Les Principes fondamentaux de la géométrie/6

Traduction par Léonce Laugel.
Gauthier-Villars, imprimeur-libraire (p. 86-94).


CHAPITRE VI.

LE THÉORÈME DE PASCAL.




§ 31.

Deux théorèmes sur la possibilité de démontrer le théorème de Pascal.


L’on sait que le théorème de Desargues (théorème XXXII) peut être démontre au moyen des axiomes I, II, III, c’est-à-dire en faisant essentiellement usage des axiomes spatiaux ; dans le § 23, j’ai démontré qu’il est impossible de démontrer ce théorème sans invoquer les axiomes spatiaux du groupe I et sans les axiomes de la congruence IV, quand bien même l’on ferait usage de l’axiome d’Archimède.

Dans le § 14 nous avons déduit le théorème de Pascal (théorème XXI) et par conséquent aussi, conformément au § 22, celui de Desargues, des axiomes I, 1, 2 ; II-IV, c’est-à-dire en excluant les axiomes spatiaux et en s’appuyant essentiellement sur les axiomes de la congruence. Il se présente donc la question suivante : Le théorème de Pascal peut-il être démontré sans invoquer les axiomes de la congruence ? Notre étude va nous montrer qu’à ce point de vue le théorème de Pascal se comporte d’une manière tout autre que le théorème de Desargues. En effet, l’adoption ou le rejet de l’axiome d’Archimède dans la démonstration du théorème de Pascal est la pierre de touche de l’exactitude de cette proposition. Nous réunirons les résultats essentiels de nos recherches dans les deux théorèmes suivants :

Théorème XXXVI. — Le théorème de Pascal (théorème XXI) peut être démontré en se basant sur les axiomes I, II, III, V, c’est-à-dire en laissant de côté les axiomes de la congruence, et en invoquant l’axiome d’Archimède.

Théorème XXXVII. — Le théorème de Pascal (théorème XXI) est impossible à démontrer en se basant sur les axiomes I, II, III, c’est-à-dire en laissant de côté non seulement les axiomes de la congfuence mais encore celui d’Archimède.

Dans l’énoncé de ces deux théorèmes, l’on peut, en vertu du théorème XXXV, remplacer les axiomes spatiaux I, 3-7 par la condition planaire que le théorème de Desargues (théorème XXXII) soit vérifié.


§ 32.

La loi commutative de la multiplication dans un système numérique archimédien.


Les démonstrations des théorèmes XXXVI et XXXVII reposent essentiellement sur certaines relations mutuelles relatives aux règles de calcul et aux propositions fondamentales de l’Arithmétique et qui d’ailleurs, en elles-mêmes, présentent un grand intérêt. Énonçons d’abord les deux propositions suivantes

Théorème XXXVIII. — Dans un système numérique archimédien la loi commutative de la multiplication est une conséquence nécessaire des autres règles de calcul ; c’est-à-dire qu’un système numérique possédant les propriétés 1-11, 13-17 énumérées au § 13, il s’ensuit nécessairement que ce système vérifie aussi la formule 12.

Démonstration. — Remarquons d’abord ceci : Si l’on désigne par a un nombre quelconque du système numérique et par


un nombre entier rationnel positif, a et n vérifieront toujours la loi commutative de la multiplication. En effet

et

Supposons maintenant que, contrairement à notre affirmation, a, b soient deux nombres du système numérique pour lesquels la loi commutative de la multiplication ne soit pas vérité. Nous pouvons alors, comme il est facile de le voir, supposer que l’on ait

.

En vertu de la condition 6 du § 13 il existe un nombre c, (> 0), tel que

.


Choisissons enfin un nombre d qui satisfasse en même temps aux inégalités

,


et désignons par m et n deux nombres entiers rationnels, (≥), tels que l’on ait respectivement

et

L’existence de tels nombres m, n est une conséquence immédiate du théorème d’Archimède (théorème XVII du § 13). En se reportant à la remarque faite au début de la démonstration actuelle, nous tirons des dernières inégalités, en les multipliant l’une par l’autre,

,
,


et en retranchant l’une de l’autre ces dernières

.

Or

,


et, par suite,

.


C’est-à-dire

,


ou, puisque d < c,

.


Cette inégalité est en contradiction avec la détermination du nombre c et, par suite, le théorème XXXVIII est démontré.


§ 33.

