Les Prisons de Paris sous la Commune
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 553-586).
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LES
PRISONS DE PARIS
SOUS LA COMMUNE

IV.
LA SANTÉ[1].


I. — LE GÉNÉRAL CHANZY.

La maison de la Santé est la prison modèle par excellence ; bâtie tout en pierres meulières, habilement disposée pour le régime cellulaire et pour le régime auburnien, elle représente le spécimen irréprochable des constructions pénitentiaires ; mais on peut avouer que sa beauté spéciale en fait un monument d’une remarquable laideur. De grands murs maussades l’entourent de tous côtés, en cachent les fenêtres et lui donnent, sur le boulevard Arago, l’apparence d’une grosse forteresse aveugle. Intérieurement, elle est très bien distribuée, aérée, chauffée convenablement, et abrite, dans une division particulière, l’infirmerie centrale des prisons de Paris.

Ce fut par la voix publique que l’on y apprit les événemens du 18 mars ; le poste était gardé par un peloton de soldats de la ligne, qui, dans la matinée du 19, se retirèrent en bon ordre avec armes et bagages, et ne tardèrent pas à être remplacés par des gardes nationaux fédérés venus du IXe secteur, dont l’état-major était installé à la manufacture des Gobelins. Vers cinq heures du soir, une rumeur extraordinaire s’éleva dans la rue de la Santé, passa par-dessus les murs de la prison et vint troubler le personnel de la surveillance, du greffe et de la direction. Une foule évaluée à 5,000 ou 6,000 personnes, femmes, enfans, ouvriers, gardes fédérés, hurlant, gesticulant et furieux, poussait quatre officiers, reconnaissables à leurs uniformes en lambeaux, vers la grille de la prison. Cette bande d’énergumènes s’acharnait principalement contre un officier supérieur, assez grand, chauve, de figure énergique, qui restait impassible sous les coups et les insultes dont on l’accablait. C’était le général Chanzy ; à ses côtés, et non moins maltraité, marchait le général de Langourian ; puis venaient M. Ducauzé de Nazelles, capitaine au 5e lanciers, et M. Gaudln de Villaine, lieutenant au 73e de marche. Trois hommes, Léo Maillet, maire du XIIIe arrondissement, Combes, adjoint, et Serizier, commandant du 101e bataillon, appartenant au IXe secteur, faisaient des efforts désespérés pour les protéger contre la foule, devenue folle. Cette masse de peuple, rendue véritablement terrible par un accès de fureur spontané, voulait mettre les généraux à mort, tout de suite, sans plus attendre, et elle ne savait même pas leur nom. Ces insensés criaient : « À mort Ducrot ! à mort Vinoy ! à mort Aurelle de Paladines ! à mort les traîtres et les vendus ! Vous nous avez fait manger de la paille ! Prussiens ! capitulards ! à mort ! à mort ! à la lanterne ! qu’on les fusille ! » On leur répondait : « Mais non, c’est Chanzy ! » Et ils reprenaient : « Tant mieux ! Chanzy à mort ! » C’était un épouvantable tumulte fait de menaces et d’imprécations. Le général Chanzy avait encore tout au plus figure humaine lorsqu’il arriva près de la grille, sans képi, les vêtemens lacérés, la face tuméfiée par un coup de bâton. Il fut terrassé près de la porte d’entrée. Le surveillant Villemin, gardien-concierge, le releva rapidement, para un coup de crosse qui lui était destiné et le jeta dans l’intérieur de sa loge. Le premier mot du général fut : « Ces malheureux ne savent pas ce qu’ils font, il faut leur pardonner. » Un seul homme n’était pas pour résister à la poussée formidable qu’exerçait la foule. La porte fut forcée, la prison envahie. La cour, le rond-point (lieu central où aboutissent toutes les galeries des divisions cellulaires), le greffe, les guichets, tout fut immédiatement encombré par les fédérés, au milieu desquels des femmes s’agitaient en criant. Les surveillans, tenant en main leur forte clé d’acier trempé, s’étaient instinctivement réunis autour des officiers.

M. Lefébure, le directeur régulier de la Santé, était accouru ; c’est un homme qui n’est plus jeune, de taille moyenne, d’une extrême mansuétude, intelligent, rompu par une longue pratique à l’administration des prisons, très ferme, très résolu, sous une apparence fort douce ; ayant quelquefois l’air de chercher ses mots et les trouvant toujours ; n’aimant point les émeutes, mais sachant ne pas reculer devant elles. Il demanda d’abord en vertu de quel mandat ces détenus étaient amenés dans la maison. On lui remit immédiatement quatre paperasses : Ordre au directeur de la prison de la Santé de recevoir en dépôt le général Chanzy jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné ; le directeur répond sur sa tête de la garde de ses prisonniers. — Pour E. DUVAL : CAYOLS ; Paris, le 19 mars 1871. — Timbre : République française. État-major de la garde nationale, XIIIe arrondissement ; — un ordre identique concernant MM. de Langourian, Ducauzé de Nazelles et Gaudin de Villaine. Ces mandats d’arrestation étaient d’une flagrante illégalité, mais ils se trouvaient appuyés par une telle force armée qu’il n’était pas possible de se refuser à les exécuter : c’eût été exposer sa vie et celle des prisonniers ; M. Lefébure le comprit, et dès lors, connaissant bien les foules, sachant qu’elles s’apaisent souvent lorsqu’elles n’ont plus sous les yeux l’objet de leur haine irraisonnée, il résolut de faire incarcérer les quatre détenus le plus rapidement possible. Ce n’était point aisé, car les fédérés les serraient de près et ne paraissaient guère disposés à les perdre de vue. L’hiver, sans charbon et sans bois, avait été très dur à la Santé ; pour éviter à ses détenus le froid des longs corridors, M. Lefébure avait, dans les premiers jours de novembre 1870, fait construire des cloisons en planches à l’entrée des galeries cellulaires ; la porte la plus voisine du rond-point, où se tenaient les officiers entourés des gardes nationaux, était celle de la quatrième division. Sur un signe des yeux fait par M. Lefébure au brigadier Adam, compris par celui-ci, les généraux Chanzy, de Langourian et leurs deux aides-de-camp furent brusquement saisis par les gardiens et entraînés vers la porte qu’un surveillant se tenait prêt à ouvrir ; Serizier, jurant comme un damné et lançant ses énormes poings en avant, fendit la foule qui criait de nouveau : « À mort ! à mort ! » Les prisonniers franchirent la cloison, dont la porte fut immédiatement refermée derrière eux ; ils étaient sauvés. M. Lefébure avait remarqué l’influence que Serizier exerçait sur les fédérés ; il lui dit que son éloquence seule pouvait faire évacuer la prison et permettre d’assurer le salut des officiers auxquels il s’intéressait. Serizier ne se le fit pas répéter ; il lâcha une allocution : « Citoyens… le devoir… la patrie… la réaction… la république… la victoire du peuple… la justice du peuple… la grande âme du peuple… la générosité du peuple… la souveraineté du peuple… » C’était convaincant : on s’éloigna ; mais le poste des fédérés, tout un bataillon, qui gardait la porte d’entrée, envoya des sentinelles qui devaient faire faction devant les cellules de ceux que cette foule appelait déjà des « otages. »

Que l’on se rappelle la motion adoptée le 24 février et qui servit de prétexte à la fédération de la garde nationale, que l’on se répète le serment prononcé de s’opposer par la force à l’entrée des Prussiens dans Paris, et l’on comprendra que de tous ces beaux projets de guerre à outrance il ne restait plus un vestige. En effet, s’il eût subsisté quelque trace de patriotisme dans le cœur de ce troupeau d’insurgés, c’est en triomphe que-l’on aurait dû porter le général Chanzy, car il avait été héroïque sur la Loire, et, quoiqu’il n’eût pas réussi à sauver la France, il avait du moins sauvé l’honneur de nos armes. Mais les bataillons du comité central et les gens de la commune se souciaient bien de cela, en vérité ; ils voulaient simplement détruire l’armée, la magistrature, le clergé, c’est-à-dire la discipline, la loi, la religion, et c’est pour cela qu’ils arrêtèrent indistinctement les soldats, les magistrats et les prêtres, sur la simple vue du costume. C’est ainsi que le général Langourian avait été arrêté au chemin de fer d’Orléans par hasard, au moment où il se hâtait de se rendre à Versailles afin d’y recevoir sa brigade qui venait de Bordeaux. Quant au général Chanzy, il avait été signalé ; on le chercha et on le saisit dans un wagon où il n’essayait guère de se cacher, car il ne pouvait même pas soupçonner, ayant toujours fait au moins son devoir, qu’il pût être décrété d’accusation. Conduit d’abord à la mairie du XIIIe arrondissement au milieu de groupes qui devenaient de plus en plus menaçans, il fut protégé par Léo Meillet, puis déclaré « prisonnier » par le général-ouvrier-fondeur Émile Duval, traîné à la prison disciplinaire du IXe secteur, ramené chez Léo Meillet, repris par la foule et reporté pour ainsi dire à la geôle du secteur. Léo Meillet[2], qui fit de très sincères efforts pour sauver les généraux et leurs officiers, savait bien qu’ils n’étaient point en sûreté dans cette prison rudimentaire, sans grilles ni murailles, que l’on avait tant bien que mal installée boulevard d’Italie ; il voulait donner aux prisonniers la sécurité d’une véritable maison pénitentiaire, et il ordonna de les transférer à la Santé. La voiture où il les fit monter, pour les arracher aux insultes populaires, fut brisée. Tous les curieux accourus devinrent une foule atteinte de frénésie. Au milieu de quelles insultes et de quels horribles traitemens quatre officiers irréprochables arrivèrent à la prison, nous l’avons dit.

Le comité central, instruit des faits qui venaient de se passer, déclara que c’était un malentendu regrettable et que les généraux devaient être remis en liberté. C’était fort bien ; mais on comptait sans les fédérés du IXe secteur, qui, se sachant les maîtres sur leur territoire, ne reconnaissaient d’autre autorité que la leur, et, tenant à leur proie, étaient très résolus à ne pas la lâcher. Le soir même, on en eut la preuve. À neuf heures, deux personnes qui ne dirent pas leur nom et qui étaient le général Cremer et le docteur Aronssohn, se présentèrent chez M. Lefébure, porteurs d’un ordre signé : Lullier, général en chef, et enjoignant au directeur de la Santé de relaxer immédiatement le général Chanzy. C’était péremptoire : ordre d’arrestation signé du général Duval, ordre de mise en liberté signé du général Lullier ; tout cela se valait, et M. Lefébure ne demandait pas mieux que d’obéir. Cependant il réfléchissait, la situation n’était pas nette, et la libération lui paraissait inexécutable, car il avait compris qu’il n’était plus le maître dans sa prison. — Je suis prêt, dit-il, à faire lever l’écrou du général Chanzy ; mais les fédérés ne le laisseront pas partir, et nous nous exposons à le voir massacrer, si nous voulons passer malgré eux. — Le général Cremer se récria. — On fit appeler le chef de bataillon qui était de garde, et on lui montra l’ordre ; il répondit : — Je ne puis rien faire sans consulter mes hommes. — Il alla en causer avec ceux-ci, revint et dit : — Moi, je veux bien lâcher le général ; mais les soldats ne veulent pas ; ils prétendent que c’est un capitulard et se promettent de le fusiller s’il sort de la prison. — C’était clair. M. Lefébure engagea les amis du général Chanzy à aller voir Émile Duval ; celui-ci avait été chef de légion dans le XIIIe arrondissement, commandant du IXe secteur ; sa jeunesse, sa parole ardente, ses opinions blanquistes bien connues, lui avaient valu une grande popularité dans le quartier ; s’il signait un ordre d’élargissement, les fédérés de service à la Santé y obéiraient peut-être. Le général Cremer, le docteur Aronssohn, accompagnés du chef de bataillon, se rendirent à onze heures du soir à la préfecture de police, chez Duval, qui lut l’ordre signé de Charles Lullier, le déchira et déclara que la mise en liberté du général Chanzy serait le signal d’une insurrection.

