’était point heureux, il gémissait de son sort et se croyait déclassé. Il ne regrettait pas son échoppe de cordonnier, il rêvait des destinées plus hautes et disait : « Ça m’ennuie d’être directeur, mais on se doit à son pays ; c’est un sacrifice que je fais. J’attends une position dans l’armée, ça m’irait mieux. » il n’en faut pas rire. Mouton avait eu une idée militaire redoutable ; il avait formé le projet de s’emparer du Mont-Valérien, et si l’on se souvient de l’état d’abandon où la grande forteresse fut laissée pendant quelque temps, on ne peut méconnaître la gravité des conséquences qu’aurait pu avoir son entreprise ; si l’insurrection n’y entra pas le 19 mars, tambour battant et enseignes déployées, ce ne fut pas la faute de Mouton.

Le 19 mars, dans la matinée, il se délivre à lui-même l’ordre suivant : La commission du XIIIe arrondissement m’a délégué près du comité central pour avoir l’autorisation d’aller occuper le fort dit Mont-Valérien, pour délivrer le 23e et le 21e bataillon de chasseurs à pied qui y sont prisonniers. Le délégué du XIIIe arrondissement, Mouton, capitaine au 101e bataillon. Ce petit homme chauve, au crâne proéminent comme un pain de sucre, avait vu juste. Il porta son ordre au comité central, qui, au lieu de l’approuver, le renvoya au général Duval. Celui-ci ne comprit rien à la nécessité d’agir avec promptitude ; mais l’opération lui parut glorieuse, il se la réserva pour lui-même, — on sait ce qu’il en advint le 3 avril, — et, voulant offrir quelque compensation à Mouton, il lui confia une mission insignifiante : Ordre au capitaine Mouton, du 101e de requérir toutes les compagnies disponibles du XIIIe arrondissement pour aller occuper la prison de Sainte-Pélagie, et faire élargir dans le plus bref délai tous les prisonniers politiques ou délit de presse. — Pour E. Duval, le délégué : CAYOLS. — Mouton se soumit, et le Mont-Valérien fut mis en état de repousser sans peine tout effort des fédérés.

Le premier individu écroué à Mazas sur mandat du gouvernement insurrectionnel est un assassin qui, arrivé le 22 mars, est mis en liberté le 23 par ordre de Ferré. Jusqu’au 29, la maison semble garder sa destination normale ; cent treize détenus y sont amenés pour meurtre, vol, vagabondage, désertion. Du 29 mars au 6 avril, le greffe chôme pour les inscriptions d’entrée. Mouton occupe ses loisirs à des dénonciations ; il écrit au directeur du dépôt près la préfecture de police : « Citoyen Garreau, c’est à titre de renseignement que je te dis que la femme du sous-brigadier Braquond porte à manger au nommé Coré ; ainsi fais ce que tu jugeras convenable ; moi, je la mettrais en état d’arrestation. Salut et fraternité. » Garreau ne tint compte de l’avis, fort heureusement, et Mme Braquond put continuer à fournir une nourriture convenable à M. Coré, à Mgr Darboy, au président Bonjean, qui étaient encore au dépôt et qui n’allaient point tarder à venir à Mazas. Ils y arrivèrent le 6 avril en bonne compagnie. La maison d’arrêt cellulaire devenait la geôle des otages importans et l’antichambre du dépôt des condamnés de la Grande-Roquette. De ce jour jusqu’au 24 mai, jusqu’à la veille de la délivrance définitive, la prison recevra cinq cent trente-deux détenus, qui tous, à des titres divers, pouvaient figurer comme prisonniers d’état. Le 10 avril, un homme de cinquante-huit ans fut écroué, qui ne dut son arrestation qu’à sa propre étourderie : c’était le banquier Jean-Baptiste Jecker, auquel la guerre du Mexique avait valu une certaine notoriété. Le jour même il s’était présenté à la préfecture de police pour demander un passeport ; il remit à l’employé un papier sur lequel il avait pris soin d’écrire de faux noms et de fausses qualités. L’expéditionnaire libellait le passeport sans faire d’observation, lorsque le chef du bureau, Ch. Riel, vint à passer ; il jeta les yeux sur ce que l’employé écrivait et regarda Jecker, qui dans la main gauche tenait un papier plié. Jecker avait-il l’air troublé, son visage éveilla-t-il un souvenir dans la mémoire de Riel ? Nous ne savons ; le chef de bureau prit le papier, l’ouvrit et vit un ancien passeport régulier au nom de Jecker. Il dit à l’expéditionnaire : « Gardez monsieur jusqu’à ce que je revienne ; » puis courant d’une haleine jusqu’au cabinet d’Edmond Levrault, chef de la première division, il lui montra le passeport. Levrault se précipita chez Raoul Rigault en criant : « Nous tenons Jecker ! — Bon à prendre ! » répondit Rigault, qui signa immédiatement le mandat d’arrestation. Pareille aventure avait failli arriver au père de M. Haussmann, qui, lui aussi, eût été « bon à prendre. » Il montait paisiblement l’escalier de la préfecture de police dans l’intention de réclamer un sauf-conduit pour sortir de Paris, lorsqu’il fut reconnu par un garçon de bureau nommé Mellier, qui, comprenant le danger auquel ce vieillard s’exposait bénévolement, lui toucha le bras et à voix basse lui dit : « Allez-vous-en vite, suivez-moi, ou vous êtes perdu. » M. Haussmann obéit ; il rejoignit Mellier près du Pont-Neuf et apprit de lui qu’aux gens de sa catégorie on délivrait des ordres d’écrou plus facilement que des passeports.

Mouton était très bienveillant pour les otages, et il faisait semblant d’ignorer que les surveillans les laissaient parfois communiquer entre eux. Il en était un que l’on s’attendait, chaque jour, à voir sortir de prison : c’était l’abbé Crozes qui avait rendu tant de services aux condamnés détenus à la Grande-Roquette, car l’on savait que Rochefort s’intéressait à lui et avait, essayé de le faire relaxer. L’abbé Crozes, du reste, prenait philosophiquement son parti ; à quelqu’un qui le plaignait d’être obligé de vivre en cellule, mal nourri, mal couché, sans sécurité pour son lendemain, il répondit : « J’en remercie la Providence, car ça me permet de repasser ma théologie, que j’avais un peu négligée. »

L’arrivée des otages à Mazas éveilla bien des craintes, car l’on comprit que l’on serait sans merci pour les prêtres ; or l’aumônier de la maison d’arrêt cellulaire, M. Jouvent, était un vieillard, presque infirme par suite d’un coup de barre de fer qu’un détenu lui avait jadis appliqué sur la tête. Il s’agissait, pour lui éviter les inconvéniens et même les périls d’une captivité étroite, de le faire sortir de la prison et de l’emmener hors de Paris. Cette œuvre de salut, qui fut intelligemment accomplie, doit encore être portée à l’actif du personnel des employés, car ce fut Mme Eve, la femme du surveillant, qui se chargea de l’aumônier, le déguisa, le fit partir avec elle, le conduisit dans une ville de province et veilla sur lui jusqu’au jour où il put, sans danger, rentrer à Mazas, enfin rendue à l’administration régulière.

On a dit que Mouton, mû de pitié pour l’archevêque[2] et pour M. Bonjean, avait fait un effort afin de faciliter leur évasion. On prétend que des vêtemens de fédérés leur avaient été procurés ; M, Bonjean aurait lui-même placé un képi sur le front de Mgr Darboy et lui aurait dit en plaisantant : « Ça vous donne un petit air militaire qui vous sied très bien. » tous deux auraient refusé de profiter des bonnes dispositions du directeur à leur égard ; l’un pour ne pas surexciter les colères de la commune contre le clergé dont il était le chef, l’autre parce qu’un magistrat ne doit point fuir. Cette histoire n’est pas impossible ; mais en tout cas il eût été bien difficile de faire évader les deux hommes que la commune tenait le plus à garder sous sa main.

L’archevêque et M. Deguerry, curé de la Madeleine, écrivirent, « sans aucune pression, de leur propre mouvement, » du moins ils le dirent, des lettres qui ont été connues du public et auxquelles M. Thiers répondit en démentant les prétendues cruautés commises par l’armée française, auxquelles les deux otages avaient fait allusion. Une sorte de négociation officieuse avait été entamée en vue d’un échange de prisonniers ; le gouvernement insurrectionnel se déclarait prêt à délivrer plusieurs ecclésiastiques, si le gouvernement régulier consentait à mettre Blanqui en liberté. À cet effet, l’abbé Lagarde fut envoyé à Versailles sur parole, et M. Washburne, ministre plénipotentiaire des États-Unis d’Amérique, intervint avec sa haute autorité. M. Washburne, à qui Raoul Rigault n’avait point osé refuser des permis de visite[3], avait vu plusieurs fois l’archevêque et lui avait apporté des journaux, des vins d’Espagne, s’était offert à le servir en tout ce qu’il pourrait, et avait fait passer à Versailles un mémorandum écrit par Mgr Darboy et concluant à la mise en liberté de Blanqui. Ce mémorandum fut communiqué par le nonce du pape à M. Thiers, dont la réponse fut négative. Le chef du gouvernement déclarait qu’il ne pouvait traiter avec l’insurrection et affirmait que la vie des otages ne courait aucun danger. Cette dernière opinion n’était partagée ni par le cardinal Chigi, ni par M. Washburne, et le dénoûment a prouvé qu’ils n’avaient que trop raison.

En cas d’échange de prisonniers, M. Bonjean eût-il recouvré la liberté ? Cela est douteux, car dès le début, nous l’avons dit, on s’était jeté sur lui comme sur une proie d’élite. Le lendemain de son arrestation, M. Paul Fabre, procureur général près la cour de cassation, au risque d’être arrêté lui-même, avait été voir Raoul Rigault et avait énergiquement réclamé l’élargissement du président. — « C’est impossible, avait répondu Rigault. — Pourquoi ? — votre Bonjean était sénateur. — Qu’importe ! répliqua M. Paul Fabre, vous commettez là une illégalité monstrueuse. » — Rigault avait alors répété son mot favori : « Nous ne faisons pas de la légalité, nous faisons de la révolution. » On avait essayé d’obtenir pour M. Bonjean une faveur que l’on paraissait disposé à lui accorder, car on connaissait bien le caractère chevaleresque de l’homme. On lui eût permis de sortir sur parole pendant quarante-huit heures, afin qu’il eût le temps d’aller embrasser ses enfans et sa femme. Il réfléchit qu’un accident imprévu pourrait le retarder et lui donner l’apparence d’avoir manqué à ses engagemens ; il refusa. Impassible, recevant la visite d’un ami qui, à force de persévérance dévouée, avait pu obtenir l’autorisation de le voir quelquefois[4], affaibli, souffrant, mais conservant intacte toute sa grandeur d’âme, il s’entretenait peut-être, dans la solitude de son cabanon, avec les âmes de Mathieu Molé et du président Duranti.

Le sort des otages allait changer ; Raoul Rigault, nommé procureur de la commune, estima que Mouton était trop doux pour les détenus, il le remplaça par un homme de son choix, sur l’inflexible brutalité duquel il pouvait compter, et il envoya à Mazas le serrurier Garreau pendant que le cordonnier Mouton était expédié à Saint-Lazare. Dès lors la maison fut tenue durement ; elle avait un maître. Aux prisonniers qui demandaient pourquoi ils étaient arrêtés, Garreau répondait : « Vous êtes bien curieux ; » — à ceux qui se plaignaient, il disait : — « Si vous le préférez, on peut vous casser la… tête, rien n’est plus facile. » Les surveillans tremblaient devant cet homme toujours armé, toujours menaçant, et n’osaient plus aller causer avec les otages, qui furent assujettis au régime du secret absolu. Les efforts que Mme Coré, que Mme Braquond persistaient à faire pour apporter quelques adoucissemens aux détenus, restaient infructueux, et lorsque l’on faisait observer à Garreau que l’archevêque était souffrant, que M. Bonjean était faible, il criait : « S’ils ne sont pas contens, ils n’ont qu’à crever, ce sera un bon débarras ! » Donc tous les otages, magistrats, prêtres, pères jésuites, pères de Picpus, commissaires de police, directeur de prison, banquier mexicain, séminaristes, vivaient sous la rude férule de Garreau, qui ne leur ménageait pas les angoisses. Dans ces jours douloureux qui précédèrent la chute de la commune et l’horrible catastrophe à laquelle plusieurs d’entre eux étaient destinés, ils durent quelques heures d’apaisement et d’espérance à un homme de bien resté fidèle à son devoir. Si le président Bonjean, comme l’un des plus hauts magistrats du pays, n’avait reculé devant aucun sacrifice pour affirmer le droit et la justice, M. Edmond Rousse, bâtonnier de l’ordre des avocats, n’avait point déserté le poste auquel son caractère autant que son talent l’avait appelé[5]. Il était décidé à ne jamais reconnaître les illégalités, les hérésies judiciaires de la commune, résolu à prêter le secours de son éloquence à tout malheureux qui l’invoquerait. Il n’attendit pas que les otages s’adressassent à lui ; il alla lui-même, au nom du barreau qu’il représentait, offrir d’office son ministère de défense, même devant l’inconcevable juridiction que Rigault venait d’inventer. Le 17 mai, le conseil de la commune avait décidé qu’un jury d’accusation serait réuni pour juger les otages. On avait pu croire, d’après cela, que l’on pourrait discuter des preuves et invoquer des témoignages ; on se trompait. Le procureur général Raoul Rigault expliqua lui-même à ses jurés qu’ils avaient simplement à apprécier si les individus désignés avaient ou n’avaient pas la qualité d’otages. Un des malheureux, traduits devant cet étrange tribunal qui ne fonctionna qu’une fois, le 19 mai, fut acquitté ; il n’en fut pas moins reconduit à la Roquette et massacré rue Haxo.