La loi commutative de la multiplication dans un système numérique non archimédien.


Théorème XXXIX. — Dans un système numérique non archimédien la loi commutative de la multiplication n’est pas une conséquence nécessaire des autres règles de calcul ; c’est-à-dire qu’il existe un système de nombres qui possède les propriétés 1-11, 12-16, énumérées au § 13, système numérique de Desargues d’après le § 28, où la loi commutative de la multiplication (12) n’est pas vérifiée.

Démonstration. — Soit t un paramètre et T une expression quelconque comprenant un nombre de termes, fini ou infini, de la forme

,


ou désignent des nombres rationnel quelconques et où n est un nombre entier rationnel quelconque . Soit enfin s un autre paramètre et S une expression quelconque, comprenant un nombre de termes fini ou infini, de la forme

,


ou désignent des expressions quelconques de la forme T et où m est un nombre entier rationnel quelconque . Nous regarderons l’ensemble de toutes les expressions de la forme S comme un système numérique complexe où nous conviendrons des règles de calcul suivantes : L’on opérera sur s et t comme sur des paramètres d’après les régies 7-11 du § 13, tandis qu’au lieu de la règle 12 l’on appliquera toujours la formule

(1) ts = 2st.

Soient maintenant S' et S" deux expressions quelconques de la forme S :

,
,

L’on peut évidemment en les réunissant former une nouvelle expression S'+ S", ayant aussi la forme S et qui est aussi déterminée d’une manière univoque. Cette expression S'+ S" sera dite la somme des nombres représentes par S' et S".

En multipliant terme à terme les deux expressions S’, S" nous obtiendrons en premier lieu une expression de la forme

Cette expression, en employant la formule (1), devient évidemment une expression de la forme S, déterminée d’une manière univoque ; on la nommera le produit du nombre représente par S’ par le nombre représenté par S".

Ces règles de calcul une fois posées, l’exactitude des règles 1-5 du § 13 devient évidente. Il n’est pas non plus difficile de vérifier l’exactitude de l’énoncé 6 du § 13. A cet effet, soient

,
,


deux expressions données de la forme S et supposons que, conformément à nos conventions, le premier coefficient dans soit différent de zéro. En comparant les mêmes puissances de s dans les deux membres d’une équation

(2) ,


l’on trouve d’abord comme exposant un nombre entier m' déterminé d’une manière univoque ; puis une succession d’expressions

,


telles que l’expression


vérifié l’équation (2) quand on emploie la formule (1) ; la démonstration demandée est ainsi effectuée.

Finalement, pour rendre possible la distribution des nombres de notre système numérique , nous adopterons les conventions suivantes : Un nombre du système sera dit ou selon que, dans l’expression qui le représente, le premier coefficient de est ou .

Si l’on assigne deux nombres quelconques et du système numérique complexe, l’on dira que ou selon que l’on a respectivement ou .

Il est clair qu’en adoptant ces conventions les régies 13-16 du § 13 sont vérifiées, c’est-à-dire que est un système numérique de Desargues (comparer le § 28).

L’énoncé 12 du § 13, comme le montre l’équation (1), n'est pas vérifie dans notre système numérique complexe , et l’on voit ainsi que le théorème XXIX est parfaitement exact.

Conformément au théorème XXXVIII, le théorème d’Archimède (théorème XVII du § 13) n’est pas vérifie dans le système numérique que nous venons de construire.

Nous devons encore faire ressortir ce fait que le système numérique ), de même que les systèmes numériques et employés au § 9 et au § 12, renferme seulement un ensemble dénombrable de nombres.


§ 34.

Démonstration des deux théorèmes relatifs au théorème de Pascal (Géométrie non pascalienne).


Lorsque dans une Géométrie de l’espace les axiomes I, II, III sont tous vérifiés, il en est de même du théorème de Desargues (théorème XXXII) et, par suite, il est possible, conformément au Chapitre V, § 24 à § 26, d’introduire dans cette Géométrie un calcul segmentaire où les énoncés 1-11, 13.16 du § 13 sont également vérifiés. Maintenant, si nous admettons encore dans notre Géométrie l’axiome V d’Archimède, il est évident que le théorème d’Archimède (théorème XVII du § 13) aura lieu dans le calcul segmentaire en question et que, par suite, la loi commutative de la multiplication aura également lieu en vertu du théorème XXXVIII. Mais comme la définition du produit de deux segments dont il est ici question et qui a été introduite au § 24 (fig. 40) coïncide avec la définition du § 15 (fig. 21). la loi commutative de la multiplication de deux segments n’est pas autre chose que le théorème de Pascal. On reconnaît ainsi l’exactitude du théorème XXXVI.