Le lendemain, le vieux Charles Beslay, malgré ses soixante-seize ans, vint lui-même à la Santé dans l’espoir de pouvoir emmener avec lui le général Chanzy ; il disait : — Je n’ai pas l’honneur faire partie du comité central ; mais ces jeunes gens sont bons pour moi, ils m’écoutent et ne me désapprouveront pas. — Ce fut peine perdue. Il fut seulement permis à Charles Beslay de communiquer avec le général, et de faire élargir, par ordre de Duval, le lieutenant Gaudin de Villaine[3]. Tout ordre, de quelque part qu’il vînt, qui n’était point accepté et approuvé par le secteur, était considéré comme non avenu. M. Sarazin, avocat, se présente à la Santé, muni d’une autorisation délivrée par Charles Lullier, pour voir le général Chanzy ; les sentinelles postées devant la cellule s’opposent à la visite et ne veulent reconnaître que la signature de leur chef immédiat ; on se rend à l’état-major du secteur, c’est-à-dire à la manufacture des Gobelins ; au-dessous du permis accordé par Lullier, on lit : J’autorise de communiquer avec le général Chanzy, pourvu que le sergent-major Bastard assiste à l’entretien. Le commandant par intérim du XIIIe arrondissement : CAYOLS. — Cette fois l’autorisation fut déclarée valable par le chef de poste, qui en réalité exerçait toute autorité dans la prison, car la visite put avoir lieu. — Entretien fait en ma présence, sous-officier de service du 176e bataillon, 3e compagnie. Signé : LANGEY.

Les bataillons de l’arrondissement se relevaient régulièrement toutes les vingt-quatre heures et étaient invariablement accompagnés de délégués spéciaux envoyés par le secteur. L’harmonie la plus parfaite ne régnait pas toujours entre les officiers et les délégués ; on était rarement d’accord ; mais les discussions ne duraient pas longtemps, car les officiers et même les simples soldats finissaient par dire au délégué : — Eh bien ! après ? si tu n’es pas content, toi, on va te fusiller ! — Entre ces gens de mauvais aloi, la défiance était permanente, ils se soupçonnaient, se surveillaient les uns les autres et voyaient des traîtres partout. Les machinations les plus extravagantes leur semblaient toutes simples, et, à force de vivre dans des idées fausses, ils faussaient instinctivement les choses les plus naturelles. Leurs soupçons invincibles furent, dans une circonstance spéciale, un sujet d’étonnement pour le personnel de la Santé ; on en eût bien ri, si l’occurrence avait été moins triste. Un détenu était décédé à l’infirmerie ; le service funèbre devait se faire à trois heures ; les parens du défunt, prévenus, étaient déjà réunis près de la chapelle, lorsque des fédérés du 101e bataillon, qui le matin avaient pris la garde du poste, se présentèrent chez le directeur et lui déclarèrent qu’ils voulaient voir le cadavre. Tout ce que M. Lefébure put obtenir fut que l’on attendît la fin de la cérémonie religieuse. Lorsque celle-ci fut terminée, on décloua le léger cercueil, on souleva la serpillière, on découvrit le visage, que les fédérés purent contempler à leur aise ; ils ne semblaient pas très persuadés, se regardaient entre eux et hochaient la tête ; un d’eux toucha le mort et dit : « Il est froid. » cette expérience sans doute ne parut pas suffisante, car un peloton suivit le corbillard jusqu’au cimetière d’Ivry, jusqu’au champ des navets. Lorsque six pieds de terre eurent été versés sur la bière, ils semblèrent rassurés et se dirent : « Décidément ce n’était pas Chanzy. »

Le même soir, le directeur avait été littéralement mis au secret dans son cabinet ; les fédérés s’y étaient établis, décachetaient les lettres, recevaient les visites, donnaient des ordres et devenaient une sorte de direction multiple qui ne facilitait pas le service. Dans la soirée, le général Cremer revint avec deux autres personnes, portant une autorisation du comité central, pourvoir le général Chanzy, Les fédérés renouvelèrent leurs écœurantes objections, ils parlaient tous à la fois de trahison certaine, d’évasion possible et résolurent, comme toujours, d’aller consulter les officiers du secteur. Le commandant Cayols vint lui-même examiner la permission, la retourna dans tous les sens : elle était précise, ne pouvait laisser place à aucun doute ; à onze heures du soir, il prend bravement son parti et emmène les visiteurs désappointés à la préfecture de police, afin de consulter Duval. Personne ne revint, car les délégués n’obéissaient pas plus au comité central que les officiers n’obéissaient aux délégués. Cette odieuse comédie se renouvela pour le général Chanzy jusqu’au jour de son élargissement. M. Lefébure était déjà libre ; le 23 mars, au matin, il fut destitué et remplacé par Augustin-Nicolas Caullet, auquel sa parenté avec Duval méritait cette bonne aubaine. La nomination portait la signature de Raoul Rigauît. M. Lefébure présenta son personnel à son successeur, lui disant : « Ce sont des hommes honnêtes, dévoués, connaissant très bien le service et auxquels on peut se fier ; je vous les recommande. » Fort heureusement pour les détenus de la Santé, Caullet tint compte de l’observation ; tout le personnel resta dans la prison, et nul otage n’y fut sacrifié[4].

Caullet avait été ouvrier mécanicien, homme de peine et portier dans la maison Cail ; c’est sans doute cette dernière qualité qui avait fait imaginer qu’il possédait les aptitudes d’un directeur de prison. Caullet était par bonheur un homme simplement faible, sans perversité aucune, se laissant volontiers diriger, ne comprenant rien à la paperasserie administrative et qui, bien conseillé, adoucit, autant qu’il fut en son pouvoir, le sort des otages qu’il eut à garder. Quoiqu’il fût le chef, le maître de la prison, il éprouvait une sorte de timidité en face de ses greffiers ; il leur sentait une instruction qu’il n’avait pas, et malgré lui, il les respectait, les écoutait et finissait presque toujours par suivre leurs avis. Grâce à cela et à son caractère débile, incapable d’un effort énergique, grâce à l’intelligence des greffiers, au dévoûment sagace des surveillans, les désastres de la dernière heure ont été évités.

Cependant les amis du général Chanzy ne perdaient point leur temps ; ils renouvelaient leurs démarches, car ils savaient que les élections pour la commune étaient prochaines, et redoutaient de se trouver en présence d’un nouveau gouvernement qui s’annonçait comme devant être ultra-révolutionnaire et terroriste. L’attitude que le délégué civil à la préfecture de police, Raoul Rigault, avait déjà prise permettait d’augurer dans quelle ère de froide cruauté on allait entrer. Le général Chanzy recevait souvent la visite du vieux Beslay, qui lui recommandait d’avoir bon courage ; il n’en était pas besoin, le général Chanzy n’en manqua pas, il fut impassible et d’une énergie que rien n’émoussa : soit qu’il fût dans sa cellule, soit qu’il se promenât dans l’étroit préau sous la surveillance immédiate de deux fédérés marchant à ses côtés, la baïonnette au bout du fusil, il se montra là tel qu’on l’avait vu dans la dure campagne de France, un homme d’une trempe fine et serrée, inaccessible à tout sentiment de faiblesse et supérieur aux événemens. Il attendait stoïquement l’heure de sa délivrance, qui sonna enfin le 25 mars. Le général Cremer obtint du comité central un ordre ainsi conçu : Le citoyen Duval mettra immédiatement le général Chanzy en liberté. — Signé : A. BILLIORAY, BABIECK, A. BOUIT, A. DUCAMP, LAVALETTE. — Babieck conduisit lui-même le général Cremer chez Duval, car on craignait que celui-ci ne fît encore quelque difficulté ou que Raoul Rigault n’intervînt d’une façon périlleuse. Duval s’exécuta de bonne grâce et écrivit : Ordre de mettre en liberté immédiate le citoyen Chanzy, sur la simple observation du général Cremer, il ajouta : et Langourian. Babieck, qui signait volontiers ses lettres : Enfant du règne de Dieu et parfumeur, qui était un mystique atteint de théomanie, inventeur d’une pommade nouvelle et d’une nouvelle religion appelée le fusionisme, Babieck pleurait de joie à l’idée de rendre le général Chanzy à la liberté. « Vous l’aimez donc beaucoup ? lui demanda le général Cremer. — Je ne l’ai jamais vu, » répondit Babieck en sanglotant. — Celui-là non plus n’était point méchant ; c’était un simple. Si Allix, l’inventeur des escargots sympathiques, et lui avaient dirigé le gouvernement de la commune, ils n’auraient choisi pour otages ni les généraux ni les archevêques, mais, afin d’assurer leur propre liberté, ils auraient fait arrêter tous les médecins aliénistes.

Ce fut le soir, fort tard, vers minuit, que Babieck et le général Cremer se présentèrent à la Santé ; le directeur et le greffier Laloë firent immédiatement toutes les formalités pour lever l’écrou, sans prévenir les fédérés qui dormaient dans leur poste. Des vêtemens bourgeois avaient été envoyés aux généraux prisonniers ; ils sortirent, déguisés pour ainsi dire, afin d’éviter toute nouvelle collision avec les gardes nationaux, et ils purent emmener avec eux le capitaine Ducauzé de Nazelles[5]. Le certificat de libération fut signé sans opposition par le délégué du secteur, Quinard, qui n’osa point résister à un ordre de son propre général, du général Émile Duval. Le général Chanzy n’en était point quitte encore ; il devait, avant d’être mis définitivement en liberté, comparaître avec le général Cremer devant le comité central. Dans sa déposition devant la commission d’enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, le général Cremer a donné du comité central une peinture qui doit être reproduite : « C’était un spectacle navrant de voir ces salles de l’Hôtel de Ville pleines de gardes nationaux. Quand on montait par le grand escalier, il y avait dans la grande salle tout ce que l’orgie peut avoir de plus ignoble, des hommes et des femmes ivres ; on traversait deux ou trois autres salles plus calmes, et l’on arrivait à une autre qui donne à l’angle de l’Hôtel de Ville et du quai. C’est là que le comité central tenait ses séances. Ils se prenaient aux cheveux au bout des cinq premières minutes de délibération ; il n’y a pas de cabaret qui puisse donner idée des délibérations du comité central ; tout ce qu’on a imaginé d’excentrique dans ces derniers temps pour les petits théâtres n’est rien à côté de ce que j’ai vu… Ils n’étaient jamais plus de six ou sept en délibération. Les uns sortaient, les autres entraient ; il y en avait qui étaient ivres, ceux-là étaient les plus assidus, parce qu’ils ne pouvaient pas s’en aller. Il y en a un de moyenne taille, trapu, ayant les cheveux longs grisonnans, la barbe mal tenue, qui avait toujours son chassepot sur l’épaule gauche ; quand il parlait, à chaque phrase il prenait son chassepot, vous tenait en joue, et, quand la phrase était finie, il remettait son chassepot sur l’épaule. » — On pourrait croire que le général Cremer a un peu chargé le tableau : on se tromperait, il n’a dit que l’exacte vérité ; nous en trouvons la preuve dans un mémoire inédit, écrit par un des membres même du comité central qui signa l’ordre d’élargissement du général Chanzy. Voici en quels termes, presque identiques, il rend compte de la première séance : « Après vérification des pouvoirs dont nous étions munis, nous fûmes introduits. Non, jamais je n’oublierai le spectacle qui s’offrit à ma vue lorsque j’eus franchi le seuil de la salle qui venait de s’ouvrir devant nous. Qu’on se figure, assis autour d’une longue table, des hommes à la tenue débraillée, aux manières communes, sales, hâves, ébouriffés, parlant tous en même temps avec des gestes furibonds et paraissant toujours prêts à se jeter les uns sur les autres. Et quel langage ! quelles expressions ! quel cynisme ! C’était à croire que tous les personnages de Gallot étaient descendus de leurs cadres et faisaient ripaille ce jour-là à l’Hôtel de Ville. » Le général Chanzy dut emporter une singulière impression du gouvernement qu’une série de faiblesses et de violences venait d’infliger à Paris. Il put sortir libre de cette assemblée grotesque où l’on entendait plus de hoquets que de raisonnemens ; il ne se sentait plus en sécurité à Paris et se savait utile ailleurs ; il partit donc à pied, sans plus tarder, et arriva à Versailles le matin même du jour où Paris insurgé allait procéder aux élections des membres de la commune[6].


