Les Principes de la connaissance humaine/II

Traduction par Charles Renouvier.
Texte établi par André Lalande, Georges BeaulavonArmand Collin (p. 38-64).



II. — RÉPONSES AUX OBJECTIONS

34. Avant d’aller plus loin il faut que nous nous occupions de répondre aux objections qui doivent probablement se présenter contre les principes que nous avons établis jusqu’ici. En m’acquittant de cette tâche, si je semble trop prolixe à des lecteurs de vive intelligence, je les prie de m’excuser ; car tous les hommes ne saisissent pas avec une égale facilité les choses de cette nature, et je voudrais être compris de tous.

Premièrement, donc, on objectera que suivant les principes précédents, tout ce qu’il y a de réel et de substantiel dans la nature se trouve banni du monde, et remplacé par un système chimérique d’idées. Toutes les choses qui existent n’existent que dans l’esprit, c’est-à-dire sont du genre des pures notions. Que deviennent ainsi le soleil, la lune et les étoiles ? Que devons-nous penser des maisons, des rivières, des montagnes, des arbres, des pierres, et quoi ! de nos propres corps ? Sont-ce donc là autant de chimères et d’illusions, œuvre de la fantaisie ? À tout cela et à tout ce qu’on peut objecter de la même sorte, je réponds que les principes ci-dessus ne nous dépossèdent d’aucune chose au monde. Tout ce que nous voyons, entendons, sentons, et tout ce que nous concevons ou comprenons de façon quelconque, demeure aussi sûr que jamais, est aussi réel que jamais. Il existe une rerum natura ; la distinction entre les réalités et les chimères conserve toute sa force. C’est ce qui résulte évidemment des §§ 29, 30 et 33, où nous avons montré ce que signifient ces mots : choses réelles, par opposition aux chimères ou idées de notre propre composition. Elles n’en existent pas moins dans l’esprit, les unes et les autres, et, en ce sens, elles sont toutes pareillement des idées.

35. Je ne raisonne contre l’existence d’aucune chose que nous puissions saisir par les sens ou par la réflexion. Que les choses que je vois avec mes yeux et que je touche avec mes mains existent, qu’elles existent réellement, je ne le mets pas le moins du monde en question. L’unique chose dont je nie l’existence est celle que les philosophes appellent Matière ou substance corporelle. Et en cela je ne fais aucun tort au reste des hommes, qui, j’ose l’assurer, ne s’apercevront jamais qu’elle leur manque. Il est vrai que l’athée n’aura plus le prétexte du nom vide qui lui sert à soutenir son impiété ; et les philosophes pourront trouver qu’ils ont perdu là un grand sujet de disputes frivoles. [Mais c’est l’unique dommage que je puis voir qui en résulterait.]

36. Si quelqu’un pense que cette doctrine porte atteinte à l’existence ou à la réalité des choses, il est très loin de comprendre ce qui a été expliqué ci-dessus dans les termes les plus nets que je puisse imaginer. Prenons un résumé de ce que j’ai dit : — Il existe des substances spirituelles, des esprits ou âmes humaines, qui veulent ou excitent en elles à leur gré des idées ; mais ces idées sont faibles et variables au regard de certaines autres, perçues par les sens, lesquelles, étant imprimées conformément à certaines règles ou lois de la nature, proclament elles-mêmes les effets d’un esprit (mind) plus puissant et plus sage que les esprits (spirits) des hommes. Ces dernières sont dites avoir en elles plus de réalité que les premières ; par quoi l’on entend qu’elles nous affectent plus vivement, sont plus régulières et distinctes, et ne sont pas des fictions de l’esprit qui les perçoit. En ce sens, le soleil que je vois pendant le jour est le soleil réel, et celui que j’imagine la nuit est l’idée de l’autre. Suivant le sens donné ici à la réalité, il est évident qu’un végétal, un minéral, une étoile, et généralement toute partie du système du monde est aussi bien un être réel dans nos principes que selon quelques principes que ce soit. Si d’autres entendent par ce mot réalité quelque autre chose que moi, je les prie de regarder dans leurs propres pensées et d’examiner.