À défaut du droit de défense, le barreau avait encore la possibilité de tout essayer dans l’intérêt de la justice ; il accepta ce devoir sans hésiter, et le bâtonnier de l’ordre obtint les permissions nécessaires pour voir l’archevêque, M. Deguerry et le père Gaubert. Il lui fallut « traverser les tribus armées qui campaient dans les couloirs de la sûreté, escalader des groupes d’enfans endormis, de femmes assoupies, d’hommes assouvis, et, au milieu des tonneaux, des brocs et des bouteilles, pénétrer jusqu’à quelque personnage important[6]. » Il vit Raoul Rigault, traînant son costume de commandant au milieu du parquet de la cour de cassation ; il vit Eugène Protot, délégué à la justice, qui siégeait dans le cabinet des gardes des sceaux comme dans une salle de cabaret ; il put entrer à Mazas, voir les otages, causer avec eux et leur donner un espoir qu’il n’avait peut-être pas lui-même. L’archevêque fut calme et résigné, M. Deguerry très expansif selon sa nature, le père Caubert inébranlable dans sa foi et persuadé que la France se relèverait de cette épreuve « plus chrétienne et par conséquent plus forte que jamais. » Ce fut le samedi 20 mai que M. Edmond Rousse s’entretint avec les otages ; il les quitta en leur promettant de revenir le mardi suivant.

La commune devait mettre obstacle à ce projet : cette visite fut la première et la dernière. Déjà tout était à redouter, car le 17 mai, le comité de salut public avait voté le décret meurtrier qui prescrivait la mise à mort des otages. La commune, attaquée dans sa bauge, allait user de tous moyens pour se défendre. « 22 mai 1871 : Les municipalités feront sonner le tocsin sans interruption dans toutes les églises, — Le secrétaire du comité de salut public : HENRI BRISSAC. » — Même date : « Le citoyen Fradet est prié de la part d’Andrieux de faire couper toutes les conduites d’eau qui aboutissent aux endroits où se trouvent les Versaillais ; même mesure à prendre pour les conduites de gaz. » — C’était la guerre sauvage qui commençait ; les malheureux otages de Mazas allaient savoir à quel degré d’insanité furieuse « la revendication des droits du prolétariat » pouvait parvenir.

Les surveillans étaient fort troublés, car l’un d’eux, nommé Bonnard, devenu ami intime de Garreau et élevé par lui au rang de greffier, avait dit en causant avec ses anciens camarades : « Rappelez-vous bien que, si les troupes de Versailles entrent dans Paris, la capitale sera incendiée, tous les prêtres que nous avons ici seront fusillés ; Paris deviendra un monceau de ruines et de cadavres. » On ne doutait pas que ces sinistres menaces répétées par Bonnard n’eussent été proférées par Garreau, et l’on savait que celui-ci, allant souvent prendre le mot d’ordre à la préfecture de police, avait dû recevoir les confidences de Ferré et de Raoul Rigault. Le bon vouloir des surveillans était neutralisé par la présence d’un corps nombreux de fédérés qui occupaient le poste de la prison et dont les chefs obéissaient aveuglément au directeur. Dans la matinée du 22 mai, un gardien entra dans la cellule où M. Rabut, commissaire de police, était enfermé, et lui apprit que les troupes françaises s’avançaient dans Paris. « C’est votre délivrance, dit le gardien. — Ou notre mort, » répondit l’otage.

Le même jour, vers six heures du soir, un grand bruit se fit dans la maison ; les détenus entendirent les surveillans s’agiter dans les couloirs, ouvrir des portes et appeler des noms. Les gardiens se hâtaient ; une liste à la main, ils parcouraient leur division, s’arrêtaient devant une cellule désignée, faisaient glisser le verrou : « Allons, dépêchons, prenez vos affaires, vous partez. » Le détenu se préparait rapidement, ramassait le peu d’objets dont on lui avait laissé l’usage et se plaçait sur le pas de sa porte. Les surveillans avaient le visage consterné ; on leur disait : « Où allons-nous ? — ils répondaient : — Nous n’en savons rien. » L’abbé Crozes, aumônier de la Grande-Roquette, M. Coré, directeur du dépôt, furent prévenus et se tinrent prêts. Au dernier moment, lorsque déjà ils croyaient qu’ils allaient partir, un surveillant accourut et, les repoussant chacun dans sa cellule, il leur dit : « Pas vous, pas vous, rentrez ! » L’intelligente résistance des gardiens venait de les sauver tous les deux.

Voici ce qui s’était passé et ce qui motivait ce mouvement extraordinaire. À cinq heures, le procureur-général de la commune, Raoul Rigault, épée au côté et revolver à la ceinture, était entré dans la prison accompagné de Gaston Dacosta ; ils s’étaient rendus tous deux près du directeur Garreau et lui avaient donné communication de cette dépêche : « Paris, 4 prairial an 79 ; comité de salut public. à sûreté générale : ordre de transférer immédiatement les otages, tels que l’archevêque, les différens curés, Bonjean, sénateur, et tous ceux qui peuvent avoir une importance quelconque, à la prison de la Roquette, dépôt des condamnés. Le comité de salut public : G. RANVIER, EUDES, FERD. GAMBON. » — Garreau ne fit aucune objection, il conduisit Raoul Rigault et Dacosta au greffe ; le livre d’écrou fut consulté, et sur les indications de ces trois meurtriers la liste des otages fut dressée par le greffier Cantrel. Elle comprenait cinquante-quatre noms : le premier sur la liste est celui de Mgr Darboy, le second celui de M. Bonjean, le dernier celui de Walhert (Félix-Joseph), officier de paix ; Jecker est le septième, l’abbé Deguerry le neuvième. Il y avait sur la liste trente-huit prêtres, deux commissaires de police, un proviseur de collège et différens prisonniers qualifiés agens secrets. Tous furent avertis ; on les isola dans les cellules d’attente où l’on enferme ordinairement les détenus avant qu’ils aient subi les formalités de l’écrou. On avait envoyé réquisitionner des voitures au chemin de fer de Lyon, on ne put se procurer que deux chariots de factage. Dans ces sortes de tapissières fort incommodes placées sous la garde de fédérés armés, on réussit à empiler quarante prisonniers ; le dernier qui y prit place fut Joseph Ruault, sur le mandat d’arrestation duquel Dacosta avait écrit : « Conservez, cette canaille pour le peloton d’exécution. » Le malheureux pour lequel on faisait cette atroce recommandation était un simple tailleur de pierre. À neuf heures du soir, les deux charretées, comme l’on disait déjà au temps de la terreur, s’éloignèrent et prirent le chemin de la Grande-Roquette. Le lendemain 23 mai, les quatorze otages qui n’avaient pas pu faire partie du premier convoi furent enlevés à leur tour.

« Ce n’est qu’un commencement, avait dit Garreau, et si les Versaillais approchent, nous mettrons le feu à la maison ; j’ai l’ordre ! » En effet, Eudes lui avait expédié, par planton, l’ordre d’incendier Mazas. Garreau crut pouvoir s’en rapporter, pour ce nouveau crime, à Bonnard, le surveillant dont il avait fait un greffier ; celui-ci reçut des instructions précises, et ne s’y conforma pas. Dès le 24 mai, la prison manqua de vivres ; des barricades l’entouraient de toutes parts ; la fusillade crépitait dans les environs ; quelques obus égarés avaient éclaté contre les murs. Tous les couloirs étaient silencieux, les cœurs se sentaient oppressés, on ne parlait qu’à voix basse, on écoutait les rumeurs du dehors. Dans la journée du 23, dans celle du 24, on avait attendu les mandats de transfèrement du procureur de la commune, on croyait, sur la parole de Garreau, à de nouveaux transbordemens d’otages ; rien ne vint troubler l’angoisse recueillie des détenus ; ils tournaient dans leur étroite cellule, avec la régularité monotone des animaux enfermés. La nuit du 24 au 25 fut sinistre : on avait appris par les gardiens que Paris brûlait ; plusieurs projectiles effondrèrent la toiture.

Le jeudi 25, dans la matinée, on reconnut l’impossibilité de nourrir les prisonniers ; on ouvrit les cellules : « Prenez bien vite tout ce qui vous appartient et sauvez-vous ! » La plupart croyaient que la maison allait sauter et prirent la fuite ; une centaine environ sortirent sur le boulevard Mazas et tourbillonnèrent sans savoir vers quel point se diriger ; une forte barricade établie avenue Daumesnil était défendue par des fédérés qui rassemblèrent la plupart des évadés et voulurent les contraindre à se battre. Un des prisonniers prit un fusil et commença le feu contre les troupes françaises ; au bout de quelques instans, il tombait mort, frappé d’une balle : c’était un soldat du 23e chasseurs à pied, nommé Roche, l’un des assassins de Vincenzini, et qui s’en vantait. Beaucoup de ces détenus se cachèrent dans les maisons voisines, gagnèrent au pied malgré la fusillade, et, pour la plupart, échappèrent sains et saufs à un nouveau danger. D’autres revinrent à Mazas, que quelques otages, l’abbé Crozes, M. Coré, n’avaient point voulu quitter. Garreau sentait bien qu’il n’était plus le maître, les surveillans devenaient menaçans pour lui ; il voulut regimber, on lui enleva lestement son fusil, et on l’enferma au no 8 de la sixième division, dans la cellule où l’abbé Crozes avait passé quarante-neuf jours. Le soir du 25, malgré la barricade Daumesnil, qui commandait encore le boulevard Mazas, un capitaine de l’armée régulière, dont un détachement venait d’occuper la gare de Lyon, se glissa jusque dans la prison, où il fut reçu avec un enthousiasme facile à comprendre. On prit tous les tonneaux vides que l’on put découvrir dans la maison, on les remplit de vieux chiffons, de vêtemens, de couvertures, et on les plaça sur le boulevard, l’un après l’autre, de façon à former une sorte d’épaulement qui pût intercepter les projectiles lancés par les fédérés embusqués derrière la barricade. Grâce à cet obstacle, une compagnie du génie, s’abritant derrière les tonneaux, put venir s’emparer de la prison et s’y établit. Quelques soldats avaient des pains de munition qui furent acceptés avec grande joie par les pauvres prisonniers, dont nulle distribution de vivres n’avait apaisé la faim depuis trente-six heures. Le capitaine du génie fut rapidement mis au courant de ce qui s’était passé ; son premier mot avait été : « Où est le président Bonjean, où est l’archevêque ? » — Ordre fut donné d’amener le directeur Garreau. On le remit aux soldats ; il fut conduit dans le chemin de ronde et fusillé. — La justice doit toujours procéder avec lenteur, ne serait-ce que pour laisser à la passion le temps de s’éteindre.


II. — LA GRANDE-ROQUETTE. — ARRIVÉE DES OTAGES.

La rue de la Roquette, qui commence place de la Bastille pour aboutir au cimetière du Père-Lachaise, s’élargit vers le dernier tiers de son parcours en une sorte de place carrée fort célèbre dans la population parisienne, car c’est là que se font les exécutions capitales. De chaque côté de ce lugubre emplacement s’élèvent les hautes et tristes murailles de deux prisons. À gauche, c’est la maison d’éducation correctionnelle, que l’on nomme aussi les Jeunes-Détenus et plus communément la Petite-Roquette ; à droite, la Grande-Roquette, c’est-à-dire le dépôt des condamnés. L’histoire de la Petite-Roquette pendant la période insurrectionnelle ne présente aucun fait remarquable. Par suite de l’énorme quantité de soldats de toute sorte qui encombraient Paris lors de la guerre franco-allemande, la maison d’éducation correctionnelle était devenue maison de correction militaire. Au 18 mars, elle renfermait 71 gardes nationaux et 336 soldats de toutes armes détenus disciplinairement ou par suite de jugemens ; ils furent mis en liberté entre le 19 et le 22 mars. On y réintégra les enfans que les nécessités du service avaient forcé d’interner dans d’autres prisons : il en existait 117 dans les cellules le 27 mai ; à ce moment, ils furent délivrés et armés. On les poussa à la défense des barricades ; quelques heures après, 98 d’entre eux étaient volontairement rentrés et demandaient aux surveillans une hospitalité qui ne leur fut pas refusée. C’est dans cette prison que du 20 au 25 mai la commune fit enfermer les soldats réguliers abandonnés à Paris par le gouvernement légal et qui avaient refusé de s’associer à l’insurrection. Vers la dernière heure, ils étaient à la Petite-Roquette au nombre de 1,333 ; plus tard nous aurons à dire ce que l’on en fit.