II. — LES DÉTENUS.

Un personnage moins illustre que le général Chanzy, mais qui jouissait dans Paris d’une grande notoriété, M. Claude, chef du service de sûreté à la préfecture de police, fut amené le 20 mars à la prison de la Santé. Ce jour-là, vers dix heures du matin, il traversait la cour du Palais de Justice : il fut reconnu par un garçon de salle qui le désigna à des fédérés ; ceux-ci l’arrêtèrent et le conduisirent chez le général Duval. M. Claude fut introduit dans le cabinet du préfet, qu’il connaissait bien. Le général, très galonné, y trônait au milieu de plusieurs individus armés. Duval accueillit M. Claude avec cordialité et lui dit : — Pourquoi ne resteriez-vous pas avec nous et ne serviriez-vous pas le nouveau gouvernement populaire que Paris vient d’acclamer ? — M. Claude fit simplement un geste de refus. Duval lui prit familièrement le bras et l’entraîna dans la chambre à coucher, qui ouvrait directement sur le cabinet. Là ils étaient seuls. Duval renouvela ses offres. — Nous avons besoin de vous plus que de tout autre ; nous ne nous faisons pas d’illusions, nous savons que les hommes pratiques et les administrateurs nous manquent. Vous pouvez nous être utile, joignez-vous à nous, et vous n’aurez pas à vous en repentir. — M. Claude répondit : — Ce que vous me demandez est impossible ; si j’hésitais seulement à repousser votre proposition, vous me mépriseriez, et je ne m’estimerais guère ; vous ne pourriez avoir confiance en moi, si je consentais à servir un gouvernement que j’aurais voulu combattre. — Duval dit : — C’est bien ! Où désirez-vous que l’on vous conduise ? — Mais, chez moi, répliqua M. Claude. — Cela ne se peut ; vous êtes prisonnier : si vous n’avez pas de goût pour une prison plutôt que pour une autre, on va vous diriger sur la Santé. — Soit, répondit M. Claude ; mais les rues de Paris me paraissent dangereuses pour moi, et je vous prie de me faire conduire en voiture.

Cinq minutes après, M. Claude et un de ses garçons de bureau nommé Morin, arrêté « par-dessus le marché, » montaient dans un fiacre, place Dauphine, escortés d’un nombre suffisant de fédérés ; à ce moment, un des officiers de Duval accourut, fit descendre M. Claude, et à voix basse le sollicita de nouveau de ne pas rejeter les offres qui lui étaient faites. Le refus de l’honnête homme fut catégorique ; l’officier lui dit alors : — Ne vous en prenez donc qu’à vous-même de ce qui pourra vous arriver ! — Cette menace date du 20 mars ; elle semble prouver que dès cette époque on se proposait d’être au besoin « carrément révolutionnaire. » En arrivant à la prison de la Santé, on fut obligé de ralentir le train de la voiture pour passer au milieu d’un groupe de cent individus environ qui surveillaient la porte d’entrée afin d’empêcher l’évasion du général Chanzy. Lorsque ces gardiens volontaires et débraillés eurent appris que le prisonnier n’était autre que le fameux chef de la sûreté, qu’ils connaissaient sans doute autrement que de réputation, ils s’élancèrent vers le fiacre en criant : « À mort, à mort le roussin ! » Heureusement la grille, rapidement ouverte, permit à la voiture de pénétrer dans la cour ; M. Claude fut écroué et placé dans une des cellules du rez-de-chaussée. C’était alors un homme de soixante-sept ans, petit, trapu, solide, très actif ; ses cheveux blancs, son visage sévèrement rasé, lui donnaient l’apparence d’un vieux notaire ; ses yeux bleus très mobiles avaient une singulière perspicacité, et bien souvent, derrière les masques les mieux appliqués, avaient reconnu les criminels. Chargé, en qualité de chef de service de la sûreté, de la surveillance, de la recherche et de l’arrestation des malfaiteurs, M. Claude avait, dans ses difficiles fonctions, déployé une habileté qui l’avait rendu légendaire dans le mauvais peuple de Paris. On savait que le patron, comme l’appelaient familièrement les inspecteurs de son service, payait volontiers de sa personne, et que seul, ainsi qu’on l’avait vu dans l’affaire Firon, il s’en allait mettre la main sur les assassins les plus redoutables. Dans plusieurs occasions, il avait fait preuve d’un esprit d’induction très remarquable et avait imperturbablement reconstitué toutes les circonstances d’un crime, malgré les fausses pistes où l’on cherchait à l’entraîner ; un de ses tours de force en ce genre fut la découverte du cadavre du père Kink, découverte qui permit de donner une base indestructible à l’accusation portée contre Troppmann. Il est donc naturel que Duval ait essayé de s’attacher un homme d’une pareille valeur ; mais, s’il l’avait connu, il se serait épargné la peine de lui faire des propositions inutiles.

M. Claude apprit le 23 mars que trois commissaires de police, MM. André, Dodieau et Boudin, venaient d’être incarcérés près de lui avec leurs trois secrétaires, quatre inspecteurs attachés à leur commissariat et trois garçons de bureau. Leur nouveau logis, tout triste qu’il était, dut leur sembler agréable en comparaison de celui qu’ils venaient de quitter : depuis le 18 mars, ils étaient enfermés dans la prison disciplinaire de l’avenue d’Italie, où Serizier les avait fait conduire après les avoir arrêtés à leur domicile. À la Santé du moins, ils étaient à l’abri d’un coup de main inopiné, ils recevaient régulièrement leur distribution de vivres, ils avaient à leur disposition la bibliothèque que M. Lefébure a formée avec un soin intelligent ; ils étaient sous la surveillance d’un personnel d’employés qui les connaissaient presque tous, et qui, impuissans à leur rendre la liberté, pouvaient adoucir pour eux les sévérités du règlement, les ennuis de la solitude et les duretés de l’incarcération. Ils étaient certains, et c’était pour eux une garantie sérieuse, que le service serait conservé par les sous-ordres de la prison. Un commissaire de police, M. Monvalle, avait pu aller à Versailles, y recevoir des instructions et revenir prescrire aux greffiers et aux surveillans de ne point abandonner la Santé.

Les trois greffiers, MM. Laloë, Peretti et Tixier, s’étaient intelligemment distribué les rôles. M. Laloë dirigeait les opérations du greffe et, en réalité, menait la maison ; M. Peretti, aidé avec dévoùment par le surveillant Croccichia, qui faisait le service du rond-point, restait constamment en rapports avec les otages ; M. Tixier s’était mis dans les bonnes grâces de Caullet, le conseillait, en était écouté et lui inspirait toutes les mesures de salut qui préservèrent la prison. L’heureuse influence qu’ils exerçaient sur le directeur trouva promptement une occasion de se manifester : aussitôt après l’arrestation des généraux Chauzy et de Langourian, le secteur avait envoyé quatre délégués qui devaient rester en permanence à la Santé pour s’assurer constamment de la présence des prisonniers d’état et prendre toutes mesures afin d’éviter qu’ils ne s’évadassent[7]. Les généraux avaient été relaxés, mais les délégués, qui ne se trouvaient point mal à la prison, où ils n’avaient rien à faire, restaient imperturbablement et ne s’empressaient point de reprendre le service militaire. Les greffiers, dans une conversation familière avec Caullet, lui firent comprendre que la présence irrégulière et actuellement sans motifs de ces délégués était un outrage permanent à son autorité et qu’il était de son devoir, de sa dignité, de les renvoyer au secteur d’où ils étaient venus. Caullet, pour mieux conduire cette négociation, emmena les délégués chez le marchand de vin, leur paya largement à boire, les attendrit suffisamment et réussit à en débarrasser la maison. De ce moment, les greffiers et les surveillans s’entendirent pour laisser quelque liberté aux otages ; la porte de leur cabanon ne fut plus trop rigoureusement fermée, ils purent communiquer entre eux et se promener ensemble dans les couloirs. On avait promptement remarqué qu’il y avait deux hommes dans Caullet, l’homme du matin et l’homme du soir. Celui du matin était débonnaire, facilement amené aux bonnes inspirations, car il était à jeun et livré à lui-même ; celui du soir était tout autre, il faisait de l’autorité à tort et à travers, il allait s’assurer si les détenus étaient bien « bouclés » dans leur cellule, il parlait des incomparables destinées que la commune préparait à la France, il disait : « Soyons fermes, brisons la réaction ! » C’est qu’il avait le vin mauvais, comme l’on dit, et qu’il revenait de la préfecture de police, où il avait pris les ordres de Raoul Rigault.

Ce pauvre Caullet éprouva une déconvenue qui lui fut pénible. Il avait senti la nécessité d’affirmer aux yeux de tous son titre de directeur et d’en porter ostensiblement les insignes, il disait les enseignes, Il alla chez un des meilleurs chapeliers de Paris et se fît confectionner un képi, un beau képi de commandant, à quatre galons. La facture s’élevait à 24 francs ; il réfléchit que la commune s’était engagée à faire le bonheur du peuple et que son bonheur personnel consistait à se coiffer d’un képi galonné, il envoya la quittance à la préfecture de police avec un bon à payer. On ne sait quelle mouche piqua le directeur du matériel, qui, pris de scrupule, répondit : « Le citoyen directeur est prié de solder lui-même la facture, l’ex-préfecture n’étant pas tenue de l’habiller. » Ce fut là un sérieux chagrin pour Caullet, qui n’y comprenait rien et répétait : « On doute donc de mon dévoûment ? » Il n’avait péché que par naïveté ; s’il eût réquisitionné son képi, c’eût été régulier, et, sans soulever la moindre objection, l’on eût « passé les écritures. »

Le 7 avril, sept otages nouveaux vinrent prendre place dans la division cellulaire ; c’étaient des gendarmes qui se trouvaient confondus, par le hasard des séquestrations arbitraires, avec MM. Icard, directeur, et Roussel, économe du séminaire Saint-Sulpice. À propos de ces deux derniers détenus, on put voir que Caullet avait une mansuétude naturelle qu’il était facile d’émouvoir. Par fonction, il était rigoureusement tenu d’obéir aux instructions de Raoul Rigault, comme employé du gouvernement communard, il devait à sa propre sécurité de professer hautement l’athéisme et la libre pensée ; mais, entraîné par un bon sentiment, il oublia les ordres impératifs de Rigault, oublia le danger auquel il s’exposait et permit à M. Icard de dire quotidiennement la messe dans la sacristie de la chapelle. Ce fut probablement un matin qu’il accorda cette autorisation, sur laquelle il ne revint jamais. Du reste, dans cette bonne œuvre, tout le personnel était son complice et lui garda le secret. Il n’était pas toujours aussi bienveillant, et l’un de ses détenus, M. Claude, eut parfois à souffrir de son indiscrétion. Le soir, lorsque Caullet recevait ses amis et ses amies, lorsque beaucoup de bouteilles arrivées pleines s’en étaient allées vides, il faisait les honneurs de la prison à ses invités, il les conduisait à la cellule de M. Claude, et, leur montrant le chef de la sûreté, qui avait pris l’habitude de dormir tout vêtu, car il redoutait à chaque minute d’être appelé pour être passé par les armes, il disait : « Le voilà ! c’est lui ! il appartient désormais à la justice du peuple ! » Ces démonstrations, qui cependant n’étaient que le fait d’une curiosité inconvenante, ne rassuraient pas M. Claude et le surprenaient, car Caullet, aux heures matinales de la complaisance, s’était montré empressé pour lui et l’avait même autorisé à recevoir les visites de sa femme.