37. On insistera : à tout le moins il est vrai, dira-t-on, que vous supprimez les substances corporelles. À ceci je réponds que, si ce mot substance est pris dans sa signification vulgaire, à savoir pour une combinaison de qualités sensibles, telles qu’étendue, solidité, poids, et autres semblables, on ne saurait m’en imputer la suppression. Mais s’il s’agit du sens philosophique, c’est-à-dire du support des accidents ou qualités hors de l’esprit, je reconnais que je le supprime ; si toutefois on peut dire qu’on supprime ce qui n’a jamais eu d’existence, même dans l’imagination.

38. Mais après tout, direz-vous, ne sont-ce pas des mots qui sonnent d’une façon choquante : dire que nous mangeons ou buvons des idées et que nous nous habillons avec des idées ? Je l’avoue ; mais c’est que le mot idée ne s’emploie pas dans le langage ordinaire pour désigner les différentes combinaisons de qualités sensibles qu’on appelle des choses ; et il est certain que toute expression qui s’écarte du parler habituel et familier à tous paraîtra choquante et ridicule. Mais ceci ne regarde point la vérité de la proposition. En d’autres termes, celle-ci revient simplement à dire que nous sommes nourris et habillés avec ces choses que nous percevons immédiatement par nos sens. La consistance dure ou molle, la couleur, la saveur, la chaleur, la figure et autres semblables qualités qui forment par leurs combinaisons les différentes sortes de comestibles et de vêtements, on a fait voir qu’elles existent seulement dans l’esprit qui les perçoit ; et c’est là tout ce qu’on veut dire en les appelant des idées : un mot qui, s’il était employé ordinairement pour choses, ne sonnerait pas d’une façon plus choquante et ridicule que l’autre. Je ne dispute pas de la propriété de l’expression, mais de sa vérité. Si donc vous tombez d’accord avec moi, que nous mangeons, buvons et nous habillons avec les objets immédiats des sens, lesquels ne peuvent exister non perçus ou hors de l’esprit, je vous accorderai volontiers qu’il est plus convenable et plus conforme à l’usage de les appeler des choses que de les appeler des idées.

39. Si l’on me demande pourquoi je me sers du mot idée, au lieu de parler de choses, selon la coutume, je répondrai que j’ai pour cela deux raisons. La première, c’est que le terme de chose, par opposition à celui d’idée, est généralement pris pour désigner ce qui existerait hors de l’esprit ; et la seconde, que la signification de ce terme idée est moins compréhensive que celle de chose : les choses comprenant, non seulement les idées, mais encore les esprits (spirits), ou choses pensantes. Les objets des sens n’existent que dans l’esprit et sont dénués d’action et de pensée, et je leur donne de préférence le nom d’idées pour marquer en eux cette propriété.

40. Mais quelque explication qu’on puisse donner, il se trouvera peut-être encore quelqu’un pour répliquer qu’il veut plutôt croire au témoignage de ses sens, et qu’il n’admettra jamais que des arguments, si plausibles soient-ils, prévalent contre leur certitude. Qu’il en soit donc ainsi. Affirmez l’évidence des sens aussi haut qu’il vous plaira. Je suis prêt à en faire autant. Ce que je vois, ce que j’entends, ce que je sens existe ; c’est-à-dire que je le perçois, et je n’en doute pas plus que de ma propre existence. Mais je ne vois point comment le témoignage des sens peut être allégué en preuve de l’existence de quelque chose qui n’est pas perçu par les sens. Je n’ai nul désir de porter qui que ce soit au scepticisme et de le faire douter de ses sens. Au contraire, j’accorde aux sens toute la force et toute la certitude imaginables, et il n’y a pas de principes plus opposés au scepticisme que ceux que j’ai établis. On le verra clairement dans la suite.