Le directeur installé dès le 20 mars par le comité central et par le délégué à la préfecture de police se nommait Clovis Briant. C’était un lithographe, jeune, très viveur, aimant les longs repas, auxquels il invitait ses collègues Garreau de Mazas, Mouton de Sainte-Pélagie, François de la Grande-Roquette ; le sexe aimable ne faisait point défaut à ces petites fêtes, le vin non plus. L’administration régulière avait, pendant le mois de janvier, expédié par erreur deux pièces de vin blanc à la prison des Jeunes-Détenus ; ces deux pièces avaient été gerbées dans la cave en attendant qu’on vînt les reprendre. Clovis Briant les découvrit, les fit mettre en perce et les but en douze jours, avec ses amis. Il avait abandonné la direction de la prison à son personnel, qu’il avait conservé, et ne s’occupait que d’opérations militaires ; c’est ce qui le perdit. Jusqu’au dernier moment, il tint tête sur les barricades du quartier aux troupes françaises : il fut arrêté le 28 mai, au point du jour ; on avait déjà donné l’ordre de l’incarcérer, et il allait être épargné, lorsqu’un capitaine de fusiliers marins le fit fouiller. Dans un petit portefeuille rempli de papiers insignifians, on découvrit le brouillon d’une dépêche ainsi conçue, et adressée au comité de salut public ; « Envoyez-moi des renforts ; faites brûler le quartier de la Bourse, et je réponds de tout. » À cette heure d’extermination, cela équivalait à un arrêt de mort ; il fut immédiatement exécuté.

L’histoire de la Grande-Roquette est moins simple, car cette prison sinistre entre toutes, qui reçoit les condamnés avant leur départ pour les maisons centrales ou pour le bagne, qui a un quartier spécialement réservé aux condamnés à mort, fut la dernière étape de pauvres otages destinés à mourir. L’homme qui eut à la diriger méritait toute confiance de la part des gens de la commune ; c’était un emballeur, nommé Jean-Baptiste-Isidore-François, que la protection et l’amitié de Ranvier, directeur de Sainte-Pélagie, avaient fait élever à ce poste. Jamais ivrogne plus brutal et plus violent n’eut à faire souffrir des malheureux ; il fut implacable et fit le mal avec une sorte d’énergie farouche qui ressemblait à celle des chiens enragés. Ne se croyant pas sûr de son personnel d’employés, il avait pris à la maison des Jeunes-Détenus un simple surveillant, nommé Ramain, à la fois irascible et cauteleux, pour en faire son brigadier. Ces deux hommes, l’un par fureur envieuse, l’autre par intérêt mal compris et subalterne vanité, aidèrent, sans hésitation, à tous les crimes qui leur furent demandés. La haine, une haine essentielle, et pour ainsi dire organique, dévorait François ; pour lui, les gendarmes étaient moins que des galériens, l’idée qu’il existait des prêtres l’affolait. « voilà quinze cents ans, disait-il, que ces gens-là écrasent le peuple, il faut les tuer tous ; leur peau n’est même pas bonne à faire des bottes ! » Son ignorance profonde, ses instincts naturellement mauvais, son immoralité sans scrupule en faisaient un homme dangereux en temps ordinaire et terrible en temps d’insurrection. Nul bon sentiment n’était en lui, et cependant il se rencontra un certain Roussel, commissaire de police du quartier des Amandiers pour la commune, qui sans cesse le poussait à plus mal faire encore et lui répétait qu’aux époques révolutionnaires on ne peut jamais déployer assez d’énergie. — Or on sait ce que signifie ce mot dans la bouche de certains énergumènes. François, Roussel et quelques acolytes de même trempe gardaient avec soin la Grande-Roquette, non point dans les bureaux de la direction, mais de l’extérieur, chez le marchand de vin qui est au coin de la place et de la rue Saint-Maur. Les bombances, du reste, ne languissaient pas ; comme Clovis Briant, François aimait à traiter ses collègues et à deviser après boire, devant la table, dessus ou dessous, des grandes destinées qui s’ouvraient pour le peuple français, régénéré par la commune. Lorsqu’il n’était pas trop gris, il allait passer ses soirées dans les clubs, et ce qu’il y entendait ne le rappelait guère à la mansuétude.

Les premiers temps qui suivirent la journée du 18 mars furent assez calmes à la Grande-Roquette. À part deux cent trente individus légalement condamnés[7], la prison ne contenait guère que des gendarmes, des sergens de ville, arrêtés à Montmartre au moment où l’on assassinait les généraux Lecomte et Clément Thomas. Ces braves gens, tous anciens militaires, appartenant à l’élite de l’armée, avaient été si cruellement insultés, frappés, maltraités, qu’ils en avaient conservé un affaissement étrange. Toute force de résistance semblait les avoir abandonnés ; l’idée d’un massacre dont ils seraient victimes les épouvantait et en avait fait des êtres faibles comme des enfans malades. On put le constater avec un douloureux étonnement, à l’heure suprême : nul d’entre eux n’essaya de se soustraire à la mort, ou de lutter contre les assassins ; ils surent mourir et ne surent pas se faire tuer. Malgré le brigadier Bamain, les surveillans étaient fort bons pour les gendarmes, recevaient leur correspondance sans la faire passer par le greffe et ne les laissaient pas manquer de tabac. Quant au vin, ils en pouvaient avoir lorsque François n’avait pas bu celui de la cantine. Le personnel de gardiens était remarquable, très dévoué, plus encore que dans les autres prisons. Cela se comprend ; la Roquette renferme en temps normal des criminels fort dangereux, presque toujours exaspérés d’être condamnés à subir bientôt le très dur régime des maisons centrales et rêvant d’y échapper en commettant quelque nouveau méfait qui pourrait leur valoir la déportation ; pour veiller sur ces malfaiteurs endurcis et prêts à tout, il faut des hommes très disciplinés, très énergiques et en même temps très justes, car ils ne doivent jamais fournir prétexte aux sévices dont trop souvent ils sont les victimes. La commune trouva donc à la Roquette un groupe de surveillans animés d’un excellent esprit ; elle crut s’en être rendue maîtresse en leur imposant François, qui, leur infligea Ramain ; mais elle avait compté sans leur courage, et ce sont eux qui se sont opposés aux derniers massacres projetés. La commune se trompait souvent sur la qualité des hommes qu’elle appelait à la servir, elle en eut la preuve sans sortir du dépôt des condamnés.

Un homme, que nous appellerons Aimé, y subissait une peine de cinq ans d’emprisonnement prononcée contre lui pour faits de banqueroute frauduleuse. Il était entré en prison à une époque voisine de la guerre et les événemens avaient empêché son transfèrement réglementaire à la maison correctionnelle de Poissy. Pendant le siège, une épidémie scorbutique se déclara parmi les détenus de la Grande-Roquette ; Aimé se dévoua sans mesure, fit le métier d’infirmier, et prouva un bon vouloir dont il lui fut tenu compte. Il était assez intelligent, avait une bonne écriture, et il plut à François, qui en fit un commis-greffier. François croyait bien faire un coup de maître, car avoir un homme à soi parmi les détenus, c’est avoir grande chance d’obtenir sur ceux-ci des renseignemens secrets dont on peut tirer parti. Clovis Briant vit Aimé au greffe de la Roquette, il s’intéressa à lui, voulut lui donner la haute main dans sa prison, et le 13 avril 1871 écrivit à Raoul Rigault pour lui demander d’accorder à son protégé une fonction à la maison d’éducation correctionnelle. Aimé fut immédiatement nommé entrepreneur des travaux de la Petite-Roquette ; pour lui c’était la liberté : il en profita et s’enfuit de Paris. Il se réfugia en province et prévint sans délai le préfet de police qu’il se tenait à ses ordres « pour se rendre dans telle prison qu’il lui plaira de lui indiquer afin de purger sa peine, car il ne peut et ne veut regarder comme régulière sa mise en liberté, prononcée illégalement par les agens de la commune. » L’administration prit d’urgence toute mesure pour obtenir une commutation de peine qui équivalait à une grâce entière.

Le poste de fédérés qui gardait la Grande-Roquette n’était guère composé que d’une soixantaine d’hommes ; on fut surpris de voir arriver, le lundi matin 22 mai, un détachement composé de six compagnies empruntées au 206e et au 180e bataillon, qui étaient fort redoutés dans ce quartier populeux, à cause de leur exaltation et de leur violence. Ces hommes s’établirent dans le poste, au premier guichet et dans la première cour. Ils étaient sous le commandement du capitaine Vérig, ouvrier terrassier, petit homme brun, sec, anguleux, nerveux, bondissant à tout propos, ayant des bras d’une longueur démesurée, ce qui lui donnait la démarche oscillante d’un quadrumane, âgé de trente-cinq ans environ, propre à toutes les besognes où il ne faut que de la cruauté et l’amour du mal. Il ne quittait point un long pistolet d’arçon qui lui servait à accentuer ses ordres ; il commandait : « En avant, marche, ou je fais feu ! » Il était de cette race si nombreuse d’hommes qui ne peuvent supporter d’autre autorité que celle qu’ils exercent eux-mêmes et dont ils abusent insupportablement. C’est François qui avait découvert Vérig, qui avait su l’apprécier, et lui fit confier le poste de la prison dès que l’exécution des otages eut été décidée.

Lorsqu’il avait pris possession de la prison, François y avait trouvé deux malheureux condamnés au dernier supplice, Pasquier et Berthemetz. Le 6 avril, la guillotine fut solennellement brûlée devant la mairie du XIe arrondissement parce que la commune répudiait « toute la défroque du moyen âge. » Il se rendit immédiatement dans la cellule d’un des condamnés, le félicita, lui prit les mains et se mit à danser avec lui[8]. Ce bon mouvement de chorégraphie humanitaire ne l’empêcha pas d’agir avec un singulier discernement lorsqu’il mit la prison et les détenus sous la garde de Vérig.

Il promena celui-ci dans la maison et, sous le prétexte de lui en « faire les honneurs, » il lui en montra toutes les dispositions. Après la première cour, l’on entre dans une sorte de vestibule qui est le second guichet ; à gauche s’ouvre le parloir, pièce assez étroite séparée en deux parties égales dans la longueur par un fort grillage en fer ; à droite, c’est le greffe et à côté l’ayant-greffe, c’est-à-dire la chambre où ton fait la toilette, la très inutile et très cruelle toilette des condamnés à mort. En face et dans l’axe du vestibule, une petite porte très solide, lamée de fer, permet de pénétrer dans la cour principale, large préau d’où se voit l’ensemble de la maison pénitentiaire proprement dite : au fond, la chapelle ; à droite, le bâtiment de l’ouest, composé d’un rez-de-chaussée où sont les ateliers et de trois étages renfermant chacun une section de cellules ; à gauche, le bâtiment de l’est avec une distribution absolument analogue ; toutes les fenêtres sont munies de barreaux. Dans l’angle de la cour, à droite, une porte, fortifiée par une grille que l’on ferme le soir, conduit à une assez vaste pièce qui est le guichet central ; des surveillans y sont en permanence jour et nuit. Lorsque l’on a traversé le guichet central, on entre dans une sorte de petit jardin où trois lilas et un marronnier apportent un peu de gaîté. C’est là un quartier isolé : en face, au rez-de-chaussée, la bibliothèque, au-dessus l’infirmerie, à droite, une galerie à arcades où sont situées les trois grandes cellules exclusivement réservées aux condamnés à mort.