M. Claude était l’objet des constantes préoccupations des greffiers et des surveillans, qui, l’ayant vu dévoué à son œuvre de sécurité sociale, l’estimaient et auraient voulu le sauver. Un petit complot avait même été formé dans ce dessein. M. Laloë s’était procuré un uniforme d’officier fédéré ; on comptait l’en revêtir pour le faire évader un soir pendant que Caullet eût été à la préfecture de police ou endormi devant son verre. Un peu de réflexion fit renoncer à ce projet généreux, mais plein de périls. Quelques soins que l’on pût prendre, l’évasion d’un otage aussi important que le chef de la sûreté aurait été promptement connue du directeur d’abord et ensuite de Raoul Rigault. Ce qu’il en serait advenu ne faisait doute pour personne : les greffiers, les surveillans auraient immédiatement été incarcérés et peut-être traduits devant la cour martiale qui jugeait les crimes de haute trahison contre la commune ; ensuite on eût redoublé de brutalité envers les otages, et leur vie eût été perpétuellement en danger, car on les eût livrés à la garde des fédérés. On s’abstint donc de mettre secrètement M. Claude en liberté, et c’est peut-être à cette sage détermination que les otages de la Santé ont dû de ne point périr. M. Claude ne recevait pas seulement les visites de Caullet et de « la société » de celui-ci ; il en eut de plus désagréables. Dans la nuit du 4 au 5 mai, la porte de sa cellule fut brusquement ouverte ; il se jeta à bas de sa couchette et se trouva en présence d’un gros, grand, épais garçon, chaussé de bottes à l’écuyère et galonné sur toutes les coutures. C’était Chardon, le colonel Chardon, commandant militaire de la préfecture de police depuis la mort du général Duval, dont il avait été l’aide-de-camp. Deux officiers et deux soldats tenant des torches l’accompagnaient. Il interpella M. Claude avec une excessive grossièreté : — Eh bien ! vieille canaille, tu en as assez mis dedans, t’y voilà à ton tour, et je n’en suis pas fâché. — M. Claude répondit : — Je n’ai jamais fait exécuter que les mandats de justice, et, à moins d’une erreur, comme le plus honnête homme peut en commettre, je n’ai jamais arrêté que des malfaiteurs. — À ce mot. Chardon pâlit, il se frappa la poitrine de la main, comme s’il eût voulu se désigner lui-même, mais il retint une parole près de s’échapper. Il regarda M. Claude pendant un instant et se mit à rire : — Tout cela, mon vieux, n’empêchera pas qu’on te lavera la tête avec du plomb ! — Il sortit, fermant la porte avec fracas. M. Claude, laissé seul, évoqua ses souvenirs et se rappela qu’en exécution d’un jugement du tribunal correctionnel, il avait eu à faire écrouer un ouvrier chaudronnier qui avait commis un vol peu important dans les ateliers du chemin de fer d’Orléans. Le colonel Chardon n’était autre que ce chaudronnier peu scrupuleux. C’était du reste un homme dans lequel on pouvait avoir confiance ; au mois d’avril, il avait été passer quelques jours à Genève et en avait rapporté vingt passeports suisses qui plus tard ne furent point inutiles à ses amis.

Le 13 mai, une grosse fournée d’otages fut amenée à la Santé : 47 gendarmes, occupant la caserne des Minimes, avaient, le 18 mars, énergiquement refusé de se rendre, et encore plus de faire cause commune avec l’insurrection. Depuis ce temps, un poste de fédérés était établi près d’eux, des sentinelles surveillaient les portes ; on leur avait accordé ainsi une sorte de liberté relative qui parut excessive au moment où l’on avait à redouter un sérieux effort de l’armée française, et il fut décidé qu’ils seraient tous écroués à la Santé. On se méfiait sans doute de leur énergie, car on les plaça au milieu d’un bataillon complet qui les enveloppait de toutes parts pour les emmener à la prison. Deux jours après, neuf otages furent encore mis sous les verrous ; parmi eux on comptait le suisse de l’église de Notre-Dame-de-Lorette et M. d’Entraigues, conservateur du mobilier de la liste civile, qui s’était permis de refuser du linge à la fille Victorine-Louise Louvet, maîtresse du général Eudes. Or cette créature avait la passion du linge poussée à l’excès ; pendant que son prétendu mari, l’ancien assassin du pompier de La Villette, sortait accompagné de « sa maison militaire, » composée de 23 personnes au nombre desquelles figurait un officier fédéré portant le titre de chef du peloton des exécutions, elle dévalisait tranquillement le ministère de la guerre, le palais de la Légion-d’Honneur, et faisait main basse sur toute sorte d’objets précieux qu’elle expédiait rue Sainte-Amboise dans un appartement qu’elle avait loué sous un faux nom. Son mari lui donnait du reste bon exemple, car, tandis qu’elle se pavanait au ministère de la guerre avec les robes appartenant à Mme Leflô, il ne dédaignait pas, pendant les chaudes journées d’avril, d’endosser les vestes fourrées du général Gallifet, et d’aller, ainsi accoutré, caracoler à quelque distance des avant-postes. On comprend que le refus de livrer du linge et des nippes à de pareils personnages ait été un crime qui méritait une sévère punition. M. d’Entraigues en fit l’expérience.

La présence des gendarmes incarcérés à la Santé fut une cause de péril grave pour la prison, péril que Caullet, soufflé par les greffiers, parvint à conjurer. Le 19 mai, 160 fédérés, venant du IXe secteur, ivres pour la plupart, commandés par Jollivet, envahirent la maison, en vertu d’un ordre de Cayols, le bras droit et au besoin le suppléant de Serizier. Le prétexte donné à cette irruption fort dangereuse était qu’il fallait de jouer un complot formé par les gendarmes, que ceux-ci étaient des otages appartenant au peuple, et que le peuple avait pour devoir de ne point les perdre de vue. Serizier, en homme prudent, connaissant la chute du fort d’Issy, sachant très bien que le gouvernement de Versailles allait agir avec vigueur, car, deux jours auparavant, le 17, il avait reçu une forte somme pour livrer une porte qu’il n’avait point livrée, Serizier, n’ignorant pas qu’en cas de défaite la commune fusillerait les otages, avait envoyé des hommes sûrs à la Santé afin d’avoir un peloton d’exécution à ses ordres quand le moment serait venu. L’état d’ivresse de presque tous les fédérés ne permettait pas de raisonner avec eux. Caullet était fort perplexe. Les trois greffiers et le brigadier, un vieil Alsacien intrépide nommé Adam, comprirent qu’il fallait louvoyer, et que l’on risquerait de se briser en attaquant directement l’obstacle. On fit bonne figure aux hommes du secteur, on leur expliqua et ils comprirent, tant bien que mal, que leur présence au rond-point, dans les corridors, neutraliserait le service ; on redoutait fort de les voir se promener en armes devant les cellules, car, dans ce temps-là, les fusils partaient volontiers tout seuls, et on les décida à établir leur poste dans la chapelle. Ils y furent très mal couchés, car on n’avait pas de lits à leur donner ; ils y furent très mal nourris, encore moins abreuvés, car la prison ne recevait que les vivres déterminés pour les détenus. En causant avec eux, et sans paraître y attacher d’importance, on leur disait que les prisons étaient directement du ressort de Ferré, délégué à la sûreté générale, qui ne plaisantait pas, ne supportait pas que l’on empiétât sur son pouvoir et ferait peut-être payer cher, non pas à Serizier, mais aux subordonnés de celui-ci, la fantaisie singulière qu’ils avaient eue de se substituer à son autorité. Le lendemain, 20 mai, ils étaient fatigués, ennuyés, altérés. On raconta négligemment devant eux que Ferré était attendu dans la maison où il avait annoncé sa visite ; les uns eurent faim, les autres eurent besoin d’aller chez eux, tous eurent soif, et, peu à peu, un à un, ils décampèrent et ne revinrent plus. Encore une fois la prison était rendue au personnel régulier.

Le dimanche 21 mai, des surveillans sortis dans la rue de la Santé lurent un placard que l’on venait d’afficher sur les murailles : « Les habitans de Paris sont invités à se rendre à leur domicile sous quarante-huit heures ; passé ce délai, leurs titres de rente et grand-livre seront brûlés. » — Cet arrêté était l’œuvre d’un nommé Grelier, blanchisseur, et membre du comité central. Un gardien dit : — S’ils en sont là, c’est que leur fin approche, nous n’avons plus longtemps à les supporter. — En effet, la fin approchait ; mais, avant d’être délivrée, la Santé eut à traverser bien des péripéties redoutables.


III. — L’ORDRE D’EXECUTION.

Le 22 mai, le jour même où, dans le Journal officiel, on put lire, sous la signature de Delescluze, une proclamation emphatique : « Place au peuple, aux combattans aux bras nus ! l’heure de la guerre révolutionnaire a sonné ! » et où l’on fut un peu surpris de voir cet appel désespéré aux armes côtoyé par l’avis pacifique : « Le public est averti que les musées du Louvre seront fermés pendant quelques jours pour cause majeure ; la commission fédérale des artistes procède en ce moment à leur réorganisation, » — au moment où l’on entendait au loin sonner la canonnade, on put s’apercevoir que Serizier n’avait point oublié la Santé. Vers quatre heures du matin, un convoi de vingt-deux voitures chargées de tonneaux de poudre et de munitions de guerre s’arrêta devant la porte de la prison. L’officier fédéré qui le conduisait exhiba un ordre émanant de l’état-major et enjoignant au directeur d’avoir à emmagasiner toutes ces matières explosibles dans les sous-sols de la maison. Caullet fit appeler M. Tixier, qui se récria : on n’avait d’instruction à recevoir que du délégué à la sûreté générale ; le chef hiérarchique des directeurs de prison est le chef du troisième bureau de la première division de la préfecture de police ; lui seul régulièrement pouvait imposer la réception de cet amas de poudre dont la place normale était au dépôt des munitions du IXe secteur ; obéir dans un cas pareil et si particulièrement dangereux à l’injonction d’un officier n’exerçant aucune autorité légitime sur la maison pénitentiaire, ce serait faire un acte imprudent dont toutes les conséquences retomberaient lourdement sur celui qui s’en rendrait coupable ; M. Tixier exprimait simplement son opinion : c’était au directeur à voir s’il voulait accepter une si grave responsabilité et même jouer sa tête pour plaire à Serizier. Le malheureux Caullet ne se souciait nullement de recevoir ces barils de poudre ; se sentant soutenu par les greffiers, par tout son personnel, il refusa de laisser décharger les voitures et ne toléra même pas qu’on les fît entrer dans la cour. Il envoya prévenir Ferré et lui demanda ses ordres. Ceux-ci furent péremptoires : le directeur Caullet devait recevoir les munitions, les placer dans les sous-sols de la Santé et faire immédiatement élever des barricades par les fédérés qui gardaient le poste d’entrée afin de défendre l’accès de la prison. Les greffiers se récrièrent de plus belle : Ferré, délégué à la sûreté générale, empiétait sur les attributions de Delescluze, délégué à la guerre ; il ne pouvait sous aucun prétexte changer la destination de la maison : celle-ci était prison et non point poudrière ; le devoir de Caullet était de désobéir à un ordre dont Ferré n’avait certainement pas compris la portée. Cette fois encore Caullet se laissa convaincre et prescrivit à l’officier fédéré d’avoir à s’éloigner avec son dangereux chargement. L’officier n’était point satisfait, mais tout en grommelant il reprit la tête de son convoi et le conduisit à la manufacture des Gobelins.

Le même jour, à onze heures du matin, une estafette arriva en toute hâte et remit à Caullet une dépêche ; timbre rouge, comité de sûreté générale. Caullet pâlit en lisant : Paris, le 22 mai 1871. Le directeur de la prison de la Santé a l’ordre de faire fusiller les gendarmes, sergens de ville et a gens secrets bonapartistes qui sont détenus en cette prison, si les insurgés versaillais ont l’audace de l’attaquer et de vouloir la prendre. Le délégué, TH. FERRE. — Il donna reçu, puis sans mot dire tendit la dépêche à M. Laloë. — Que ferez-vous ? demanda celui-ci. — Sans répondre, Caullet leva les épaules. Alors les trois greffiers, MM. Laloë, Peretti, Tixier, l’entourèrent et lui dirent tout ce que des hommes droits, honnêtes, tout ce que des gens de bien peuvent imaginer pour éloigner un pareil forfait. L’âme de Caullet flottait entre le désir, la volonté de sauver les otages et la crainte que lui inspirait celui qui avait signé l’ordre du massacre. Pour le décider, on insinua doucement que les troupes françaises étaient dans Paris, que c’était folie de croire que les fédérés pourraient leur résister, que la justice serait implacable pour les prévaricateurs, que, lui, il n’avait que des peccadilles à se reprocher, qu’il ne devait à aucun prix se fermer toute voie de salut, et que du reste M. Claude, prévenu de son bon vouloir pour les otages, sachant qu’il lui devrait la vie, saurait le défendre et au besoin le protéger. Il n’en fallait pas tant pour convaincre un homme déjà convaincu, et Caullet jura : « Il ne tombera pas un cheveu de leur tête ! » Le brigadier Adam fut prévenu par un des greffiers et dit ce mot profond : « Pourvu qu’il ne boive pas trop ! »

Les greffiers et les surveillans ne doutaient pas de la résolution sincère de Caullet, mais ils connaissaient sa faiblesse ; ils convinrent entre eux de le garder pour ainsi dire à vue et de ne jamais le laisser seul avec les envoyés de la préfecture de police ou du IXe secteur. Il n’y avait pas une heure que l’ordre de Ferré avait été reçu, lorsque le commandant Cayols arriva de la part de Serizier. Brusquement il dit à Caullet, que l’on avait retenu à causer dans le greffe : « Peut-on compter sur ton personnel ? — Oui, il est dévoué. — As-tu reçu l’ordre de fusiller tous les mouchards que tu as en otages ? — Oui. — Quand leur feras-tu casser la tête ? — Un greffier intervint et répondit : — L’ordre est éventuel, nous ferons le nécessaire. » Cayols fut satisfait et s’éloigna ; avant de partir, il dit à Caullet : « Veux-tu que je t’envoie des hommes ? — Caullet riposta fort tranquillement : — Ah ! c’est bien inutile ; la compagnie qui est de service à la porte d’entrée me fournira plus d’hommes qu’il ne m’en faut. » Lorsque Cayols fut parti, Caullet, répondant à sa pensée intime, dit à haute voix : « Non ! non ! on ne les fusillera pas ici ; si on veut les fusiller, on les emmènera dans une autre prison. J’ai été soldat, je ne suis pas un misérable ; non, je ne les laisserai pas fusiller. » Il était fort animé ; sa résolution de sauver les otages était prise et ne vacilla plus.