41. Secondement, on objectera que la différence est grande entre le feu réel, par exemple, et l’idée du feu, entre rêver ou imaginer qu’on se brûle, et se brûler effectivement. [Si vous soupçonnez que ce n’est que l’idée du feu, ce que vous voyez, portez-y la main, et vous trouverez un témoignage convaincant.] On peut attaquer nos doctrines par des arguments de ce genre. Ils ont tous évidemment leur réfutation dans ce qui a déjà été dit. J’ajouterai seulement ici que si le feu réel diffère beaucoup de l’idée du feu, la douleur réelle qu’il occasionne est aussi très différente de l’idée de cette même douleur, et cependant personne ne prétendra que la douleur réelle existe, ou qu’il soit possible qu’elle existe en une chose non percevante, ou hors de l’esprit ; pas plus que ne fait son idée.

42. Troisièmement, on objectera que nous voyons effectivement les choses hors de nous, à distance, et qu’elles ne peuvent par conséquent exister dans l’esprit, attendu qu’il est absurde que des choses que nous voyons à quelques milles de distance soient aussi près de nous que nos propres pensées. En réponse à ceci, je désire qu’on remarque qu’en rêve nous percevons des choses à de grandes distances de nous, et que pourtant nous reconnaissons tous bien que ces choses existent dans l’esprit seulement.

43. Mais pour l’éclaircissement de ce point, il est bon de considérer la manière dont nous percevons par la vue la distance et les choses placées à distance. Car il est vrai que nous voyons extérieurement et l’espace et les corps existants en réalité dans l’espace, les uns plus près, les autres plus loin, et cela semble en quelque façon contradictoire avec ce que nous avons dit, qu’ils n’existent nulle part en dehors de l’esprit. C’est l’examen de cette difficulté qui a donné lieu à mon Essai sur une théorie nouvelle de la vision, publié il n’y a pas longtemps. J’ai montré là que la distance ou extériorité n’est point perçue immédiatement d’elle-même par la vue ; que nous ne la saisissons pas, que nous n’en jugeons pas par des lignes ou des angles, ou par quoi que ce soit qui ait une connexion nécessaire avec elle ; mais qu’elle est uniquement suggérée à nos pensées par de certaines idées visibles, par des sensations qui accompagnent la vision, et qui, de leur nature, n’ont aucune espèce de similitude ou de relation ni avec la distance, ni avec les choses placées à distance. Ces sensations deviennent pour celles-ci des signes et moyens de suggestion vis-à-vis de nous, grâce à une connexion dont nous sommes instruits par l’expérience. C’est de cette même manière que les mots d’une langue suggèrent les idées qu’ils sont pris pour représenter. Si bien qu’un aveugle-né à qui la vue est rendue ne saurait tout d’abord penser que les choses qu’il voit sont hors de son esprit ou situées à distance de lui. Voyez le § 41 du traité sus-mentionné.

44. Les idées de la vue et du toucher forment des espèces entièrement distinctes et hétérogènes. Celles-ci ont celles-là pour marques et pronostics. Que les objets propres de la vue n’existent pas hors des esprits et ne sont pas des images de choses externes, nous l’avons montré dans ce même traité (de la vision) ; seulement nous supposions alors qu’il en était tout autrement des objets tangibles : non pas que nous regardassions l’erreur vulgaire comme nécessaire pour la démonstration de notre thèse, mais parce qu’il n’était pas de notre sujet de l’examiner et de la réfuter dans un discours sur la Vision. Ainsi, en stricte vérité, les idées du genre de la vue, quand nous saisissons par leur moyen la distance et les choses placées à distance, ne marquent pas pour nous et ne nous suggèrent pas des choses effectivement existantes à distance, mais seulement nous apprennent quelles idées du genre du toucher seront imprimées en nos esprits, à tels et tels intervalles de temps, et en conséquence de telles et telles actions. Il résulte de ce que nous avons dit ci-dessus, ainsi que dans les §§ 147 et autres de l’Essai sur la vision, que les idées visibles sont le langage dont se sert l’Esprit qui gouverne, et de qui nous dépendons, pour nous informer des idées tangibles qu’il est dans le cas d’imprimer en nous selon que nous exciterions dans nos corps un mouvement ou un autre. Mais pour plus ample information sur ce point, je m’en réfère à l’Essai.