Au bout de la galerie, une porte basse, la porte de secours, domine cinq marches par lesquelles on descend dans le premier chemin de ronde qui enveloppe toute la prison, et qui est lui-même enveloppé par un second ; des murs de 30 pieds de haut séparent les deux chemins l’un de l’autre et enferment toute la maison derrière un rempart construit en pierres meulières. Dans leur minutieuse visite, Vérig et François s’arrêtèrent au milieu du petit jardin de l’infirmerie, l’examinèrent avec soin et parurent hésiter ; ensuite ils inspectèrent les deux chemins de ronde et regardèrent longtemps le mur élevé entre le second et un grand terrain vague qui sépare la prison de la rue de la Folie-Regnault. C’était là une sorte de promenade extérieure. François et son ami Vérig revinrent au second guichet, traversèrent l’avant-greffe, s’engagèrent dans un large escalier qui les mena à la quatrième section, long couloir où vingt-trois cellules se font face de chaque côté, de façon que l’on peut y enfermer quarante-six détenus. François fit remarquer à Vérig tout au bout de ce corridor, en face de la vingt-troisième cellule, une forte porte en chêne ; il la fit ouvrir par le surveillant qui les accompagnait, et s’engagea dans l’escalier de secours, escalier étroit, en colimaçon, aboutissant à la galerie du quartier des condamnés à mort ; là, il montra du doigt la petite porte du premier chemin de ronde : Vérig eut un sourire, il avait compris. On parcourut ainsi toute la maison ; on constata que chacun des couloirs formant une section distincte est fermé à chaque extrémité par une énorme grille de fer, ce qui permet d’isoler les divisions et d’empêcher toute communication d’un étage à l’autre en cas de révolte, car les grilles sont si fortes, si puissamment scellées dans les pierres de taille que nulle force humaine ne parviendrait à les briser ou à les arracher. François donna encore quelques détails à Vérig ; il lui expliqua que « le bouclage, » c’est-à-dire la fermeture des cellules, se faisait régulièrement à six heures du soir. « Chaque jour, on promène les otages dans le chemin de ronde ; ils sont assez nombreux, quatre-vingt-seize gendarmes, quarante-deux anciens sergens de ville, quatre-vingt-quinze soldats de ligne, quinze artilleurs, un chasseur d’Afrique, un zouave, un Turco. » Après cette énumération, François ajouta : « tous capitulards ! » Cette longue tournée dans la Grande-Roquette, ces explications que Vérig avait semblé écouter avec un vif intérêt, avaient altéré les deux fauves ; ils allèrent s’abreuver chez le marchand de vin.

Ce même soir, vers dix heures, on entendit un grand bruit sur la place de la Roquette ; tous les cabarets avaient dégorgé leurs buveurs sur les trottoirs, les fédérés réunis devant la prison battaient des mains et criaient : « À mort les calotins ! » C’étaient les otages enlevés à Mazas qui arrivaient sur les durs chariots où ils avaient été secoués par les cahots, insultés par la populace, menacés par les gardes nationaux armés qui les escortaient. Un témoin oculaire raconte que Mounier, surveillant de Mazas, chargé de présider à ce transfèrement brutal, était « plus mort que vif, » tant il avait été ému par les injures dont ces malheureux avaient été accablés pendant leur très pénible route, sur des rues à demi dépavées, à travers des barricades et parmi les bandes qui vociféraient en leur montrant le poing.

Les deux voitures pénétrèrent dans la cour de la Grande-Roquette ; les otages descendirent et furent réunis pêle-mêle, dans le parloir éclairé d’une lanterne. François se réserva l’honneur de faire l’appel ; il y procéda avec une certaine lenteur emphatique, dévisageant l’archevêque, regardant avec affectation le père Caubert et le père Olivaint, car il voulait voir, disait-il, comment est fait un jésuite. Les formalités de l’écrou ne furent pas longues ; le nom des détenus ne fut inscrit sur aucun registre, on se contenta de serrer dans un tiroir la liste expédiée par le greffe de Mazas. Le reçu que Meunier emporta pour justifier le transfert était singulièrement laconique : Reçu quarante curés et magistrats ; pas de signature, mais simplement le timbre administratif de la prison.

Portant leur petit paquet sous le bras, placés les uns auprès des autres, comptés plusieurs fois par le brigadier Ramain, les otages restaient impassibles, debout et cherchant à trouver un point d’appui contre les murailles, car le trajet dans les voitures de factage les avait extrêmement fatigués. Ramain prit une lanterne, s’assura d’un coup d’œil que les surveillans étaient près de lui, puis il dit : — Allons, en route ! — On traversa l’avant-greffe, on gravit le grand escalier, et, tournant à gauche, on pénétra dans la quatrième section. Une sorte de classement hiérarchique présida au choix des cellules : Mgr Darboy eut le no 1, le président Bonjean le no 2, M. Beguerry le no 3, M. Surat, archidiacre de Paris, le no 4 ; la meilleure cellule, plus grande et moins mal meublée que les autres, le no 23, échut à l’abbé de Marsy. Dès qu’un des otages, obéissant aux ordres de Ramain, surveillé par François, avait franchi la porte de son cabanon, celle-ci était fermée ; on poussait le gros verrou, et un tour de clé « bouclait » le malheureux. Nulle lumière ; l’obscurité était complète dans ces cachots : on tâta les murs, on essaya de se reconnaître au milieu de la nuit profonde. — tout l’ameublement se composait d’une simple couchette en fer, garnie d’une paillasse, d’un matelas, d’un traversin, le tout enveloppé d’un drap de toile bise et d’une maigre couverture : pas une chaise, pas un escabeau, pas un vase, pas même la cruche d’eau traditionnelle. Au petit jour, les détenus placés dans les cellules de droite purent apercevoir le premier chemin de ronde ; ceux qui étaient à gauche avaient vue sur le préau, que l’on nomme aussi la cour principale.

Le bruit d’une maison qui s’éveille, la rumeur des détenus de droit commun qui tramaient leurs sabots sur les pavés, ne laissèrent pas les otages dormir longtemps le matin. M. Rabut, qui, en sa qualité de commissaire de police, connaissait bien le règlement disciplinaire des prisons, voyant le brigadier passer dans le couloir, lui demanda de l’eau ; le président Bonjean réclama une chaise ; à l’un et à l’autre, Ramain répondit : « Baste ! pour le temps que vous avez à rester ici, ce n’est pas la peine ! » Depuis le 26 avril, depuis l’entrée de Garreau à Mazas, les otages avaient vécu sévèrement isolés les uns des autres ; s’ils s’étaient promenés, ils n’avaient pu se promener que seuls, dans le petit préau cellulaire, sans aucune communication tolérée avec leurs compagnons de captivité. Ils s’imaginaient qu’il en serait ainsi à la Grande-Roquette, et furent agréablement surpris lorsqu’on les fit descendre tous ensemble par l’escalier de secours et qu’on les réunit dans le premier chemin de ronde. Ils éprouvèrent une sorte de joie enfantine à se retrouver, à pouvoir causer et se communiquer leurs impressions, qui étaient loin d’être rassurantes. L’archevêque fut très entouré, tous les prêtres vinrent lui baiser la main et lui demander sa bénédiction. Il ne quittait pas M. Bonjean, auquel il offrait le bras. Le président était souffrant et très affaibli ; il avait voulu, pendant le siège, malgré son âge et ses fonctions, faire acte de soldat ; le sac avait été trop pesant pour ses frêles épaules, il en était résulté une infirmité pénible que son séjour en prison ne lui permettait pas de combattre par des moyens artificiels. Il marchait donc « courbé en deux, » comme l’on dit, et trouvait sur le bras de Mgr Darboy un appui dont il avait besoin. M. Babut alla saluer le président, qui le présenta à l’archevêque. « Qu’augurez-vous de notre transfèrement ? lui demanda celui-ci. — Rien de bon, monseigneur, » répondit M. Rabut.

Les jésuites, fort calmes, gardant sur les lèvres leur immuable sourire, ayant du fond du cœur renoncé à tout, même à la vie, disant à Dieu : Non recuso laborem, se promenaient et devisaient entre eux, ou écoutaient M. de Perny, un missionnaire qui, revenant de Chine, pouvait leur expliquer que sous toute latitude l’homme rendu à lui-même et soustrait à la loi redevient fatalement une bête sauvage. Le père Allard, l’aumônier des ambulances, portait encore au bras gauche la croix de Genève, ostentation de bon aloi qui forçait les gens de la commune à violer toutes les conventions, même celle qui sur les champs de bataille protège les infirmiers. L’abbé Deguerry, actif et rassuré par la bonne compagnie qu’il retrouvait enfin, causait avec verve et essayait de faire partager à ses compagnons l’espérance dont il était animé. « Quel mal leur avons-nous fait ? répétait-il à toute objection ; quel intérêt auraient-ils à nous en faire ? » Puis il accusait, en plaisantant, les lits de la Roquette d’être trop courts pour sa longue taille.

Deux otages qui ne s’étaient point vus depuis les jours de l’école se reconnurent. L’un, ses études terminées, obéissant à une irrésistible vocation, avait suivi la voie religieuse ; il était entré dans les ordres et appartenait à la compagnie de Jésus ; l’autre avait exercé des fonctions civiles, il s’était beaucoup plus occupé de philosophie que de religion, avait regardé de près dans les théories socialistes, et, s’il n’avait point partagé les doctrines de Blanqui, il les avait côtoyées et peut-être même traversées. Le hasard des révolutions remettait face à face, dans le préau d’une geôle, ces deux camarades de la vingtième année ; ils s’élancèrent l’un vers l’autre : « C’est toi ! — C’est toi ! » Ils s’embrassèrent et furent émus. « Que nous reste-t-il à faire ? dit le laïque. — À toi, mon ami, répondit le prêtre, il te reste à te confesser. » Les deux otages s’éloignèrent bois de la portée des voix et eurent ensemble une conversation confidentielle dont le secret n’a pu venir jusqu’à nous. L’un d’eux, le prêtre, devait tomber à l’abattoir de la rue Haxo.


III. — LA MORT DES OTAGES.

À quatre heures, « la récréation » dut prendre fin. Les otages furent reconduits dans leur section, mais la porte de leur cellule ne fut fermée qu’à six heures, au moment du « bouclage » réglementaire de la prison ; ils purent donc encore rester ensemble. Pendant leur promenade, ils avaient attentivement prêté l’oreille aux bruits du dehors, et c’est à peine si quelques lointaines détonations d’artillerie étaient parvenues jusqu’à eux. On était au mardi 23, et la bataille ne se rapprochait guère de la Roquette. Un surveillant leur avait dit : « Le dernier quartier-général de l’insurrection sera nécessairement Belleville, il faut prendre patience et courage ; la grande lutte sera autour de nous. » Les otages avaient fait l’expérience de leur nouvelle demeure et du système auburnien, qui laisse les détenus en commun pendant le jour et les isole pendant la nuit. Pour eux, c’était une grande amélioration. Le matin, on avait remis à chacun d’eux une écuelle avec laquelle ils avaient été à la distribution des vivres ; ils avaient reçu leur portion de « secs, » comme l’on dit dans les prisons, c’est-à-dire de légumes délayés dans de l’eau. Tant bien que mal, après avoir avalé leur pitance, ils s’étaient endormis l’estomac léger et la conscience en paix.

Le lendemain, 24 mai, dans la journée, un surveillant leur dit : « Il y a du nouveau, toute la clique de la commune est à la mairie du XIe arrondissement. » Or cette mairie est située place du Prince-Eugène, au point d’intersection du boulevard Voltaire et de l’avenue Parmentier, à 200 mètres à peine de la Roquette : c’était un mauvais voisinage. En effet, la veille, dans la soirée, la commune et le comité de salut public avaient tenu leur dernière séance à l’Hôtel de Ville. On avait décidé d’évacuer le vieux palais populaire et de transporter « le gouvernement » au pied même de Belleville, à l’abri de la colline du Père-Lachaise, non loin des portes d’Aubervilliers et de Romainville, qui permettraient peut-être de tenter une fuite sur la zone neutre occupée par les Allemands. Les trois services importons, la guerre, la sûreté générale, les finances, s’étaient donc installés dans les salles de la mairie du XIe arrondissement. C’est là que Ferré était accouru, après avoir fait fusiller George Vaysset et n’avoir pas réussi à faire tuer d’autres détenus du dépôt. C’était peu d’évacuer l’Hôtel de Ville, il fallut l’incendier. On ne faillit point à ce grand devoir révolutionnaire. Quatre bandits que nous avons déjà nommés, G. Ranvier, Hippolyte Parent, Pindy, Dudach, se chargèrent de l’exécution de ce crime inepte et s’en acquittèrent en conscience, aidés par des fédérés du 174e bataillon et deux compagnies des Vengeurs de Flourens. Toute la place fut bientôt en feu, car non-seulement on brûla l’Hôtel de Ville, mais aussi les bâtimens de l’octroi qui lui faisaient face, et les Archives municipales, et l’Assistance publique, où plus d’un de ces misérables avait tendu une main que l’on n’avait pas repoussée. Dans la matinée du 24, des fédérés du 174e bataillon passaient sur le quai Saint-Bernard et disaient joyeusement : « Nous venons d’allumer le château Haussmann et nous allons à la Butte-aux-Cailles cogner sur les Versaillais. »

La rage du meurtre avait saisi les gens de la commune. Les gardes nationaux n’obéissaient plus qu’à eux-mêmes, soupçonneux, ne comprenant rien à leur défaite, car on leur avait promis la victoire, — criant à la trahison dès qu’un projectile tombait au milieu d’eux, farouches et pris du besoin de tuer. Dans la matinée du 24, un officier qui avait été attaché à l’état-major de Cluseret fait effort pour arriver jusqu’à la mairie du XIe arrondissement. Aux barricades, on l’arrête pour qu’il aide à porter des pavés ; il a beau dire qu’il a des ordres à transmettre et parler de son grade qui doit être respecté, on lui crie : « Aujourd’hui il n’y a plus de galons ! » Quelqu’un dit : « C’est un traître, il est vendu à Versailles. » On le saisit, on le traîne dans une boutique, on le juge, il est condamné à être dégradé et à servir comme simple soldat ; il répond que ça lui est indifférent, et d’emblée on le proclame capitaine. Cette farce, qui n’était que grotesque, tourna subitement au sinistre. Le malheureux sortit ; dès qu’il reparut sur le boulevard Voltaire, on lui cria qu’il était un Versaillais : il fut entraîné dans un terrain vague et tué à coups de fusil. C’était le comte de Beaufort ; on est surpris de sa qualité et on se demande ce qu’il faisait dans cette galère. En regardant de très près dans cette histoire, on découvrirait peut-être qu’elle eut une amourette pour début et une vengeance particulière pour dénoûment.