Sans savoir exactement ce qui se passait, les otages étaient dans l’inquiétude ; ils sentaient instinctivement que le dénoûment approchait ; quel serait-il ? Si souvent on les avait menacés de les mettre à mort, qu’ils s’y attendaient et se préparaient à faire bonne figure devant les assassins. La journée cependant ne fut plus troublée ; nul ordre nouveau, nulle visite nouvelle ne vint activer les angoisses de tout le personnel, décidé à sauver les détenus et ne sachant pas encore s’il y parviendrait. Les événemens extérieurs, qui devaient avoir une influence décisive sur le sort de la Santé, étaient ignorés par ceux-là même auxquels il importait tant de les connaître. Personne dans la prison ne se doutait alors que deux points stratégiques d’où pouvait dépendre le salut étaient déjà au pouvoir de notre armée. L’aile gauche avait hardiment poussé sa marche en avant sous les ordres du général de Cissey ; à cinq heures du soir, elle enlève la gare Montparnasse, d’où elle pourra se diriger vers le Panthéon ; un peu plus tard, elle chasse les fédérés de la route d’Orléans et prend l’énorme barricade appuyée à l’église Saint-Pierre, ce qui lui ouvre le chemin de la Butte-aux-Cailles, que le fédéré Wrobleski arme d’une formidable artillerie. Si cette dernière position n’avait été défendue avec fureur par les fédérés, qui un moment ressaisirent l’offensive, toute la rive gauche eût appartenu à l’armée dans la journée du 23.

À la Santé, le directeur et les greffiers croyaient fermement en être quittes avec les tentatives de massacre : ils avaient tort ; la dernière et la plus énergique allait se produire à onze heures du soir. Le chef de la 13e légion, Serizier, accompagné de Millière, et d’un inconnu vêtu en officier d’artillerie, entra au greffe et demanda si les otages étaient exécutés. Caullet, simplement et avec une grande fermeté, répondit : — Non. — Serizier se mit en colère. Caullet lui dit : — Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous. — Serizier était un homme d’une violence extraordinaire. Ce corroyeur, fort capable d’une bonne action, comme nous l’avons constaté lors de l’arrestation du général Chanzy, avait des momens où « il voyait rouge ; » sa brutalité naturelle, surexcitée par l’abus de l’alcool, en faisait alors un homme très dangereux. Il s’empara du livre d’écrou, le feuilleta au hasard comme un furieux en criant : — Combien y a-t-il d’otages ici ? — On ne lui répondit pas ; en réalité, il y en avait 147. Il vociférait : — Il faut les tuer tous et les employés aussi, ce sont des Versaillais. — L’officier d’artillerie lui disait en souriant : — Fais-les descendre, et tu verras comme je sais travailler. — Serizier se mit alors à écrire une liste de noms divisés en trois catégories : gendarmes, curés, agens secrets, à fusiller. Millière, debout, regardait Serizier s’agiter et ne disait rien. Qu’aurait-il pu dire ? qu’est-ce que ce lettré faisait avec cette brute ? Les implacables nécessités des insurrections les avaient réunis côte à côte dans la même œuvre impitoyablement bête, et si à cette minute, loin du combat qui enfièvre, de la défaite qui exaspère, Minière a compris le rôle auquel il se condamnait, il a dû en rabattre de l’orgueil insensé dont il était dominé. Mieux que tout autre, il devait comprendre combien sa conduite était inexcusable, car il savait par sa propre expérience que tout homme de courage et de persévérance se fait sa place dans notre société tant calomniée par les impuissans. Ses débuts avaient été durs dans la vie. Fils d’un ouvrier tonnelier, il avait jusqu’à vingt ans taillé des douves et cerclé des fûts. La honte de sa condition misérable l’avait saisi ; seul, sans aide, il avait travaillé, s’était fait recevoir licencié, puis docteur en droit ; la politique l’avait adopté et l’avait envoyé à l’assemblée nationale. Au lieu de se donner en exemple, de prêcher le travail, il prêcha la révolte, et de chute en chute il en était arrivé à servir d’acolyte à un meurtrier de bas étage. On a dit que le lendemain, place du Panthéon, il avait fait fusiller une trentaine de fédérés qui refusaient de se battre ; ce fait est-il vrai ? Nous l’ignorons ; mais l’on peut affirmer que celui qui se ravala jusqu’à être le compagnon de Serizier pendant la soirée du 22 mai était capable de tout. Lorsqu’il mourut, il tomba en criant : « Vive l’humanité ! » parole emphatique, trop vague pour n’être pas puérile, et qui prouve simplement la vanité théâtrale de celui qui la prononça.

Cependant Serizier ne s’apaisait pas, et il argumentait contre Caullet, qui lui tenait tête. Le raisonnement de celui-ci était fort simple : « Je dois compte de mes détenus à la préfecture de police, qui me les a confiés, je n’ai pas à obéir à des chefs de légion. J’ai été soldat et je connais la discipline, j’ai reçu des ordres éventuels, je les exécuterai quand le moment déterminé sera venu. » Il ne sortait pas de là. Le pauvre homme n’avait qu’une pensée, gagner du temps, et il en gagnait comme il pouvait. Une lueur traversa l’esprit de Serizier. — Est-ce que tu as gardé ton ancien personnel ? — Oui. — Serizier injuria Caullet, lui dit qu’il avait manqué à tous ses devoirs, car on lui avait prescrit de renvoyer les surveillans. Caullet nia le fait, et une violente discussion s’engagea. Caullet, pour prouver qu’il ne mentait pas, fouillait dans les tiroirs, et enfin, triomphalement, montra un papier : 7 avril 1871. Le citoyen Caullet, directeur de la prison de la Santé, est autorisé à prendre toutes les mesures nécessaires relativement aux employés de son personnel. — Signé : L. CHALAIN. — Approuvé : Raoul RIGAULT. — Imbécile, lui dit Serizier, tu n’as pas compris, il fallait les mettre tous à la porte. — Puis, se tournant vers Millière, il ajouta à voix basse : — Il n’y a pas grand’chose à faire ici, allons-nous-en. — Il emporta la liste qu’il avait dressée, et, montrant le poing à Caullet, il lui cria : — Toi, je te retrouverai ! — Serizier, Millière et l’artilleur se retirèrent. Le brigadier Adam les précéda pour leur ouvrir les portes et pénétra avec eux dans le poste d’entrée. Là, Serizier remit au capitaine commandant la liste des otages, et lui dit : — Vous ferez vous-même fusiller tous ces gens-là ; sinon, je les fusillerai moi-même, et vous avec eux. — Le capitaine prit le papier des mains de Serizier, et répondit : — C’est bien !

Le brigadier Adam ferma la porte sur ces sinistres personnages, qui s’éloignèrent par la rue de la Santé, dans la direction du boulevard Arago ; il attendit quelques instans, puis, s’adressant au chef de poste, il lui demanda : — Est-ce que vous aurez le courage de commettre une pareille infamie ? — Le fait qui se passa alors est singulier. La compagnie qui était au poste d’entrée appartenait à la garde nationale sédentaire, et était composée en majeure partie de petits boutiquiers du faubourg Saint-Jacques, hommes paisibles, faisant leur service sans entrain, alléchés par la solde et ne s’associant point aux mauvais actes de la commune. Le capitaine, déjà d’un certain âge, avait bonne réputation dans son quartier. À la question du brigadier Adam, il baissa la tête comme s’il eût cherché à préciser un souvenir confus ; puis tout à coup, avec un geste prétentieux et une voix de basse-taille, il dit, ou plutôt il modula : — Parmi ces citoyens, je compte des soldats et pas un assassin ! — Il avait été jadis choriste à l’Opéra ; une réminiscence du quatrième acte des Huguenots lui avait dicté sa réponse. Adam courut au greffe. Les greîfiers, CauUet, vinrent en hâte dans le poste ; on félicita le capitaine, on serra la main des fédérés sédentaires, il y eut là un moment d’enthousiasme pour le bien qui fut touchant et repose l’esprit fatigué de tant d’horreurs. Les soldats renchérissaient sur leur chef et criaient : — Non, nous ne sommes pas des assassins ! — On fit rentrer les sentinelles extérieures ; on enleva les cartouches des fusils. Ceux-ci furent formés en faisceaux dans la cour, et de ce moment les gardes nationaux n’y touchèrent plus. Le personnel des surveillans eût pu s’en emparer et résister en cas d’alerte.

Le lendemain, 23 mai, les extrémités de la rue de la Santé étaient fermées par deux barricades que défendaient des fédérés du 176e bataillon. Les soldats du poste ne se mêlèrent point à eux et restèrent à vaguer inutilement, mais inoffensivement, dans les cours et dans le chemin de ronde de la prison. La porte demeura close, nul n’essaya de la franchir. La maison formait une masse silencieuse au milieu de la bataille qui l’entourait de toutes parts. Vers le milieu du jour, les otages, libres dans les couloirs, causaient entre eux, lorsqu’un obus, traversant le toit, éclata avec un bruit formidable. Les batteries de la Butte-aux-Cailles prenaient la Santé pour objectif et tiraient dessus à toute volée. On se gara comme on put, on se rassembla dans les parties de la prison les moins exposées, et l’on se demanda avec inquiétude si, après avoir échappé à une exécution militaire, on n’allait pas périr sous les projectiles de l’insurrection. Le déchirement des toitures par les boulets de canon, les coups de fusil qui roulaient comme un tonnerre continu avaient exaspéré les nerfs de Caullet ; il parut tout à coup, armé d’un revolver qu’il brandissait au-dessus de la tête, en criant : — À moi, tout le personnel ! on massacre nos frères ! En avant ! en avant ! — On le regarda avec surprise, et personne ne bougea. — Vous êtes des lâches si vous ne me suivez pas. — Son allocution ne produisit pas grand effet ; les surveillans haussèrent les épaules et continuèrent leur service. Caullet s’élança hors de la prison et y rentra cinq minutes après tout à fait calmé ; ses velléités belliqueuses n’avaient pas duré longtemps. La nuit fut dure : la Butte-aux-Cailles n’avait point suspendu son feu, et les obus n’épargnaient pas la prison ; on se coucha tout vêtu pour être prêt en cas d’événement.

Le 24, il y eut des interruptions et des reprises de fusillade qui ravivaient et affaiblissaient l’espoir des otages ; les vivres commençaient à manquer. Entre onze heures et midi, tout le vitrage de la maison s’abattit dans les couloirs comme un ouragan de verres cassés. C’était la poudrière du Luxembourg qui venait de sauter. Vers trois heures de l’après-midi, un surveillant qui avait été jeter un coup d’œil dehors vint annoncer que les barricades étaient abandonnées et que la rue de la Santé restait déserte. Les greffiers tinrent rapidement conseil entre eux ; puis on enferma Caullet dans son propre cabinet en lui déclarant qu’on le regardait comme démissionnaire et détenu ; il ne fit aucune résistance et dit seulement : « Je me recommande à M. Claude. » M. Laloë prit la direction de la maison. Un gardien fut placé près de la porte d’entrée, avec ordre de surveiller la rue ; il ne tarda pas à apercevoir quelques hommes et un caporal appartenant au 118e de ligne, il les appela, ils entrèrent ; M. Laloë les prévint que la prison était libre, que les gardes nationaux sédentaires qui l’occupaient n’étaient point à craindre, que le directeur était sous clé et qu’il serait urgent d’envoyer immédiatement dans la maison une force suffisante pour la garder. Le caporal revint bientôt avec une compagnie du 85e commandée par le capitaine La Serre. À quatre heures, M. Claude et Caullet étaient conduits à la gare Montparnasse, au quartier-général de M. de Cissey. M. Claude se fit immédiatement reconnaître à la prévôté et envoya chercher les autres otages, qui, dans la soirée, furent extraits de la prison par un officier d’état-major.