45. Quatrièmement, on objectera qu’il s’ensuit des principes précédents que les choses sont annihilées à tout moment, et puis créées à nouveau. Les objets des sens n’existent qu’autant qu’ils sont perçus ; ainsi des arbres n’existeraient dans un jardin, des chaises dans un salon, que pendant qu’il y a quelqu’un pour les percevoir. Je n’ai qu’à fermer les yeux : aussitôt tout le mobilier de cette chambre est réduit à rien, et sitôt que je les ouvre ils sont créés tout de nouveau. En réponse à tout cela je prie le lecteur de revenir aux §§ 3, 4, etc., et de bien examiner s’il peut donner un sens quelconque à l’existence réelle d’une idée, distincte du fait qu’elle est perçue. Pour moi, après la plus exacte recherche qu’il me soit possible de faire, je me trouve incapable de découvrir ce que cela peut signifier, et je supplie encore une fois qu’on veuille bien sonder ses propres pensées et ne point se laisser imposer par des mots. Si quelqu’un parvient à concevoir la possibilité que ses idées ou que leurs archétypes existent sans être perçus, je veux bien me rendre ; mais, s’il ne peut y arriver, il avouera qu’il n’est pas raisonnable de sa part de se porter défenseur d’il ne sait quoi, et de m’accuser, moi, d’absurdité sur ce que je n’admets pas ces propositions qui n’ont au fond aucune signification.

46. Il ne sera pas mal d’observer à quel point les principes reçus en philosophie sont sujets à se voir imputer les mêmes absurdités prétendues. On regarde comme étrangement absurde que, de ce que je clos mes paupières, tous les objets autour de moi soient réduits à rien ; et pourtant n’est-ce pas là ce que les philosophes reconnaissent communément, quand, de tous côtés, ils accordent que la lumière et les couleurs, qui seules sont les propres et immédiats objets de la vue, sont de pures sensations dont l’existence ne se prolonge pas au delà de la perception ? De plus, il peut bien paraître incroyable à quelqu’un que les choses soient en état de création à tout moment ; cependant c’est une doctrine communément enseignée dans les écoles. Les philosophes de l’École, tout en admettant l’existence de la Matière, dont suivant eux toute la fabrique du monde est formée, ne laissent pas d’être d’opinion qu’elle ne peut subsister en dehors de l’acte de Dieu qui la conserve ; et ils présentent cette conservation comme une création continuelle.

47. Au reste, il suffit d’y penser un peu, pour s’apercevoir que, même alors que nous concéderions l’existence de la Matière, ou substance corporelle, il ne s’ensuit pas moins des principes généralement admis maintenant que les corps particuliers, de quelque espèce qu’ils soient, n’existent pas, que pas un d’entre eux n’existe, pendant qu’ils ne sont point perçus. Il résulte, en effet, des §§ 11 et suivants que la Matière dont les philosophes sont partisans est un quelque chose d’incompréhensible qui ne possède aucune des qualités par lesquelles se distinguent les uns des autres les corps qui tombent sous nos sens. Et pour rendre ceci plus évident, il faut remarquer que l’infinie divisibilité de la Matière est universellement accordée aujourd’hui, ou l’est du moins par les philosophes les plus suivis et les plus considérables, qui, se fondant sur les principes reçus, la démontrent irréfragablement. Il suit de là qu’il y a dans chaque petite particule de Matière un nombre infini de parties qui ne sont pas perçues par les sens. Si donc un corps paraît être d’une grandeur finie, ou n’exhibe pour les sens qu’un nombre fini de parties, la raison n’en est point qu’il n’en a pas davantage, puisqu’il en renferme au contraire un nombre infini ; mais c’est que les sens ne sont pas assez perçants pour les discerner. En proportion de ce qu’on ajoute à l’acuité des sens, ils perçoivent dans l’objet un plus grand nombre de parties, c’est-à-dire que l’objet paraît plus grand, que sa figure varie, que les parties situées à ses extrémités, et auparavant inaperçues, apparaissent maintenant et le circonscrivent par des lignes et des angles très différents de ceux que percevait un sens plus obtus. Et à la fin, après divers changements de volume et de forme, si le sens devient infiniment perçant, le corps devra paraître infini. Durant tout ceci, il n’y a pas d’altération dans le corps, mais seulement dans le sens. Tout corps, considéré en lui-même, est donc infiniment étendu, et n’a en conséquence ni forme, ni figure. D’où il suit qu’encore que nous voulussions accorder qu’il n’y a rien de si certain que l’existence de la Matière, il est certain en même temps, (et les matérialistes sont forcés d’en convenir, par leurs propres principes), que ni les corps particuliers perçus par les sens, ni aucune chose qui leur ressemble n’existent hors de l’esprit. La Matière, dis-je, et chaque particule de la Matière sont, suivant eux, infinis et sans forme ; et c’est l’esprit qui construit toute la variété des corps qui composent le monde visible ; et aucun d’entre eux n’existe pendant plus de temps qu’il n’est perçu.