Delescluze, délégué à la guerre, Ferré, délégué à la sûreté gênérale, s’étaient donc établis à la mairie du XIe arrondissement. Des membres du comité de salut public et de la commune les assistaient. Ces hommes sentaient que tout était fini ; ils n’avaient rien su faire de leur victoire, ils ne se résignaient pas à accepter leur défaite et rêvaient de disparaître dans quelque épouvantable écroulement. Gabriel Ranvier vomissait son fiel et demandait qu’on fit « un exemple, » c’est-à-dire que l’on dépassât toute borne de cruauté. Ce fut alors sans doute que le massacre des otages fut résolu. Delescluze se mêla-t-il à cette odieuse délibération ? On ne le sait ; c’était un sectaire très capable de commettre un crime politique qui pût servir sa cause, mais qui devait hésiter à commettre un crime inutile qui ne pouvait que la rendre méprisable et compromettre l’avenir. S’il a jugé l’exécution des otages au seul point de vue de l’intérêt radical, il a dû la trouver criminellement bête, et cependant il n’avait rien fait pour essayer de sauver le comte de Beaufort, qu’il regarda froidement fusiller.

Là, dans cette mairie encombrée d’officiers qui venaient demander de l’argent, de blessés qu’on apportait, de munitions entassées partout, de tonneaux de vin que l’on roulait à côté des tonneaux de pétrole et des tonneaux de poudre, au milieu du brouhaha des batailles et des clameurs de cent personnes criant à la fois, on établit une cour martiale. Un vieillard inconnu et, qui était, dit-on, sordide, un officier fédéré qui, dit-on, était ivre, s’assirent gravement et composèrent un tribunal sous la présidence de Gustave-Ernest Genton, un ancien menuisier, ayant un peu sculpté sur bois, dont la commune avait fait un magistrat et qu’à la dernière heure elle transformait en président d’une cour martiale. Qu’une cour martiale soit instituée par une insurrection pour se débarrasser d’adversaires pris les armes à la main, cela peut jusqu’à un certain point s’expliquer ; mais juger et faire exécuter des prêtres, des magistrats arrêtés depuis deux mois, qui n’ont même pas eu la possibilité de combattre la révolte, cela est incompréhensible et demeure un des faits les plus scandaleusement extraordinaires de l’histoire.

Genton n’en présida pas moins, comme s’il eût fait la chose la plus simple du monde ; c’était un lourd garçon, ordinairement paresseux, de taille petite, épais, gros, de face brutale et obtuse avec les yeux saillans, la lèvre inférieure proéminente comme celle des ivrognes de profession, portant toute la barbe et une chevelure grisonnante. Il y eut une discussion dont plus tard, devant le 6e conseil de guerre, on essaya de se prévaloir en équivoquant. On a prétendu que le premier ordre d’exécution transmis à la Roquette concernait soixante-six otages et qu’il avait été modifié sur les instances du directeur François. C’est là une erreur. Une discussion s’éleva en effet dans le greffe de la prison, mais sur un autre objet que nous ferons connaître. La cour martiale n’était point d’accord sur le chiffre des otages que l’on devait tuer ; le nombre soixante-six fut proposé et écarté, « parce que ça faisait trop d’embarras. » On s’arrêta au nombre de six : deux noms seulement furent désignés, celui de M. Bonjean et celui de l’archevêque de Paris. Le bruit se répandit rapidement parmi les fédérés qu’on allait fusiller les otages de la Grande-Roquette. Deux hommes, qu’il convient de nommer, firent d’énergiques et d’inutiles efforts pour empêcher ce crime, dont leur intelligence leur permit d’apprécier la cruelle ineptie : Vermorel et Jules Vallès.

Pendant que l’on délibérait sur la destinée des otages, ceux-ci avaient, comme la veille, été conduits au chemin de ronde qui leur servait de préau. Rien, extérieurement du moins, n’était modifié dans leur situation ; ils avaient eu leur distribution de vivres, avaient causé avec les surveillans et avaient été reconduits à quatre heures dans leur section. Ils avaient remarqué cependant avec une certaine surprise qu’on les avait engagés à se hâter lorsqu’ils remontaient l’escalier et que leurs cellules, au lieu de rester ouvertes jusqu’à l’heure du bouclage, avaient été fermées au verrou et à clé. Pendant la promenade, Mgr Darboy s’était plaint d’être dans un cabanon trop étroit où. il n’avait que son grabat pour s’asseoir. L’abbé de Marsy lui avait alors proposé de lui céder sa cellule, Je no 23, qui était plus spacieuse, munie d’une chaise, d’une table et même d’un petit porte-manteau. L’archevêque avait accepté ; sur le croisillon de fer qui sépare le judas de la porte, il dessina les instrumens de la passion et écrivit : Rebur mentis, viri salus… Déjà au dépôt de la préfecture de police il avait tracé un crucifix sur le mur de la cellule qui lui avait été attribuée.

La journée eût été normale à la Grande-Roquette si, dans la matinée, on n’y eût amené quatre femmes ; ces malheureuses, conduites par des fédérés, furent poussées au greffe et ordre fut donné de les incarcérer immédiatement, Elles venaient de la rue Oberkampf, où elles étaient restées afin de veiller à leur maison de commerce en l’absence de leurs maris partis pour éviter de servir la commune ; elles avaient refusé de livrer les chevaux et les voitures que l’on réquisitionnait chez elles, le cas était pendable : les quatre prisonnières furent écrouées et enfermées ensemble dans une cellule du quartier des condamnés à mort.

Entre quatre et cinq heures du soir, François était à son poste d’observation habituel, c’est-à-dire chez le marchand de vin, lorsqu’il aperçut un détachement qui, précédé par Genton, montait la rue de la Roquette ; il dit à l’ami avec lequel il buvait : « tiens ! voilà le peloton d’exécution qui vient chez nous. » Il se leva et arriva à la prison en même temps que les fédérés, parmi lesquels on remarquait quelques hommes à casquette blanche appartenant aux Vengeurs de Flourens et un individu costumé, — déguisé ? — en pompier. François, Genton, Vérig, deux officiers dont l’un portait l’écharpe rouge, pénétrèrent dans le greffe. François demanda : « C’est pour aujourd’hui ? » Genton répondit par un signe affirmatif. Il remit un ordre au directeur, qui le lut et le passa sans mot dire au grenier. Le greffier en prit connaissance et dit : « Le mandat est irrégulier, nous ne pouvons y donner suite. » L’officier à ceinture rouge eut un geste de colère : « Est-ce que tu serais un Versaillais, toi ? » Le greffier répliqua avec beaucoup de calme que l’ordre prescrivait d’exécuter immédiatement six otages, mais que deux noms seulement étaient indiqués ; cela ne suffisait pas. Les individus condamnés à mort devaient être désignés nominativement, afin d’éviter toute erreur et pour assurer la régularité des écritures. C’est sur ce point que s’engagea la discussion dont nous avons parlé. Les fédérés qui se tenaient dans la cour, alléchés par le spectacle, accouraient dans le greffe, qu’ils encombraient ; le greffier ordonna de fermer les portes et de ne plus laisser entrer personne.

Le greffier, se retranchant derrière les nécessités du service et les devoirs de sa charge, ne démordit pas de son opinion, qu’il finit par faire partager à François. Le directeur sembla pris de scrupule et dit : « Les choses doivent se passer régulièrement pour mettre ma responsabilité à couvert. » Genton céda, il demanda le livre d’écrou, les noms des otages n’y avaient point été portés ; on cherchait la liste expédiée par le greffe de Mazas, on ne la retrouvait pas. L’homme à l’écharpe rouge s’impatientait fort et disait : « Eh bien ! c’est donc ici comme du temps du vieux Badingue, et l’on se moque des patriotes ; j’en ai tué qui ne m’en avaient pas tant fait ! » Enfin la liste fut découverte sous les registres qui la cachaient. Genton se mit à l’œuvre et écrivit dans l’ordre suivant : Darboy, Bonjean, Jecker, Allard, Clerc, Ducoudray. Il s’arrêta, sembla réfléchir, et brusquement effaça le nom de Jecker pour le remplacer par celui de l’abbé Deguerry ; puis, montrant la liste à François, il lui dit : — « Ça te convient-il comme ça ? — François répondit : — Ça m’est égal, si c’est approuvé. — Genton eut un mouvement d’impatience : — Que le diable t’emporte avec tes scrupules ! je vais au comité de salut public et je reviens tout de suite. » — Il s’éloigna, seul, en courant vers la place du Prince-Eugène.

Les fédérés se répandirent dans la cour et l’homme à l’écharpe rouge resta dans le greffe où il malmena fort François, qui n’était pas « à la hauteur des circonstances » et qui n’avait pas un esprit « vraiment révolutionnaire. » L’ivrogne s’excusait de son mieux et paraissait fort peu à l’aise en présence de cet officier rébarbatif. C’était un assez beau garçon, brun, prenant des poses, et malgré son grade, qui paraissait élevé, portant un fusil sur l’épaule. On a beaucoup discuté pour savoir quel était cet individu que tous les employés de la prison considéraient, à cause de son écharpe, comme un membre de la commune ; on l’a pris pour Eudes, pour Ferré, pour Ranvier, surtout pour Ranvier. On s’est trompé ; nous pouvons le nommer : c’était Mégy, que la révolution du 4 septembre avait tiré du bagne de Roulon, où il subissait une peine de quinze ans de travaux forcés, méritée par un assassinat. Ces états de service lui valurent d’être nommé porte-drapeau dans un bataillon de garde nationale ; mais il était rétif à la discipline, souffleta son capitaine et fut, de ce fait, condamné à deux ans de prison. Le 18 mars le délivra. La commune ne pouvait négliger cet homme qui tuait les inspecteurs de police à coups de revolver ; elle en fit une sorte d’émissaire diplomatique et l’envoya prêcher la république universelle à Marseille en compagnie de Gaston Crémieux. Le général Espivent interrompit, sans ménagement, cette farandole révolutionnaire, et Mégy, habile à se sauver en toute occasion, put revenir à Paris. Il fut nommé commandant du fort d’Issy, qu’il évacua, comme l’on sait, dès qu’il trouva le moment opportun. Le 22 mai, il était sur la rive gauche de la Seine ; c’est à lui et c’est à Eudes que l’on doit l’incendie de la Cour des comptes, du palais de la Légion-d’honneur, de la rue de Lille, de la rue du Bac et de la Caisse des dépôts et consignations. Tel était le général, — on l’appelait ainsi, — qui venait en amateur donner bravement un coup de main pour assassiner quelques vieillards. L’autre officier, remarquable par les pommettes roses et les yeux brillans des phthisiques, s’appelait Benjamin Sicard ; ordinairement cordonnier, mais pour l’instant capitaine à ce 101e bataillon que nous retrouvons partout où il y eut des crimes ; il était détaché, en qualité de capitaine d’ordonnance, à la préfecture de police : c’est ce qui justifiait les aiguillettes d’or qui lui battaient la poitrine. Il avait été envoyé par le délégué à la sûreté générale, par Ferré, pour surveiller l’exécution et en rendre compte.