Pour démontrer le théorème XXXVII, considérons le système numérique de Desargues introduit au § 33 et construisons & l’aide de ce système, de la manière décrite au § 29, une Géométrie de l’espace, ou les axiomes I, II, III sont tous vérifiés. Mais le théorème de Pascal ne sera pas vérifie dans cette Géométrie, car la loi commutative de la multiplication n’a pas lieu dans le système numérique de Desargues . La Géométrie « non pascalienne » ainsi édifiée est nécessairement, aussi, en vertu du théorème XXXVI démontré a l’instant, une Géométrie « non archimédienne ».

Il est évident qu’en adoptant les hypothèses que nous avons faites, on ne peut pas non plus démontrer le théorème de Pascal, quand on regarde la Géométrie de l’espace comme étant une partie d’une Géométrie à un nombre quelconque de dimensions, où à côté des points, droites et plans se présentent encore d’autres éléments linéaires pour lesquels il y a un système correspondant d’axiomes d’association et de distribution joint a l’axiome des parallèles.


§ 35.

De la démonstration d’un théorème quelconque relatif à des points d’intersection au moyen des théorèmes de Pascal et de Desargues.


Toute proposition relative à des points d’intersection dans le plan a nécessairement la forme suivante : On choisit d’abord un système de points et de droites arbitraires satisfaisant respectivement à la condition que certains points soient sur certaines droites. Quand on construit alors de la manière connue les droites de jonction et les points d’intersection, on finit par obtenir un système de trois droites dont le théorème nous dit qu’elles se rencontrent en un même point.

Supposons maintenant qu’on donne une Géométrie plane où les axiomes I, 1-2, II-V soient tous vérifiés ; nous pouvons alors, d’après le Chapitre III, § 17, au moyen de deux axes rectangulaires, faire correspondre à tout point un couple de nombres , et a toute droite un rapport de trois nombres . Ici sont tous des nombres réels, et n’étant pas tous deux nuls, et la condition qui exprime qu’un point est sur une droite


est une équation au sens habituel de ce mot. Réciproquement, désignant des nombres du domaine algébrique construit au § 9 et et n’étant pas tous deux nuls, nous pouvons certainement admettre que le couple de nombres et le triple de nombres fournissent respectivement un point et une droite de la Géométrie assignée.

Si, pour tous les points et droites qui se présentent dans un théorème planaire quelconque relatif à des points d’intersection, on introduit les couples et tes triples de nombres en question, ce théorème énoncera qu’une certaine expression , dépendant rationnellement de certains paramètres et dont les coefficients sont réels, s’évanouira toujours, pourvu qu’au lieu de ces paramètres, nous introduisions des nombres quelconques du domaine considéré au § 9. Nous en concluons que l’expression en vertu des règles de calcul 7-12 du § 13, doit aussi s’évanouir identiquement.

Le théorème de Desargues étant, conformément au § 22, vérifié dans la Géométrie assignée, nous pouvons certainement faire usage du calcul segmentaire introduit au § 24, et comme le théorème de Pascal y est également vérifié, la loi commutative de la multiplication l’est aussi, en sorte que dans ce calcul segmentaire les règles de calcul 7-12 du § 13 sont toutes vérifiées.

Si nous prenons comme axes dans ce nouveau calcul segmentaire les axes employés ci-dessus, en choisissant d’une manière convenable les points unités E et E’, nous voyons que le nouveau calcul segmentaire n’est autre que le calcul au moyen de coordonnées employé auparavant.

Pour démontrer que, dans le nouveau calcul segmentaire, l’expression

s’évanouit identiquement, il suffit d’appliquer les théorèmes de Desargues et de Pascal et l’on reconnaît que :

Toute proposition relative à des points d’intersection dans la Géométrie assignée doit toujours nécessairement se présenter au moyen de points et droites auxiliaires comme une combinaison des théorèmes de Desargues et de Pascal. Par conséquent, pour démontrer l’exactitude d’un théorème relatif à des points d’intersection, nous n’avons pas besoin d’invoquer les théorèmes de congruence.