48. Mais, après tout, si nous l’examinons, l’objection proposée dans le § 45 ne saurait être poussée raisonnablement contre les principes que nous avons exposés, ni faire ressortir le moins du monde un vice de notre doctrine. Il est bien vrai que nous tenons les objets des sens pour n’être rien autre que des idées, lesquelles ne peuvent exister non perçues, mais nous pouvons n’en point conclure qu’elles n’ont d’existence que pendant que nous les percevons, puisqu’il peut y avoir un autre esprit (spirit) qui les perçoit, alors que nous ne les percevons pas. Quand nous disons que les corps n’existent pas hors de l’esprit, il ne faut pas qu’on l’entende de tel ou tel esprit particulier, mais de tous les esprits quelconques. Il ne s’ensuit donc pas de nos principes que les corps sont annihilés ou créés à tout moment et n’ont aucune existence durant les intervalles où nous ne les percevons pas.

49. Cinquièmement, on pourra objecter que si l’étendue et la figure existent dans l’esprit seulement, il en résulte que l’esprit est étendu et figuré, puisque l’étendue est un mode ou attribut qui (pour parler comme l’École) est un prédicat du sujet dans lequel il existe. Je réponds : ces qualités sont dans l’esprit en tant seulement qu’elles sont perçues par lui. En d’autres termes, elles n’y sont pas en manière de mode ou d’attribut, mais seulement en manière d’idée. Il ne s’ensuit donc pas, de ce que l’étendue existe en lui seul, que l’esprit est étendu, que l’âme est étendue ; pas plus qu’il ne faut qu’il soit rouge ou bleu par la raison que ces couleurs existent en lui et nulle part ailleurs, ainsi que tout le monde le reconnaît. Quant à ce que les philosophes disent du sujet et du mode, cela semble sans fondement et inintelligible. Par exemple, dans cette proposition : Un dé est dur, étendu et cubique, ils entendront que le mot désigne un sujet, ou substance, distinct de la dureté, de l’étendue, et de la figure qui en sont des prédicats et qui existent en lui. Mais je ne puis comprendre cela : pour moi, un dé semble n’être nullement distinct de ces choses qu’on nomme ses modes ou accidents. Dire qu’un dé est dur, étendu et cubique, ce n’est point attribuer ces qualités à un sujet qui en est distinct et qui les supporte ; c’est seulement une explication de la signification du mot .

50. Sixièmement, on dira que beaucoup de choses ont été expliquées par la matière et le mouvement, et que nier ceux-ci, c’est renoncer à toute la philosophie corpusculaire et saper les fondements de ces principes mécaniques qui ont été employés avec tant de succès à l’explication des phénomènes. Bref, tout ce qui a été obtenu de progrès dans l’étude de la nature, grâce aux philosophes anciens ou modernes, procède de la supposition de l’existence réelle de la substance corporelle, ou Matière. À cela je réponds qu’il n’y a pas un seul phénomène expliqué dans cette supposition qui ne puisse l’être aussi bien sans elle, ainsi qu’on le ferait aisément voir par une induction des cas particuliers. Expliquer les phénomènes, ou montrer pourquoi dans telles ou telles occasions nous sommes affectés de telles et telles idées, c’est tout un. Mais comment la Matière opérerait-elle sur un esprit (on a spirit), ou produirait-elle en lui une certaine idée ? C’est ce qu’aucun philosophe n’a la prétention d’expliquer ; il est donc évident qu’il n’y a pas d’usage à faire de la Matière en philosophie naturelle. En outre, ceux qui s’occupent de ces questions ne tirent pas leurs explications de la substance corporelle, mais bien de la figure, du mouvement et autres qualités, qui ne sont au vrai que de pures idées et ne peuvent par conséquent être causes d’aucune chose, ainsi qu’on l’a montré (§ 25).