M. Claude avait hâte de partir pour Versailles et d’aller reprendre son service interrompu depuis longtemps. Avant de quitter Caullet, qui était en état d’arrestation, il lui serra la main. L’ex-directeur n’était point rassuré ; en voyant flamber les incendies dans la nuit, il put comprendre que les fédérés faisaient une guerre implacable et craindre de terribles représailles de la part des hommes entre les mains desquels il se trouvait ; il dit à M. Claude : — Pensez à moi et tâchez de me sauver ! — M. Claude le lui promit et n’a pas manqué à sa parole. Caullet fut traduit en cour d’assises le 9 octobre 1871 pour « arrestations et séquestrations arbitraires, immixtions dans des fonctions publiques. » Il s’entendit condamner à cinq ans de réclusion. La loi l’exigeait, et on dut lui donner satisfaction ; mais les témoins avaient à l’unanimité déposé en faveur de ce malheureux. Le recours en grâce fut appuyé par M. le conseiller Demazes, qui avait présidé l’affaire, et cette peine un peu lourde fut commuée en trois années d’emprisonnement. Au cours des débats, une parole fut prononcée qui doit trouver place ici. M. Claude déposant avait dit : — À la prison, j’ai connu la famille de Caullet, sa femme et ses enfans. — Le président lui demanda : — Avez-vous revu cette famille ? — Oui. — Pourquoi ? — Pour acquitter une dette de reconnaissance ; la famille de Caullet est malheureuse, j’ai dû lui porter secours. — Le président se tourna alors vers les jurés et leur dit : — Messieurs, ce témoin est jugé par vous[8] !


IV. — LES DOMINICAINS d’ARCUEIL.

Comment se fait-il que la prison de la Santé ait été épargnée, et que les otages qu’elle contenait n’aient point été passés par les armes ? Ferré a cru que l’on avait exécuté ses ordres, et Serizier était persuadé que la maison avait été incendiée. De la Butte-aux-Cailles, où il avait rejoint son ami Wrobleski, il avait fait diriger sur la prison le feu de toute son artillerie : un obus enflamma un chantier de bois placé auprès de la Santé ; à distance, Serizier s’imagina que celle-ci brûlait, fit changer l’objectif des pièces et sauva ainsi bien malgré lui la maison dont il avait juré la perte. Il n’était point à bout de crimes, et avant que la cause de la commune eût succombé dans l’avenue d’Italie, il put donner ample satisfaction aux instincts de férocité qui le dominaient. Là même où, pendant l’insurrection de 1848, on avait torturé, massacré le général Bréa et le capitaine Mangin, il se chargea de démontrer quels progrès avait faits ce que l’on aime à appeler « l’adoucissement des mœurs. » C’est dans l’avenue d’Italie, no 38, que l’on avait installé la prison disciplinaire relevant du IXe secteur. De cette prison, Serizier avait fait sa geôle particulière, et y enfermait ceux qu’il nommait « ses détenus. » Au dernier jour, il la vida par le massacre.

Serizier avait été un condamné politique de l’empire ; au mois de septembre, il était réfugié en Belgique, il revint promptement et eut quelque importance pendant le siège, ainsi que nous l’avons déjà vu, surtout à la journée du 31 octobre et à celle du 22 janvier. Après le 18 mars, nommé secrétaire de Léo Meillet, puis délégué de la commune à la mairie du XIIIe arrondissement, chef de la 13e légion le 1er  mai, il commandait douze bataillons qui se battirent très vaillamment à Issy, à Châtillon, aux Hautes-Bruyères. Mais parmi ces bataillons il en est un qu’il choyait par-dessus les autres, sorte de bataillon personnel, composé d’amis, de compagnons, et qui était le 101e, « le légendaire 101e bataillon, qui fut aux troupes de la commune comme la 32e brigade à l’armée d’Italie », a dit M. Lissagaray dans son Histoire de la commune. Ardent, grand parleur, gros buveur, ouvrier sans courage, vivant d’aumônes extorquées à l’assistance publique, Serizier exerçait une réelle influence sur les gens incultes et violens dont il était entouré. Brutal et hautain, il savait se faire obéir et avait terrifié tout le XIIIe arrondissement, qui tremblait devant lui. Sa haine contre le clergé eût été comique, si elle n’avait produit d’épouvantables catastrophes ; il avait pris plaisir à souiller quelques églises par d’immondes orgies et faisait procéder à la vente à l’encan des objets contenus dans la chapelle Bréa, lorsque l’entrée des troupes françaises à Paris vint l’interrompre. Il fut non-seulement assassin, mais incendiaire ; c’est lui qui fit allumer le feu à la manufacture des Gobelins. C’était un homme de taille moyenne, carré des épaules, l’œil très mobile et inquiet, dédaignant volontiers les soins de propreté, la voix rauque éraillée par l’eau-de-vie, le front bas, la lèvre lourde, le menton fuyant, une tête de bouledogue mâtiné de mandrill. Lorsqu’il était en colère, ce qui lui arrivait souvent, il ne parlait pas, il aboyait.

L’objectif principal de Serizier était l’école d’Albert le Grand, fondée par les dominicains dissidens dans le XIIIe arrondissement, non loin du fort de Bicêtre et de la redoute des Hautes-Bruyères. La maison des dominicains d’Arcueil, comme on l’appelait ordinairement, était là dans un mauvais voisinage, car elle confinait aux postes avancés, où l’insurrection avait organisé de très sérieux ouvrages de résistance. Pendant le siège, l’école avait été convertie en ambulance, et cette destination lui fut conservée sous la commune. Certes les dominicains ne pouvaient aimer ni servir un prétendu gouvernement qui transformait les églises en clubs, interdisait l’exercice du culte et faisait incarcérer les prêtres ; mais, autant par esprit de charité que par intérêt de conservation personnelle, ils recueillaient les fédérés blessés et les soignaient avec dévoûment sans leur demander compte de leurs croyances ou de leur impiété. Ils purent se figurer pendant longtemps qu’ils seraient respectés, que l’on continuerait à utiliser leurs services, et que leur maison serait protégée par la croix de Genève. Jusqu’aux avant-derniers jours de la commune, ils n’eurent guère à supporter que des insultes ; on les appelait vieilles soutanes, marchands de bêtises et autres aménités qu’ils faisaient semblant de ne pas entendre. Dans le quartier, la maison passait pour riche. On parlait volontiers des trésors que l’on y cachait et de l’esprit réactionnaire qui en animait les habitans. Les dominicains laissaient dire, faisaient la sourde oreille, ne se montraient en public que le plus rarement possible, et s’en fiaient à la grâce de Dieu.

Serizier avait établi son quartier général dans le château du marquis de La Place, contigu à l’école d’Albert le Grand ; il était là, entouré de son 101e bataillon. Des fenêtres du salon qu’il occupait, voyant la maison et le jardin des dominicains, il disait à ses amis et surtout à son confident Louis Boin, corroyeur comme lui et surnommé Bobèche : — Tous ces curés-là ne sont bons qu’à être rôtis ! — Bobèche opinait du bonnet : — Oui, répondait-il, ils abrutissent les populations ! — Il est à remarquer que ce lieu commun est incessamment répété par des brutes absolument bêtes et tout à fait ignorantes ; l’alcool leur suffit cependant, et la religion n’y est pour rien ! La prise du fort d’Issy par l’armée française aggrava singulièrement la position déjà fort mauvaise des dominicains. Les fédérés ayant été forcés d’évacuer les défenses complémentaires du fort se replièrent vers Arcueil et Cachan, de sorte que toute la 13e légion vint camper aux environs de l’école. Les pères faisaient contre fortune bon cœur ; mais ils commençaient à comprendre que leur ambulance ne leur servirait pas toujours de sauvegarde.

Le 17 mai, le feu prit dans la toiture du château de La Place ; les dominicains retroussèrent vaillamment leur robe et s’employèrent si bien qu’ils maîtrisèrent vite ce commencement d’incendie. Ils furent mandés auprès de Serizier. S’attendant à être félicités sur leur belle conduite, ils ne furent pas peu surpris de s’entendre traiter de mouchards et de sergens de ville déguisés. Leur étonnement redoubla lorsque Serizier prit la peine de leur expliquer et de leur démontrer qu’ils avaient eux-mêmes mis le feu au toit de son quartier-général, et que cet incendie était un signal donné aux Versaillais. Ils protestèrent, ce qui était parfaitement inutile, et se retirèrent assez troublés, car Serizier leur avait dit : « Nous en finirons bientôt avec tous les calotins, »

Ce fut très probablement ce corroyeur qui provoqua l’ordre d’arrestation de tous les dominicains, dont Léo Meillet, commandant du fort de Bicêtre depuis le 8 mai, reçut communication le 19, Pour accomplir cette périlleuse expédition, il ne fallut pas moins de deux bataillons de fédérés, le 101e dirigé par Serizier, le 120e venant derrière Léo Meillet, accompagné d’un certain Lucipia, qu’il appelait « son juge d’instruction. » Serizier fît quelque stratégie ; il disposa sa troupe de façon à envelopper toutes les dépendances de l’école d’Albert le Grand. La place étant investie, Léo Meillet s’y précipita valeureusement à la tête du 120e bataillon et s’empara sans lutte trop meurtrière du père Gaptier, prieur, qui se promenait dans la cour avec un de ses élèves. On lui ordonna d’appeler immédiatement tous les pères et tous les employés de la maison. Le père Captier dit à l’élève Laperrière de sonner la cloche ; l’enfant obéit. Lucipia, en magistrat avisé, s’aperçut tout de suite que cette sonnerie était encore un signal convenu avec les Versaillais, il se jeta sur l’enfant et lui cria : — Si tu n’étais pas si jeune, je te ferais fusiller. — On réunit tout le personnel dans la cour ; les sœurs de charité et les enfans furent conduits directement à Saint-Lazare ; vingt-trois pères dominicains et deux enfans d’une quinzaine d’années furent entourés par les fédérés et emmenés. Le père Captier, faisant valoir sa qualité de prieur et la responsabilité qui lui incombait, obtint d’apposer les scellés sur les portes extérieures de la maison : on le laissa faire sans difficulté, car on savait que la précaution serait illusoire.