Les fédérés du peloton amené par Genton s’étaient mêlés à ceux de Vérig. Un surveillant nommé Henrion s’approcha d’eux et, parlant à un groupe de Vengeurs de Flourens, il leur dit : — Prenez garde, ce sont des assassinats que vous allez commettre, vous les paierez plus tard. — L’un d’eux lui répondit : — Que voulez-vous ? Ce n’est pas amusant, mais nous avons fusillé ce matin à la préfecture de police, maintenant il faut fusiller ici ; c’est l’ordre. — Henrion reprit : — C’est un crime. — Je ne sais pas ; répliqua le vengeur, on nous a dit que c’étaient des représailles, parce que les Versaillais nous tuent nos hommes. — Henrion s’éloigna et rentra dans le vestibule, à côté du greffe, car il était de service. Genton revint au bout de trois quarts d’heure ; il n’avait pas l’air content, il est probable que Ferré l’avait vertement réprimandé pour n’avoir pas procédé malgré la demi-opposition de François. Celui-ci, prenant l’ordre d’exécution, nominatif cette fois et approuvé, dit : — C’est en règle, — et « sonna au brigadier. » Ramain arriva bientôt ; François lui remit la liste en lui disant : — voilà des détenus qu’il faut faire descendre par le quartier de l’infirmerie. Ramain appela Henrion ; celui-ci se présenta immédiatement, Ramain lui dit : — Allez ouvrir la grille de la quatrième section. — Henrion répondit : — Je vais chercher mes clés ! — Ses clés, il les tenait à la main ; il s’élança dehors, jeta les clés derrière un tas d’ordures et prit sa course comme un homme affolé. L’idée du massacre que l’on préparait lui causait une insurmontable horreur. D’une seule haleine, il courut jusqu’à la barrière de Vincennes, put passer grâce à un mensonge habile appuyé d’une pièce de 20 francs, se jeta à travers champs et arriva à Pantin couvert de sueur et de larmes. Des soldats bavarois le recueillirent ; il ne cessait de sangloter en répétant : « Ils vont les tuer, ils vont les tuer ! »

Pendant que cet honnête homme fuyait la maison où s’amassaient les crimes, Ramain, furieux, appelait Henrion, qui ne répondait plus. Genton demandait si l’on se moquait de lui, François perdait contenance, et Mégy, glissant une cartouche dans son fusil, disait : — Nous allons voir ! — Ramain dit alors à François :

— Faites monter le peloton au premier étage, je cours chercher mes clés au guichet central, je passerai par l’escalier de secours et j’ouvrirai par le couloir. — Lourdement les quarante hommes, ayant en tête François, Genton, Mégy, Benjamin Sicard et Vérig, gravirent l’escalier. Ramain enjamba la cour intérieure, pénétra dans le guichet central, enleva les clés accrochées à un clou, et donnant la liste des otages au surveillant Beaucé, il lui dit : — Allez faire l’appel ; — puis lestement il monta les degrés de l’escalier, franchit tout le couloir de la quatrième section et ouvrit la grille.

Le peloton se divisa en deux groupes à peu près égaux, de vingt hommes chacun ; l’un resta massé devant la grille ouverte, l’autre traversa le couloir, longeant les cellules où les otages étaient enfermés, descendit l’escalier de secours et fit halte dans le jardin de l’infirmerie. « Nous entendions les battemens de notre cœur, » nous a dit un des otages survivans. Le bruit des pas cadencés, le froissement des armes, ne leur laissaient guère de doute, et ils comprirent que l’heure du dénoûment était venue. Qui allait mourir ? tous se préparèrent.

Ramain attendait le surveillant Beaucé, auquel il avait remis la liste ; ne le voyant pas venir, il descendit le petit escalier pour aller le chercher au guichet central. Beaucé s’était disposé à obéir, croyant accomplir une formalité sans importance ; mais au moment où il se rendait à la quatrième section pour y appeler les six détenus désignés, il se croisa avec le détachement du peloton d’exécution, qui attendait dans le quartier de l’infirmerie : il devina ce qu’on allait faire ; il s’affaissa sur lui-même, collé contre la muraille, sur la première marche de l’escalier et se sentit incapable de faire un pas de plus. De tout son cœur, il répudiait l’horrible besogne à laquelle on voulait le condamner. Ramain accourut : — Allons, Beaucé, arrivez donc ! — Beaucé, tremblant, répondit : — Je ne peux pas, non, je ne pourrai jamais ! — Ramain lui arracha des mains la liste et la clé qui ouvrait les cellules, et lui dit avec mépris : — Imbécile, tu n’entends rien aux révolutions. — Beaucé se sauva et courut s’enfermer dans le guichet central. Ramain remonta ; tous les otages avaient mis l’œil au petit judas de leur porte, et tâchaient de voir ce qui se passait dans le corridor. Ramain appela : — Darboy ! — et se dirigea vers la cellule no 1. À l’autre extrémité du couloir, il entendit une voix très calme qui répondait : — Présent ! — On alla ouvrir le cabanon no 23, et l’archevêque sortit ; on le conduisit au milieu de la section, à un endroit plus large qui forme une sorte de palier. On appela : — Bonjean ! — Le président répondit : — Me voilà, je prends mon paletot. — Ramain le saisit par le bras, le fit sortir en lui disant : — Ça n’est pas la peine, vous êtes bien comme cela ! — On appela : — Deguerry ! — Nulle voix ne se fit entendre ; on répéta le nom, et, après quelques instans, le curé de la Madeleine vint se placer à côté de M. Bonjean. Les pères Clerc, Allard, Ducoudray, répondirent immédiatement et furent réunis à leurs compagnons. Ramain dit : — Le compte y est ! — François compta les victimes et approuva d’un geste de la tête. Le peloton qui était resté devant la grille d’entrée s’ébranla et s’avança vers les otages, à la tête desquels le brigadier Ramain s’était placé pour indiquer la route à suivre. Deux surveillans, appuyés contre le mur, plus pâles que des morts, baissaient la tête et détournaient les yeux. En passant près d’eux, le président Bonjean dit à très haute voix : — O ma femme bien-aimée ! ô mes enfans chéris ! — Était-ce donc un de ces mouvemens de faiblesse compatible aux cœurs les plus vaillans ? Non ; cet homme incomparable fut absolument héroïque jusqu’au bout ; mais il espérait que ses paroles seraient répétées, parviendraient à ceux qu’il aimait et leur prouveraient que sa dernière pensée avait été pour eux.

Sous la conduite de Ramain, le lugubre cortège descendit le petit escalier, et, parvenu dans la galerie qui côtoie les cellules des condamnés à mort, trouva le premier détachement des fédérés. Là on s’arrêta pendant quelques instans. Mégy, montrant le petit jardin, disait : — Nous serons très bien ici. — Vérig insistait afin que l’on allât plus loin, et, comme pour trouver un auxiliaire à son opinion, cherchait François des yeux ; François n’avait pas suivi les otages, il était retourné au greffe. On agita devant ces malheureux la question de savoir si on les fusillerait là ou ailleurs. Ils avaient profité de cette discussion pour s’agenouiller les uns près des autres et faire une prière en commun. Cela fit rire quelques fédérés, qui les insultèrent grossièrement ! Un sous-officier intervint : — Laissez ces gens tranquilles, nous ne savons pas ce qui peut nous arriver demain ! — Pendant ce temps, Vérig, Genton et Mégy étaient enfin tombés d’accord : là on serait trop en vue. Ramain ouvrit la porte de secours donnant sur le premier chemin de ronde. L’archevêque passa le premier, descendit rapidement les cinq marches et se retourna ; lorsque ses compagnons de martyre furent tous sur les degrés, il leva la main droite, les trois premiers doigts étendus, et il prononça la formule de l’absolution : Ego vos absolvo ab omnibus censuris et peccatis. Puis, s’approchant de M. Bonjean, qui marchait avec beaucoup de peine, pour les causes que nous avons dites, il lui offrit son bras. Toujours précédé par Ramain, entouré, derrière et sur les flancs, par les fédérés, le cortège prit à droite, puis encore à droite, et s’engagea dans le long premier chemin de ronde qui aboutit près de la première cour de la prison. En tête, un peu en avant des autres, marchait l’abbé Allard, agitant les mains au-dessus de son front. Un témoin, parlant de lui, a dit un mot d’une atroce naïveté : « Il allait vite, gesticulait et fredonnait quelque chose. » Ce quelque chose était la prière des agonisans que le malheureux murmurait à demi-voix. Tous les autres restaient silencieux.

On arriva à cette grille que l’on appelle « la grille des morts » et qui clôt le premier chemin de ronde ; elle était fermée. Ramain, qui était fort troublé, malgré qu’il en eût, cherchait vainement la clé au milieu du trousseau qu’il portait. À ce moment, Mgr Darboy, moins peut-être pour sauver sa vie que pour leur épargner un crime, essaya de discuter avec ses bourreaux. — « J’ai toujours aimé le peuple, j’ai toujours aimé la liberté, — disait-il. Un fédéré lui répondit ; — ta liberté n’est pas la nôtre, tu nous embêtes ! » — L’archevêque se tut et attendit patiemment que Ramain eût ouvert la grille. L’abbé Allard se retourna, regarda vers la fenêtre de la troisième section et put apercevoir quelques détenus qui les contemplaient en pleurant. On tourna à gauche, puis tout de suite encore à gauche, et l’on entra dans le second chemin de ronde dont la haute muraille noire semblait en deuil. Au fond s’élevait le mur qui sépare la prison des terrains adjacens à la rue de la Folie-Regnault. C’était l’endroit que François et Vérig étaient venus reconnaître ensemble dans la journée du 22. Il était très bien choisi et fermé à tous les regards ; c’était une sorte de basse-fosse en plein air, propre au guet-apens et aux assassinats. Ramain s’en était allé. Les victimes et les bourreaux restaient seuls en présence, sans témoin qui plus tard pût parler à l’histoire. Les otages furent disposés dans l’ordre hiérarchique qui avait présidé à leur classement en cellules. On les rangea contre le mur, à droite, faisant face au peloton d’exécution, Mgr Darboy le premier, puis le président Bonjean, l’abbé Deguerry, le père Ducoudray, le père Clerc, tous deux de la compagnie de Jésus, et enfin l’abbé Allard, l’aumônier des ambulances, qui, pendant le siège et lors des premiers combats de la commune, avait été si secourable aux blessés. Le peloton s’était arrêté à trente pas de ces six hommes restés debout et résignés. Ce fut Genton qui commanda le feu. On entendit deux feux de peloton successifs et quelques coups de fusil isolés. Il était alors huit heures moins un quart du soir. Dans cette exécution sans prétexte comme sans excuses, et qui n’est qu’un multiple assassinat, Genton, président de la cour martiale, représentait la justice comme la commune la comprenait ; Benjamin Sicard représentait la sûreté générale, c’est-à-dire la police telle que Théophile Ferré la pratiquait ; Vérig représentait l’armée de la guerre civile ; Mégy, acteur volontaire dans cette œuvre sans nom, représentait la haine sociale et les desseins qu’elle poursuit.

On a dit que chacun des misérables qui avaient fait partie du peloton d’exécution reçut une haute paie de 50 francs. Le fait est possible, et nous ne l’infirmons pas, quoique nous n’en ayons aucune preuve positive. Il est dans la tradition terroriste : aux massacres des prisons, en septembre 1792, « les travailleurs, » comme on les appela, touchèrent chacun un écu de six livres pour dédommagement de la perte de leur journée. Parlant de ces massacres, Robert Lindet a dit : « C’est l’application impartiale des principes du droit naturel. » Peut-être eût-il répété cette néfaste parole s’il eût compté les gens de bien étendus sans vie dans le chemin de ronde de la Grande-Roquette.

Lorsque le peloton sortit sur la place qui s’étend devant le dépôt des condamnés, la foule félicita les fédérés : « À la bonne heure, citoyens, c’est là de la bonne besogne ! » Vérig, plus agité que jamais, montrait orgueilleusement son pistolet d’arçon et disait : « C’est avec cela que j’ai achevé le fameux archevêque, je lui ai cassé la gueule. » Il se vantait : le procès-verbal d’autopsie démontre que Mgr Darboy ne reçut pas « le coup de grâce. » Il n’en fut pas de même de M. Bonjean : dix-neuf balles l’atteignirent sans le tuer, sans même lui faire de blessures immédiatement mortelles ; un coup de pistolet tiré en avant de l’oreille gauche mit fin à son martyre. Si ces êtres, encore tout chauds du meurtre, se félicitent à haute voix d’y avoir pris part, on pourrait, on voudrait croire que plus tard, loin de l’enivrement morbide de la lutte, ils ont eu quelque remords d’avoir assassiné des innocens ; on se tromperait. Certains hommes, pétris d’une impure argile, s’enorgueillissent d’un crime comme d’autres s’empressent vers une bonne action. Deux ans et demi après la soirée du 24 mai 1871, Mégy a parlé, et il est utile de recueillir ses paroles. Un journal américain, mal informé, avait annoncé qu’il s’était fait justice lui-même. Voici dans quels termes Mégy rectifia l’erreur : « New-York, 8 décembre 1875 ; à monsieur le rédacteur du Sunday Mercury. — Monsieur, j’ignore où vous puisez les renseignemens que vous publiez dans votre journal ; quant à celui qui me concerne, c’est une mystification que je trouve mauvaise ; aussi je vous prie d’insérer ces lignes pour rétablir la vérité sur mon prétendu suicide. Quoique deux fois condamné, — à mort en France et au suicide par vous, — je suis encore vivant. Je ne suis pas plus mort que le jour où j’ai tué l’agent de police de l’empire qui voulait m’arrêter parce que j’étais républicain, pas plus que lorsque j’étais pour cette cause au bagne de Roulon, pas plus que le jour où j’arrêtais à Marseille le préfet Grosnier, pas plus que lorsque je commandais le fort d’Issy sous la commune, ou que je liquidais avec mon chassepot l’affaire en litige à la Roquette. Enfin je ne suis pas plus mort que le jour où je suis arrivé ici, et n’ai pas envie de mourir, au contraire ; c’est que j’espère vivre jusqu’au jour où je pourrai encore faire justice des assassins du peuple. — EDMOND MEGY, mécanicien, ex-gouverneur du fort d’Issy sous la commune. »

« L’affaire en litige » n’était qu’en partie « liquidée, » et les otages de la quatrième section qui avaient entendu l’appel des victimes, qui avaient ressenti au cœur le retentissement des feux de peloton, s’attendaient, toutes les fois que l’on ouvrait la grille ou que l’on passait dans le couloir, à être conduits à la mort. François lui-même était persuadé que tous les détenus de cette section étaient destinés à être fusillés ; parlant de l’un d’eux, il dit : « Celui-là sera de la seconde fournée, ce sera pour demain. » Il avait un ami parmi les otages renfermés à la quatrième section, un nommé Greff, venu de Mazas et incarcéré comme ancien agent secret. François voulait le sauver à tout prix ; aussi dans la soirée il le fit changer de section, précaution imprudente qui causa la mort de ce malheureux, compris dans le massacre de la rue Haxo. Les otages ne se faisaient donc aucune illusion et ils eurent un tressaillement pénible lorsqu’au milieu de la nuit, ils entendirent plusieurs hommes entrer dans leur section, ouvrir des cellules et parler à voix basse. Heureusement qu’il n’était plus question d’assassinats, il ne s’agissait que de vols. Vérig, qui ne laissait jamais perdre une bonne occasion, un greffier de la Petite-Roquette, un deuxième grenier du dépôt des condamnés et le brigadier Ramain, éclairés par un surveillant, venaient s’assurer si l’héritage des victimes méritait d’être recueilli. Dans la cellule de l’abbé Allard et dans celle du père Ducoudray, on ne fut point content, on ne trouvait que « des soutanes de jésuites, » et cela ne paraissait pas suffisant. Dans la cellule de Mgr Darboy, on fut plus satisfait : l’anneau pastoral les avait mis en gaîté ; ils en discutaient la matière et la valeur, ils faillirent même se prendre un peu aux cheveux, car ils ne parvenaient pas à s’entendre sur la nature de l’améthyste : les ignorans prétendaient que c’était un diamant, les savans soutenaient que c’était une émeraude. On fit un paquet de toutes ces pauvres défroques et on les porta dans l’appartement du directeur, que tant d’émotions, accompagnées de trop de verres de vin, avaient fatigué et qui s’était mis au lit de bonne heure.

Pendant que l’on dévalisait les cellules, les cadavres, toujours étendus au pied du mur de ronde, se raidissaient dans la mare de sang dont ils étaient baignés. Le respect des morts professé par les gens de la commune exigeait qu’on ne les laissât pas sans sépulture, mais le respect de la propriété nécessitait qu’on les dépouillât de tout ce qui représentait une valeur quelconque. Vérig, le brigadier Ramain, un greffier improvisé des Jeunes-Détenus, nommé Rohé, et quatre ou cinq autres nécrophores, munis de lanternes, vinrent à deux heures du matin s’accroupir auprès des corps mutilés par les balles. On y allait sans ménagement, et l’on déchirait tout vêtement dont les boutonnières ne cédaient pas au premier effort. Un d’eux se passa la croix pastorale autour du cou, ce qui fit rire les camarades ; un autre, voulant arracher les boucles d’argent qui ornaient les souliers de l’archevêque, se blessa la main contre un ardillon ; il se releva et, frappant le cadavre d’un coup de pied au ventre, il dit : « Canaille, va ! il a beau être crevé, il me fait encore du mal. » — « Cela dura quelque temps ; Ramain, fatigué, disait : « Dépêchons-nous, le jour va venir. » — Alors on jeta dans une petite voiture à bras les corps de Mgr Darboy, du président Bonjean, de l’abbé Deguerry. Un fédéré s’attela dans les brancards, d’autres poussèrent derrière et aux roues ; on arriva ainsi au cimetière du Père-Lachaise, et les corps furent versés dans l’une des tranchées toujours ouvertes aux fosses banales. On fit un second voyage pour emporter de la même façon les restes de l’abbé Allard, du père Clerc et du père Ducoudray. Aucun des objets volés dans les cellules et dans les vêtemens des victimes ne fut retrouvé. Un paquet de hardes qui ne pouvait servir à rien parut compromettant. La maîtresse de François fit acheter du pétrole et brûla ces inutiles dépouilles. Le directeur avait donné ordre de « nettoyer » l’endroit où les otages étaient tombés et d’enlever les traces de sang. Une pluie printanière se chargea de ce soin ; l’eau du ciel lava la place.


IV. — JEAN-BAPTISTE JECKER.

Les otages de la quatrième section interrogèrent les surveillans dans la matinée du 25 mai ; quelques-uns de ceux-ci gardèrent obstinément le silence, d’autres, ne pouvant retenir l’élan de leur indignation, racontèrent ce qu’ils avaient vu ou ce qu’ils avaient appris. Vers sept heures, on avait entendu ouvrir le cabanon no 28 ; mais, comme ensuite rien n’était plus venu troubler le repos des détenus, ceux-ci ne s’en étaient pas inquiétés. La cellule qui avait été ouverte était celle de Jecker ; lui aussi, il allait mourir. On se rappelle que la veille Genton, dressant la liste des victimes, avait inscrit le nom du banquier, puis l’avait biffé et remplacé par celui de l’abbé Deguerry. Ceci était un fait réfléchi dont il serait peut-être facile de tirer les conséquences. Pour les politiques de cabaret auxquels appartenaient tous les gens de la commune, la guerre du Mexique avait rapporté une quantité incalculable de millions à ceux qui l’avaient fomentée et entreprise. Or Jecker en avait été pour ainsi dire le principal promoteur, donc il avait tant de millions qu’il ne savait qu’en faire. Il avait été déjà tâté par François, qui, d’un air dégagé, lui avait dit : « — Baste ! vous ne seriez pas embarrassé de donner quelques centaines de mille francs pour être libre. — Jecker avait répondu : — Pour cela, il faudrait les avoir. » — Genton pensa-t-il à une rançon de prisonniers comme aux temps de la chevalerie ? voulut-il simplement tuer Jecker ? nous ne saurions rien dire de positif à cet égard, nous ne pouvons que constater le meurtre. Tout ce que nous affirmons avec certitude, c’est que c’est à Genton lui-même que le malheureux Jecker fut livré ; un des registres de la Grande-Roquette en fait foi, car il porte de la main même de François l’annotation suivante : « Jecker, Jean-Baptiste, prévenu ; par ordre de la commune remis au président de la cour martiale. » Or le président de la cour martiale, c’était Genton. Il ne mit pas beaucoup de personnes dans sa confidence, il vint avec deux amis et prit Vérig, en passant, au poste d’entrée. Quatre exécuteurs, c’était peu pour un personnage auquel on accordait tant d’importance ; mais c’était assez si l’on ne voulait pas éveiller trop de convoitise. L’ordre de remettre Jecker à Genton était signé Ferré.

Jecker, extrait de sa cellule par un surveillant et sur l’injonction du directeur François, fut amené au greffe ; il avait son chapeau à la main et sur les épaules un long paletot de couleur sombre. Il demanda ce qu’on lui voulait ; Genton répondit : — Mais nous voulons vous fusiller, tout simplement. — Jecker devint très pâle et demanda ; — Pourquoi ? — Parce que vous avez été le complice de Morny, — répliqua Genton. Jecker comprit immédiatement qu’il n’y avait pas à discuter, il mit son chapeau sur sa tête et dit : — Je suis prêt. — De lui-même il se plaça au milieu des quatre hommes armés, François se joignit au groupe, et l’on partit. Il est au moins bien étrange qu’on ne l’ait pas fusillé dans le chemin de ronde comme les otages de la veille, ou dans une des rues voisines de la Roquette. Quel motif a engagé les meurtriers à faire une longue course, à traverser plusieurs barricades où s’offraient des hommes de bonne volonté, qu’ils n’acceptaient pas, à garder jalousement leur prisonnier entre eux et à ne vouloir partager avec nul autre l’honneur de le frapper ? Nous ne pouvons répondre ; mais peut-être donnerons-nous une idée des propositions qu’il dut entendre en citant un passage de l’Histoire de la commune de M. Lissagaray. « Il (Jecker) parut se résigner très vite et causa même chemin faisant. — vous vous trompez, dit-il, si vous croyez que j’ai fait une bonne affaire ; ces gens-là m’ont volé. » Peut-être doit-on inférer de là que ses assassins, eux aussi, se trompaient en croyant faire une bonne affaire et en menant si loin, dans des terrains vagues, perdus au-delà du Père-Lachaise, sur les hauteurs de Belleville, un homme hors d’état de payer une rançon exagérée.

Nous avons refait à pied, sans avoir d’obstacles à franchir, la route que Genton et sa bande infligèrent à ce malheureux[9] ; il nous a fallu, en partant de la Roquette, plus d’une demi-heure pour arriver rue de la Chine, à l’endroit même où il est tombé. C’était alors une sorte de désert auquel la construction de la nouvelle mairie de XXe arrondissement et de l’hôpital de Ménilmontant donne aujourd’hui un peu d’animation. La place était bien choisie. Il pleuvait ; les rues non pavées faisaient le chemin difficile, on avait peine à marcher sur la terre glissante. Un vaste clos appartenant à un sieur Martinel, circonscrit par les rues du Ratrait, des Basses-Gâtines, des Hautes-Gâtines et de la Chine, servait de lieu de campement à une compagnie de fédérés du génie auxiliaire. Genton y appela quelques hommes et leur donna pour consigne d’interdire tout passage dans la rue de la Chine. On appliqua Jecker la face contre la muraille, après avoir eu soin de lui faire retirer son paletot ; il tourna la tête et dit : « Ne me faites pas souffrir ! » Les assassins firent feu, il roula sur lui-même ; comme il remuait encore, Vérig, à l’aide de son pistolet d’arçon, lui donna le coup de grâce, et « la justice du peuple fut satisfaite. »

François fouilla le cadavre, prit le portefeuille et le porte-monnaie ; Vérig endossa le paletot. On traîna le corps à une dizaine de mètres, dans un trou préparé pour une bâtisse ; on lui enveloppa le visage avec un journal financier trouvé dans une des poches du paletot, et d’un coup de poing on lui enfonça le chapeau sur la tête. Puis François, qui était un homme d’ordre, prit un crayon, écrivit : Jecker, banquier mexicain, sur un papier qu’il passa dans une des boutonnières de la redingote. Vérig, François, Genton, un quatrième assassin, déposèrent leurs fusils contre une petite haie qui existe encore, et laissèrent le cinquième meurtrier à la garde des armes et du cadavre ; pour eux, ils se rendirent chez le sieur Lacroix, rue du Chemin-Neuf-de-Ménilmontant, no 4 ; là ils se firent servir une boîte de sardines, du pain, du fromage, deux litres de vin, car cette petite expédition les avait mis en appétit. Vérig leur montrait des bombes à main, non amorcées, qu’il avait dans sa poche ; Genton, tout en causant, disait : « Demain, il y aura d’autres exécutions. » Au bout d’une heure, ils allèrent reprendre leurs fusils et descendirent vers Paris par la rue des Basses-Gâtines. L’inspection de la muraille est instructive : trois balles de fusil-chassepot ont manqué Jecker ; une balle qui paraît avoir été tirée par un fusil à tabatière l’a traversé de part en part au-dessus des lombes et a dû causer une mort immédiate. Cinq jours après, le corps fut porté au cimetière de Charonne[10].