À sept heures du soir, les dominicains, auxquels nul outrage ne fut épargné pendant la route, arrivèrent au fort de Bicêtre. Ils restèrent là, dans le préau, tassés les uns contre les autres comme des moutons effarés, debout sous des averses intermittentes, examinés ainsi que des bêtes curieuses par des gardes nationaux qui venaient les regarder sous le nez. On les fouilla ; il faut croire que l’on mit quelque soin dans cette opération, car on enleva jusqu’à une balle élastique, trouvée dans la poche d’un des enfans. À une heure du matin, on les poussa tous dans une casemate où ils purent s’étendre par terre et appuyer leur tête contre la muraille en pierres meulières. Dès le lendemain matin, le prieur et le père Cotrault, procureur, demandent avec autant d’énergie que de naïveté à être interrogés ; ils veulent savoir pourquoi il sont détenus, enfermés dans une forteresse, traités comme des prisonniers de guerre ; on leur répond : « Ça ne vous regarde pas, » et, lorsqu’ils insistent, on leur chante des couplets si particulièrement grivois qu’ils sont obligés de se boucher les oreilles. Le 21 mai enfin, on conduit le père Captier devant un tribunal composé du seul Lucipia. À toutes les questions qui lui sont adressées, celui-ci répond d’un ton goguenard : « Mais de quoi vous tourmentez-vous ? Vous n’êtes pas accusés ; la justice a des formalités auxquelles nous sommes contraints de nous soumettre ; vous avez vu l’incendie, le prétendu incendie du château de La Place, vous savez parfaitement que c’était un signal destiné aux Versaillais ; nous vous gardons simplement comme témoins, afin que vous puissiez déposer lorsque nous instruirons l’affaire. »

Ces formalités de justice paraissaient étranges aux dominicains, qui ne cessaient de réclamer leur liberté. Léo Meillet se déclarait impuissant à la leur rendre, il disait qu’il n’avait agi qu’en vertu d’ordres supérieurs expédiés par le comité de salut public. On était sans doute fatigué des réclamations que les pères adressaient aux gens qui les gardaient et l’on voulut mater leur résistance, car on les laissa deux jours entiers, le 22 et le 23 mai, sans nourriture. Pendant qu’on les faisait un peu mourir de faim au fond de leur casemate, on procédait dans l’école d’Albert le Grand à ce que les euphémismes de la commune appelaient une perquisition et que tous les honnêtes gens nomment un vol avec effraction. Sur l’ordre donné par Léo Meillet, le 120e bataillon, aidé de 200 hommes empruntés au 160% entre le 24 mai à midi dans la maison des dominicains. Les scellés sont brisés, ce qui était facile ; les portes sont enfoncées, ce qui était naturel ; tous les objets de quelque valeur sont enlevés, ce qui était logique. Il ne fallut pas moins de douze prolonges d’artillerie et de huit voitures réquisitionnées pour emporter les meubles, le linge et le reste ; 15,000 ou 16,000 francs, représentés par des obligations de chemins de fer et constituant toutes les économies de deux domestiques attachés à la maison, furent déclarés « biens nationaux » et passèrent dans des poches où on ne les a jamais retrouvés. Après cette perquisition, l’école devait être incendiée, mais elle fut sauvée par ses caves, qui étaient assez bien garnies ; les fédérés n’eurent garde de ne pas les visiter : ils y burent et y restèrent vautrés les uns à côté des autres. Lorsqu’ils parlèrent de « flamber la cambuse, » un sous-lieutenant appelé Quesnot, qui avait été nommé gardien des scellés, déclara que le fort de Bicêtre se réservait de démolir l’établissement à coups de canon. Ils acceptèrent heureusement ce mensonge pour parole de vérité, et l’école d’Albert le Grand ne fut point brûlée.

Le lendemain Léo Meillet et les officiers commençaient à ne plus se trouver en sûreté au fort de Bicêtre. L’armée approchait, et la situation pouvait devenir périlleuse ; ils résolurent d’évacuer et de se replier sur Paris, où de nombreuses barricades bien munies d’artillerie permettaient de continuer la résistance et où les rues enchevêtrées des quartiers excentriques promettaient une fuite presque assurée. On procéda donc au départ, qui se fit d’une façon un peu précipitée, mais on n’oublia pas le butin recueilli la veille sur l’ennemi dans la maison des dominicains. Toutes les voitures disponibles furent employées à le charrier vers Paris. L’évacuation avait été tellement rapide que l’on abandonna les captifs dans leur casemate ; ils eurent un moment d’espoir et s’imaginèrent que « Versailles » arriverait à temps pour les délivrer. Ils avaient compté sans Serizier, qui pensait à eux et le leur prouva. Un détachement du 185e bataillon vint les chercher et les emmena. Les deux enfans et deux domestiques belges, ayant démontré leur nationalité étrangère, avaient été relaxés ; un père Rousselin, grâce à des habits laïques qu’il avait revêtus avant l’arrestation, put s’évader entre le fort de Bicêtre et le mur d’enceinte. Les otages, tous reconnaissables à leur ample robe noire et blanche, étaient donc au nombre de vingt, lorsqu’ils pénétrèrent dans Paris par la barrière de Fontainebleau.

À travers les huées, les injures, les imprécations de la foule, ils arrivèrent place d’Italie, — que l’on appelait alors la place du général Duval, — à ce vaste rond-point où aboutissent l’avenue d’Italie, l’avenue de Choisy, le boulevard de la Gare et la rue Mouffetard ; on les fit entrer dans la mairie du XIIIe arrondissement. L’armée française, arrêtée pendant toute la journée de la veille par l’artillerie fédérée de la Butte-aux-Cailles qui bat Montrouge, n’a pu franchir les ravins de la Bièvre que dans la matinée du 25 mai ; elle vient d’installer derrière le chemin de fer de Sceaux une batterie dont les projectiles ricochent jusque sur la place d’Italie. La mairie du XIIIe arrondissement n’est plus tenable, on emmène les dominicains, mais pas avant qu’ils aient vu fusiller sous leurs propres yeux un homme accusé de connivence avec les Versaillais. On les conduit presque au pas de course, avenue d’Italie, no 38, à la geôle disciplinaire du secteur ; lorsqu’embarrassés dans les plis de leurs vêtemens ils ne marchaient pas assez vite, on leur donnait des coups de crosse en disant, par allusion à leur costume noir et blanc : « Hue donc, la pie ! » Ils furent écroués dans la prison. Là Serizier les tenait en main ; il était le maître de leur sort. Dès la veille, en prévision de l’événement qu’il avait préparé, voulant avoir dans sa geôle un homme sur le dévoûment duquel il put compter, il y avait nommé comme gardien chef son ami Louis Boin, c’est-à-dire Bobèche. La prison était pleine, elle contenait 97 personnes arrêtées dans le quartier et conservées à la disposition de Serizier, Bobèche, fatigué d’avoir écrit vingt noms et autant de numéros à la suite les uns des autres, avait été boire un « canon » pour reprendre des forces.

En son absence, des fédérés vinrent à la prison disciplinaire demander les dominicains pour aider à faire des barricades. Un gardien nommé Bertrand, qui suppléait Bobèche et qui conservait encore quelque respect pour le caractère religieux, ne put jamais se résoudre à envoyer les prêtres travailler à pareille besogne ; il osa prendre sur lui de mal interpréter l’ordre transmis et de livrer à leur place 14 gardes nationaux, emprisonnés pour irrégularité dans le service. Bobèche ne tarda pas à revenir ; il était furieux contre Bertrand, qu’il accusait de faire verser le sang des patriotes et de ménager celui des curés. Il avait amené avec lui un détachement du 101e bataillon, et il ordonna d’aller immédiatement chercher les calotins. Bertrand refusa d’obéir à une injonction verbale, il voulut dégager sa responsabilité, exigea un ordre écrit et un reçu. Bobèche fut obligé de céder, il écrivit : « Je soussigné délègue comme gardien chef par le colonel Cerisier à la maison disciplinaire de la 13e légion prend sur moi responsabilité d’envoyer, pour travailler aux barricades, d’après les ordres que j’en ai reçus les vingt prisonniers écroués sous les numéros 98 à 116 : BOIN. Paris, 25 mai 1871. » Bertrand alors ouvrit la porte de la geôle, et Bobèche cria : — Allons, vieilles soutanes, levez-vous et arrivez à la barricade. — Les dominicains se présentèrent dans l’avenue, ils aperçurent le détachement du 101e ayant à sa tête Serizier.

Cette fois les dominicains se crurent perdus : ils se trompaient, leur agonie devait se prolonger encore. Le procureur, le père Cotrault, arrivé sur le seuil de la prison, s’arrêta et dit : — Nous n’irons pas plus loin, nous sommes des hommes de paix, notre religion nous défend de verser le sang, nous ne pouvons nous battre, nous n’irons pas à la barricade ; mais nous sommes infirmiers, et jusque sous les balles nous irons chercher vos blessés et nous les soignerons. — On allait probablement passer outre et les forcer à marcher, mais il y eut hésitation dans le détachement des fédérés. Serizier sans doute eut peur de n’être pas suivi ; il dit alors au père Cotrault : — Vous promettez de soigner nos blessés ? — Oui, nous le promettons, répondit le procureur, et du reste vous savez que nous l’avons toujours fait ! — Serizier fit un signe à Bobèche, qui réintégra les dominicains dans la geôle. Ils ne se faisaient plus d’illusion, ils sentaient bien que le moment de répit qu’ils venaient d’obtenir ne serait pas de longue durée ; ils se mirent en prière et se confessèrent les uns les autres.

Peut-être auraient-ils été sauvés, si Serizier n’eût appris des nouvelles qui l’exaspérèrent. Des hommes venant du quartier des Ecoles avaient pu gagner l’avenue d’Italie pour essayer de combattre encore ; ils racontaient que le Panthéon, la grande citadelle de l’insurrection, avait été pris par les Versaillais avant que l’on ait eu le temps de le faire sauter, — que Millière avait été fusillé, et que les troupes françaises occupaient la prison de la Santé. Le cercle qui bientôt allait enfermer les fédérés du XIIIe arrondissement se resserrait de plus en plus ; fallait-il fuir ? fallait-il résister encore ? Bien des gardes nationaux s’esquivèrent. Serizier se démenait et criait : — Il faut tout brûler ! — Il entra chez un marchand de vin et but coup sur coup plusieurs verres d’eau-de-vie. Sa nature de loup-cervier, excitée par l’alcool, par la défaite, par la bataille, par la vue du sang qui rougissait les pavés, apparut dans toute sa hideur. — Ah ! c’est comme ça, disait-il en frappant du poing sur le comptoir d’étain ; eh bien ! il faut que tout le monde crève ! — Il se jeta dans l’avenue : — Allons ! allons ! des hommes de bonne volonté pour casser la tête aux curés ! — Quelques fédérés accoururent ; à la tête de la bande, on vit se présenter deux femmes ; l’une d’elles dit à Serizier : — Mets donc mon fusil au cran de repos, j’ai pas la force. — Là, comme dans toutes les tueries de la dernière heure, les femmes donnèrent l’exemple. Pendant ces tièdes journées de mai, au renouveau, la femme, — la femelle, — exerça sur les mâles une influence extraordinaire. Vêtue du court jupon dégageant les jambes, le petit képi ou le bonnet hongrois campé sur l’oreille, serrée dans la veste ajustée qui la faisait valoir, elle se promenait hardiment au milieu des combattans comme une promesse, comme une récompense ; échauffée par cette vie anormale, se rappelant les actrices qu’elle avait vues galoper au cirque sur des chevaux empanachés, flore de son uniforme, de son fusil, elle surpassa l’homme en bravades extravagantes, lui fit honte de ne pas savoir assez bien tuer et l’entraîna à d’épouvantables crimes dont son tempérament nerveux la rendait peut-être irresponsable : énergie factice et morbide qui se brisait parfois tout à coup ; celles qui avaient été les plus violentes, les plus intrépides, qui derrière les barricades avaient fait des prodiges de courage, lorsqu’elles se voyaient face à face avec un de nos soldats armé, se laissaient tomber et, les mains jointes, criaient : « Ne me tue pas ! »

Serizier félicita les deux « héroïnes, » ramassa ses fédérés, les étagea le long de l’avenue d’Italie auprès de la prison disciplinaire, fit venir son ami Bobèche et causa quelque temps avec lui. Il était alors environ quatre heures, tout l’horizon occidental de Paris disparaissait derrière la fumée des incendies, partout la canonnade était si brutale que la terre tremblait ; la ville entière n’était qu’un horrible champ de bataille. — Y êtes-vous ? — s’écria Serizier. Une des femmes armées, placée à ses côtés, répondit : — Oui, pas un n’échappera ! — Le groupe de ces assassins faisait face à la porte de la maison disciplinaire. Bobèche, qui tenait à la main son fils âgé de six ans, — il faut commencer l’éducation des enfans de bonne heure, — pénétra dans la geôle et, ouvrant la porte de la chambrée, il cria avec un gros blasphème : — Allons ! les calotins, arrivez, et sauvez-vous, il n’est que temps. — Les dominicains se levèrent ; un d’eux, se tournant vers les autres détenus, leur dit : — Priez pour nous ! — Ils s’assemblèrent près de l’issue donnant sur l’avenue d’Italie. Bobèche sortit sur le trottoir, ayant toujours son fils auprès de lui ; il s’adressa aux pères de Saint-Dominique et leur cria : — Sortez l’un après l’autre ! — Le premier qui s’avança fut le père Cotrault ; il n’avait pas fait trois pas qu’il était frappé d’une balle ; il leva les bras vers le ciel, dit : — Est-il possible ? — et tomba. Le père Captier se tourna vers ses compagnons, et d’une voix très douce, mais très ferme : — Allons, mes enfans ! pour le bon Dieu ! — Tous à la suite s’élancèrent en courant à travers la fusillade. Une des femmes, la plus jeune, une petite blonde assez jolie, s’était jetée au milieu de la chaussée, au risque de recevoir des coups de fusil ; elle chargeait et déchargeait son chassepot, criant : — Ah ! les lâches, ils se sauvent ! — Ce ne fut pas une boucherie, ce fut une chasse. Le pauvre gibier humain se hâtait, se cachait derrière les arbres, courait le long des maisons : aux fenêtres, des femmes applaudissaient ; sur les trottoirs, des hommes montraient le poing à ces malheureux ; tout le monde riait. Quelques-uns des plus alertes, plus favorisés du sort que les autres, purent se précipiter dans les rues latérales et échapper à la fusillade. Douze dominicains furent abattus presque devant la chapelle Bréa ; un d’eux, secoué par un mouvement spasmodique, agita la tête, Serizier cria : — Tirez, mais tirez donc, ce gueux-là grouille encore ! — On se hâta de lui obéir ; le cadavre reçut trente et un coups de fusil.