Jecker était peu connu dans la prison ; cependant, lorsqu’on apprit qu’il avait été fusillé, que l’assassinat de l’archevêque, du président Bonjean et des quatre prêtres ne paraissait pas avoir calmé la monomanie homicide qui possédait la commune, il y eut dans le personnel des surveillans un sentiment de révolte qui se manifesta par des paroles de menace. Henrion s’était sauvé la veille, Beaucé n’avait pas reparu depuis le matin ; Ramain fut inquiet, il craignit que ses subordonnés ne refusassent de lui obéir, il prévint François, qui entra en fureur et fit venir la plupart des gardiens. François fut brutal et grossier : « On a fusillé les prêtres, on a bien fait ; on a fusillé le banquier mexicain, c’est qu’il l’avait mérité ; on fusillera les gendarmes, qui sont des voleurs, on fusillera les anciens sergens de ville, qui sont des assassins, et si les surveillans ne font pas régulièrement leur service, s’ils ne s’associent pas franchement à la commune, on les fusillera aussi, pour leur apprendre. » Les surveillans ne se le firent pas répéter, mais trois d’entre eux, Pinet, Bourguignon, Göttmann, se demandèrent si l’heure n’était pas venue de tenter un coup de main à l’aide des otages militaires pour sauver ceux-ci et fuir cette maison maudite. On s’abandonna d’abord à des idées peu pratiques et tout à fait romanesques : percer un trou dans les murs de ronde, forer les caves et tâcher de trouver une galerie d’égout, — combinaisons insensées qui, pour être seulement essayées, exigeaient un temps considérable et dont le dénoûment, plus qu’incertain, risquait fort d’être désastreux. Après de longues discussions dans le guichet central où les trois surveillans s’étaient réunis, ne sachant plus ce qu’il advenait de l’armée française qu’ils attendaient vainement depuis trois jours, ignorant si l’état d’insupportable angoisse où tout le monde vivait n’allait pas se prolonger encore, ils s’arrêtèrent à un projet qui, bien mené, avait quelque chance de réussir : il ne s’agissait que d’avoir beaucoup d’audace.

Depuis le 22 mai, le poste des fédérés occupant la porte d’entrée sous le commandement de Vérig comprenait environ 300 hommes ; mais la plupart de ceux-ci s’en allaient le soir coucher à leur domicile et ne revenaient que le lendemain matin. Pendant la nuit, la prison était gardée par 60 hommes, au plus par 80. Ce fait n’avait point échappé aux surveillans, qui savaient en outre que les fédérés, presque constamment ivres, n’étaient jamais insensibles à l’offre d’un bon verre d’eau-de-vie. Ils se cotisèrent et reconnurent que leurs ressources communes s’élevaient à plus de 150 francs ; c’était de quoi griser tout un bataillon. On offrirait aux fédérés « une tournée » dans le poste et on la renouvellerait tant qu’un homme tiendrait debout ; on avait calculé qu’une somme de 70 fr. consacrée à un achat d’eau-de-vie et d’absinthe suffirait amplement à mettre les 60 ou 80 fédérés dans un état complet d’abrutissement. Lorsqu’on les verrait convenablement affaiblis par l’ivresse, un des surveillans se rendrait à la première section située au premier étage du bâtiment de l’est, où les gendarmes étaient enfermés. Il y en avait, dans cette seule section, une cinquantaine, tous vieux soldats ayant guerroyé en Crimée, en Italie, au Mexique, rompus au maniement des armes et propres à une action hardie. On les faisait sortir, on les conduisait facilement jusqu’au poste des fédérés ; là, se jetant sur les râteliers où les fusils étaient déposés, ils s’en emparaient, assommaient les récalcitrans, mettaient des cartouches dans leurs poches et, formés en peloton, guidés par Pinet, qui, dans la matinée, était allé reconnaître le terrain, ils se lançaient au pas de course vers les quartiers du centre, tombaient à revers sur une barricade et rejoignaient l’armée française. Tel était le plan imaginé par ces trois braves gens ; il était peut-être d’un succès douteux ; on pouvait rencontrer des obstacles imprévus, avoir à livrer une bataille en règle et succomber en route. Certes on pouvait s’attendre à des péripéties périlleuses, mais tout ne valait-il pas mieux que de périr rue Haxo comme des moutons égorgés à la boucherie ?

Pinet voulut consulter un homme en qui il avait confiance, fonctionnaire régulier de la Grande-Roquette, demeuré très ferme à son poste malgré les avanies dont il fut souvent abreuvé jusqu’au dégoût. Le fonctionnaire l’écouta attentivement et lui dit : « C’est bien dangereux, vous vous ferez tuer, il vaut mieux attendre ; la commune, quoi qu’elle fasse, est perdue, la délivrance est peut-être prochaine ; Voyez vos détenus, ranimez leur courage et donnez-leur de l’espérance. » Le surveillant ne fut pas convaincu, et pendant la promenade quotidienne que faisaient les gendarmes dans le chemin de ronde, il s’approcha du maréchal des logis Geanty et lui développa longuement ses projets. C’était cette nuit même qu’il fallait agir, parce que certainement il y aurait de nouveaux meurtres le lendemain dans la prison, et que cette fois ce serait peut-être le tour des gendarmes. Le maréchal des logis, pris à l’improviste, ne sut que répondre, il demanda à réfléchir et pria Pinet de venir causer avec lui le soir dans sa cellule à huit heures. Ce maréchal des logis Geanty était un homme fort doux, très bon soldat, préoccupé du sort de sa femme, qu’il avait fait partir pour la province, très soumis à la discipline et au devoir, mais dont l’énergie s’était usée par deux mois de captivité et sous les événemens qui l’avaient accablé. Il s’est peint à son insu dans une lettre qu’il écrivit à un de ses parens vers la seconde quinzaine de mai : « Il ne s’est pas passé un seul jour depuis mon entrée sans que j’aie pleuré ! Mes cheveux changent de couleur ; on ne rajeunit pas ici ; à quand la fin ? Moi, qui suis arrivé à vingt-deux ans de bons services sans avoir couché à la salle de police, je débute par quarante-neuf jours de prison cellulaire. » Celui qui se sentait humilié, étant le loyal soldat qu’il était, de se voir emprisonné comme otage et par ordre de la commune, n’était point l’homme qu’il fallait pour l’entreprise que méditaient les surveillans.

Ceux-ci étaient très résolus, décidés à jouer leur vie pour échapper aux horreurs dont ils étaient les témoins impuissans et dont on les rendait complices. Ils savaient qu’ils pouvaient tout redouter des fédérés ; dans le poste d’entrée, on venait de découvrir une caisse contenant une cinquantaine de bombes Orsini, engin de destruction des plus redoutables, dont le premier essai fut fait contre Napoléon III dans la soirée du 14 janvier 1858. Les surveillans s’étaient récriés en voyant cet amas de projectiles ; François lui-même avait cru devoir leur donner quelque satisfaction en faisant mettre le capitaine Vérig en cellule pendant une demi-heure : punition arbitraire et dérisoire qui laissait subsister le danger et ne rassurait personne. Le surveillant Pinet, qui était à la tête du complot d’évasion, prit une de ces bombes meurtrières et la mit dans sa poche, en se disant : Ça peut servir ! Le soir, vers huit heures, ainsi qu’il avait été convenu, le maréchal des logis Geanty reçut la visite attendue. Pinet lui dit : — Eh bien ! qu’allons-nous faire ? — Geanty hocha la tête, il paraissait fort perplexe et était très ému ; il haussait les épaules comme un homme indécis et ne pouvait se résoudre à répondre. Le surveillant insista ; le canon qui, pendant toute la nuit du 25 au 26 mai, ne cessa de gronder dans Paris, semblait appuyer ses paroles. Geanty écoutait, regardait fixement son interlocuteur comme s’il eût voulu lui arracher une résolution qu’il ne trouvait pas en son propre cœur. Enfin il dit : — Non, c’est impossible ; ce serait trop périlleux, je ne puis exposer la vie de mes camarades à une telle aventure ; nous sommes de vieux soldats, jamais nous n’avons fait de mal à personne, pourquoi la commune nous en ferait-elle ? — C’était presque textuellement le mot de l’abbé Deguerry, le mot de tous ces malheureux qui cherchaient un motif plausible à leur arrestation et ne pouvaient admettre la possibilité d’un crime incompréhensible. — Plaise à Dieu, lui dit Pinet en le quittant, que vous n’ayez jamais à regretter votre décision. — Le maréchal des logis a dû le lendemain, lorsqu’il gravissait la rue de Belleville au milieu des injures et des coups, se rappeler que le salut eût été possible et comprendre trop tard que, dans certains cas, l’énergie désespérée est supérieure à la résignation.

Le refus de Geanty faisait avorter le projet des surveillans. Les bruits les plus sinistres étaient colportés dans le quartier de la Roquette. On disait que ce serait trop long de fusiller les otages incarcérés au dépôt des condamnés et à la maison d’éducation correctionnelle : on ferait sauter les deux prisons, — on les incendierait après avoir fermé les grilles, — on les démolirait à coups de canon à l’aide des batteries que l’on disait installées sur les hauteurs du Père-Lachaise. On répétait que « les Versaillais » ne faisaient pas de quartier, que tout insurgé était fusillé sur place, que l’on tuait les femmes aussi bien que les hommes, et qu’en présence d’une guerre pareille il fallait payer d’audace, mettre à mort les prisonniers qui, à un titre quelconque, avaient appartenu aux gouvernemens précédens. L’écho de ces rumeurs avait pénétré à la Grande-Roquette ; les otages, les surveillans, les condamnés eux-mêmes se demandaient s’ils n’étaient point destinés à périr ensemble, sous les dernières fureurs de la commune.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 1er mai, du 1er juin, du 1er juillet et du 1er août. — À propos des faits racontés dans la Revue du 1er août, M. le docteur Aronssohn, médecin-major de 1re classe au 13e d’artillerie, et M. le docteur Aronssohn, ex-professeur agrégé à la faculté de médecine de Strasbourg, nous prient d’informer nos lecteurs qu’ils n’ont rien de commun avec l’homonyme dont il est question aux pages 557 et 562 du n° du 1er août.
  2. Une protestation très énergique contre l’arrestation de l’archevêque de Paris, signée de MM. E. de Pressensé et Guillaume Monod, pasteurs protestans, fut publiée le 11 avril par le journal le Soir. Une autre protestation, très belle et de haute moralité, signée par vingt-trois pasteurs, fut déposée le 20 mai au comité de salut public.
  3. Un détail curieux prouve comment Raoul Rigault comprenait ses fonctions de délégué à la sûreté générale. M. Washburne, accompagné de Cluseret, se rendit à la préfecture de police pour obtenir l’autorisation de faire visite à l’archevêque. Il était onze heures du matin : Rigault n’était pas encore levé ! — Voyez Account of the sufferings and death of the most rev. George Darboy, late archbishop of Paris. New-York ; 1873.
  4. Voyez le Président Bonjean, otage de la commune, par M. Charles Guasco. Paris 1871.
  5. Voyez, dans la Revue du 15 juin 1871, l’étude de M. de Pressensé intitulée : Le 18 mars.
  6. Discours prononcé par Me Rousse, bâtonnier de l’ordre des avocats, à l’ouverture de la conférence, le 2 décembre 1871, p. 34.
  7. « Le nombre des détenus s’élève à 230, dont 2 condamnés à mort. Le directeur Brandreith refuse de reconnaître le comité central ; le greffier refuse tout service. Il y avait en caisse 736 francs qu’on a refusé de me remettre. » Extrait d’ane lettre de François à Raoul Rigault en date du 24 mars 1871.
  8. Il avait fait enlever et transporter chez lui les cinq dalles qui servent de points d’appui aux montans de la guillotine. On les retrouva le 28 juin 1871, lors d’une perquisition opérée à son domicile, rue de Charonne, no 10. Il déclara avoir eu l’intention de les faire vendre en Angleterre comme objets de curiosité.
  9. Extrait du dépôt des condamnés et conduit par ses assassins, Jecker suivit la rue de la Roquette, le boulevard Ménilmontant, la rue des Amandiers, la rue des Partans ; il entra, dans la rue de la Chine, franchit la rue transversale des Hautes-Gâtines (actuellement rue Orfila) et fut placé debout devant le mur de droite, à 17m 40 de l’angle de la rue des Basses-Gatines. Une croix tracée au couteau sur la muraille indique l’endroit précis où il a été fusillé. Une porte s’ouvrait alors sur le terrain où campaient les fédérés du génie auxiliaire ; cette porte a été murée depuis, mais la place qu’elle occupait est encore reconnaissable.
  10. Cinq assassins ont tué Jecker. Nous avons nommé Genton, Vérig et François, il se nous serait pas impossible de citer les deux autres qui ont aidé à « liquider cette affaire ; » mais, malgré les présomptions les plus sérieuses et un important témoignage, nous devons nous taire, car la preuve matérielle de notre conviction nous fait défaut.