Serizier était content, mais non pas satisfait. Il ordonna à ses hommes, à ses fédérés du 101e de l’attendre, car la besogne n’était pas finie. Il rentra dans la geôle, prit lui-même le livre d’écrou et se mit en devoir de faire l’appel de ceux qu’il voulait tuer ; mais il tenait à ne pas les assassiner sans y mettre les formes. En imitation de ce qu’il avait déjà vu faire et « pour se conformer aux lois, » il déclara qu’on allait installer une cour martiale, se nomma naturellement président et prit pour assesseur, pour accusateur public, un certain Terna, qui avait fait fonction de surveillant adjoint à la prison disciplinaire du IXe secteur. Un vieux lieutenant nommé Busquant allait et venait d’un air indifférent, sortant de la geôle, y rentrant, paraissant surveiller ce qui se passait à l’extérieur et échangeant parfois un coup d’œil avec Serizier. Au moment où, ayant dressé une liste de détenus, Serizier ordonnait à Bobèche d’extraire un prisonnier désigné, Busquant entra précipitamment, se pencha vers lui, et lui dit quelques paroles à voix basse. Le colonel de la 13e légion lâcha les paperasses qu’il tenait en mains, fit un bond, traversa l’avenue, se jeta dans une des maisons qui communiquent avec l’avenue de Choisy et disparut. Le lieutenant Busquant lui avait annoncé que les troupes françaises arrivaient par l’avenue d’Italie et que la cavalerie du général Du Barrail montrait déjà ses têtes de colonne. La position était à la fois tournée et cernée ; Serizier le comprit et s’esquiva. Lorsque les troupes du 113e de ligne arrivèrent, elles ne purent que ramasser les cadavres des dominicains affreusement mutilés !

Serizier se doutait du sort qui lui était réservé et il mit tout en œuvre pour s’y soustraire. Peut-être y serait-il parvenu s’il n’avait tué que d’inoffensifs religieux ; mais il avait commis d’autres meurtres, et l’un de ceux-ci fut cause de sa perte. Dans des circonstances qui ne doivent pas appartenir à ce récit, il avait fait fusiller un garde national qu’il accusait, comme toujours, de connivence avec Versailles. Ce fédéré, qui avait été très sommairement exécuté, était marié, et sa femme l’aimait tendrement. Elle n’oublia pas celui qui l’avait rendu veuve, et se jura de ne point laisser sans vengeance la mort de son mari. Dès que les troupes françaises eurent occupé toute la portion de Paris située sur la rive gauche de la Seine, elle se mit en campagne discrètement, ne confiant son projet à personne. De tous côtés, autour d’elle, on disait : « Serizier est mort ; il a été fusillé, il a été tué sur une barricade ; » elle n’en croyait rien, la haine est perspicace, et elle n’ajoutait aucune foi à tous les bruits vains ou intéressés que l’on fit courir alors sur la prétendue fin de la plupart des chefs de l’insurrection. Elle commença très prudemment son enquête et acquit bientôt la certitude que dans la soirée du 25 mai Serizier avait été vu place Jeanne-d’Arc, qu’il était fort agité, cherchait à se cacher, se plaignait de porter un uniforme qui le ferait indubitablement reconnaître, qu’enfin, pendant la nuit, il avait été recueilli dans une maison de la rue du Château-des-Rentiers, d’où il était sorti aux premières heures de la matinée du 26 mai, revêtu d’habits bourgeois. Là, elle perdait sa piste.

Elle organisa alors tout un plan d’attaque, car elle était persuadée que Serizier n’avait pas quitté Paris. Elle se dit qu’il était corroyeur, que l’argent qu’il avait dans ses poches au moment de la défaite serait vite épuisé, que la nécessité de gagner sa vie le forcerait à travailler a de son état, » et qu’il essaierait certainement de se perdre au milieu d’un atelier. Il existe à Paris 232 ateliers de corroyeurs ; cela ne découragea pas la femme, qui commença la recherche de Serizier avec une ténacité de Peau-Rouge. Chaque matin et chaque soir, aux heures de l’entrée et de la sortie des ouvriers, elle allait rôder autour des maisons de corroierie dont elle avait relevé le nombre et connaissait l’adresse. C’était la tâche quotidienne qu’elle s’était imposée, elle n’y faillit jamais. Cependant les semaines passaient et les mois aussi ; Serizier restait introuvable. Enfin le 17 octobre, dans une des rues qui avoisinent la halle aux blés, elle aperçut celui qu’elle cherchait. Était-ce bien lui ? Au lieu de n’avoir que les moustaches et la mouche, il portait toute sa barbe ; il paraissait plus petit, comme tassé sur lui-même ; elle ne s’y trompa point cependant, car elle reconnaissait son regard mobile, encore plus inquiet que d’habitude. Le lendemain matin elle revint, elle le vit encore ; le collet de sa veste était relevé, il marchait vite : il n’y avait plus à en douter, c’était bien lui ; dans toute la rue, il n’existait qu’un seul atelier de corroyeur : c’était là qu’il travaillait. Deux heures après, il était arrêté.

Il se laissa faire sans mot dire et fut conduit à la préfecture de police, au poste de la permanence, d’où, après une simple constatation d’identité, il fut expédié au dépôt. Deux agens le conduisaient, il leur dit : — J’en ai assez fait pour avoir la tête lavée avec du plomb, mon affaire est claire. C’est égal, je ne regrette rien. — Il fut en effet condamné à mort le 17 février 1872 par le 6e conseil de guerre. Il adressa à qui de droit un recours en grâce dans lequel il faisait valoir le service que, le 19 mars, il avait rendu au général Chanzy en le protégeant contre la foule ameutée. Le bruit courut dans la région de la place d’Italie qu’il ne serait point exécuté. Il se produisit alors un fait qui est peut-être sans précédens. Les habitans du quartier, qui se rappelaient encore la terreur sous laquelle ils avaient vécu, signèrent une pétition pour demander que nulle commutation de peine ne fût accordée à l’ancien chef de la 13e légion et pour réclamer, comme un exemple et comme une juste expiation, qu’il fût exécuté devant la prison disciplinaire du secteur, sur la place même où il avait présidé au massacre des dominicains. Il est inutile de dire que l’on ne fit pas droit à cette requête étrange ; mais les crimes de Serizier étaient trop abominables pour que la clémence souveraine pût descendre jusqu’à lui. Parmi les 110 individus condamnés à mort après jugement contradictoire par les conseils de guerre, Bobèche et Serizier furent au nombre des 26 à qui nulle grâce ne dut être accordée. Ils furent tous deux fusillés sur le plateau de Satory,


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 1er  mai, du 1er  juin et du 1er  juillet. — En racontant la mort de Raoul Rigault (Revue du 1er  juillet), j’ai involontairement commis une erreur qu’il importe de signaler. Parlant de M. Chrétien, propriétaire de l’hôtel Gay-Lussac, j’ai dit : « Il n’ignorait pas que cet officier était son locataire, Auguste de Varenne, et qu’Auguste de Varenne n’était autre que Raoul Rigault. » À ce sujet, M. Chrétien m’écrit : « R. Rigault, Dacosta et une femme s’étaient fait inscrire tous trois sous le nom de Varenne, et j’affirme que jusqu’au dernier moment, — jusqu’à la mort de Raoul Rigault inclusivement, — j’ai ignoré leur vraie personnalité. » Je m’empresse de donner acte à M. Chrétien de la rectification qu’il a bien voulu m’adresser, — M. D.
  2. M. Edmond Turquet, député, arrêté en même temps que le général Chanzy, fut sauvé par Léo Meillet ; après la défaite de la commune, M. Turquet n’oublia pas le service qui lui avait été rendu ; il donna asile à Léo Meillet et lui procura les moyens de quitter la France.
  3. M. Charles Beslay, qui est un homme d’une bonté rare, n’épargna rien pour faire relaxer les officiers détenus à la Santé ; il s’adressa à diverses autorités du moment, s’il n’obtint pas la liberté des « otages, » il put du moins leur porter ses encouragemens.. Les deux pièces suivantes prouvent que M. Charles Beslay n’épargna pas ses démarches : « Paris, 21 mars 1871. Ordre est donné au citoyen Beslay de se rendre à la prison de la Santé et de communiquer avec le général Chanzy et autres prisonniers qu’il jugera à propos de visiter. En outre, ordre est donné d’élargir le citoyen Gaudin de Villaine, arrêté depuis le 18 mars. — Signé : E. DUVAL. » — « Ministère de l’intérieur, cabinet du ministre ; 22 mars 1871 : Le citoyen Charles Beslay est délégué afin de veiller à ce que les généraux prisonniers soient mis, tant sous le rapport de la surveillance que du traitement, en état de satisfaire à la fois la prudence nécessaire et la générosité populaire. — Signé Ed. VAILLANT. »
  4. Je lis dans un rapport écrit, dès la fin de mai 1871, par M. Lefébure : « Mon personnel qui, en partie, était disposé à me suivre quand j’ai quitté la Santé, mais qui est resté parce que j’ai exprimé l’avis que son maintien pourrait être utile, s’est admirablement conduit pendant tout le temps qu’a duré le règne de la commune. » Parmi les employés qui se sont le plus distingués, M. Lefébure cite, après les trois greffiers, le brigadier Adam, le sous-brigadier Luzeau, les surveillans Laherèrre, Finck, Croccichia, Santoni, Danielli, Baudon et Carette. Il n’est que juste que le nom de ces braves gens soit prononcé devant le public.
  5. « 25 mars 1871 : Ordre de mettre en liberté et de partir immédiatement au citoyen Ducauzé de Nazelles. — Signé : le général E. DUVAL. »
  6. M. L’amiral Saisset a dit que, dans l’acte de délivrance du général Chanzy, l’intervention de MM. Cremer et Aronssohn n’avait point été désintéressée. C’est là un incident dont nous avons cru devoir ne point parler, car aucun des documens qui ont passé sous nos yeux ne se rapporte aux faits très graves relatés dans la déposition de l’amiral Saisset (Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars., tome II, p. 311 à 319).
  7. « Ordre au directeur de la prison de la Santé d’admettre les quatre délégués du comité central du XIIIe arrondissement pour exercer une surveillance spéciale sur les deux généraux et autres officiers enfermés dans ladite maison, et de n’entraver en rien leur surveillance, faute de quoi il aurait à répondre devant le comité de la garde nationale. » — Pas de signature, pas de date, mais le timbre : État-major de la garde nationale. XIIIe arrondissement.
  8. Le chef du service de la sûreté pendant la commune fut Philippe-Auguste Cattelain, dessinateur de mérite, qui exerça sa fonction avec une douceur remarquable, et, plus d’une fois, profita de sa situation pour sauver des innocens ou des persécutés. Arrêté et enfermé à Mazas, il raconte une entrevue qu’il eut avec M. Claude dans des termes que nous reproduisons, car ils font l’éloge des deux personnages. « Hier, écrit Cattelain, M. Claude est venu me voir, m’apportant des consolations, des espérances et de l’argent ; décidément, il y a encore quelques hommes de cœur sur terre. Cet homme qui, pendant que je tenais son emploi, gémissait dans une autre prison et n’a échappé à la mort que par miracle, n’a pas une goutte de fiel. Que ne l’ai-je connu plus tôt ! je ne me serais pas rebuté de demander sa grâce, et, par un de ces efforts d’énergie dont j’ai donné quelques preuves pendant l’insurrection, j’aurais mis un honnête homme de plus en liberté. »