51. Septièmement, on demande, d’après cela, s’il ne paraît pas absurde de supprimer les causes naturelles et d’attribuer toute chose à l’opération immédiate des esprits (spirits). Devons-nous, en vertu de tels principes, au lieu de dire que le feu chauffe, ou que l’eau refroidit, parler d’un Esprit (Spirit) qui chauffe, et ainsi de suite ? Ne rira-t-on pas à bon droit de l’homme qui tiendra ce langage ? — Sans doute, répondrai-je, en pareille matière il faut « penser comme ceux qui savent et parler comme le vulgaire ». Ceux qui, par démonstration, ont acquis la conviction de la vérité du système de Copernic, ne laissent pas de dire que le soleil se lève, qu’il se couche, qu’il passe au méridien, et, s’ils affectaient un autre style dans la conversation, ils se rendraient incontestablement très ridicules. Si l’on veut bien réfléchir un peu à cette remarque, on verra manifestement que le commun langage n’a à redouter ni trouble ni changement en conséquence de l’admission de nos doctrines.

52. Dans les affaires ordinaires de la vie, il faut conserver les manières de parler reçues, tant qu’elles éveillent en nous les sentiments convenables ou les dispositions à agir qui sont requises pour notre bien-être, quelque fausses qu’elles puissent être, si on les prend en un sens strict et spéculatif. Il en est même ainsi inévitablement : car la propriété des termes étant réglée par la coutume, le langage est accommodé aux opinions reçues, qui ne sont pas toujours les plus vraies. C’est ce qui fait qu’il est impossible, même dans les raisonnements philosophiques les plus rigoureux, de modifier le génie et les tendances de la langue en laquelle on s’exprime, de manière à ne jamais donner prise à la chicane de ceux qui cherchent des difficultés ou des contradictions. Un bon et sincère lecteur jugera du sens d’après l’intention de l’auteur et l’ensemble lié du discours, et accordera de l’indulgence à ces façons inexactes de parler que l’usage a rendues inévitables.

53. Quant à l’opinion qu’il n’existe pas de causes corporelles, elle a été anciennement soutenue par certains scolastiques, et elle l’est depuis peu par des philosophes modernes : par ceux qui, tout en accordant l’existence de la Matière, entendent que Dieu seul soit la cause efficiente immédiate de toutes choses[1]. Ces personnes ont reconnu que, parmi tous les objets des sens, il n’en est point qui renferme pouvoir et activité, et qu’il en est par conséquent de même des corps quelconques qu’elles supposent exister hors de l’esprit, à la ressemblance des objets immédiats des sens. On suppose donc une multitude innombrable d’êtres créés que l’on reconnaît incapables de produire un effet quel qu’il soit dans la nature, et qui se trouveraient ainsi donnés sans utilité et sans but, puisque Dieu aurait pu aussi bien faire toutes choses sans eux. Dussions-nous accorder que cela est possible, la supposition n’en serait pas moins parfaitement inconcevable et extravagante.

54. Huitièmement, quelques-uns peuvent regarder l’accord et le consentement universel des hommes comme un argument invincible en faveur de la Matière et de l’existence des choses externes. Devons-nous supposer que le monde entier se trompe ? Et s’il en est ainsi, quelle cause assigner à une erreur à ce point répandue et prédominante ? En premier lieu, je réponds qu’à y bien regarder, on ne trouvera peut-être pas tant de gens qu’on l’imagine qui croient réellement à l’existence de la Matière ou des choses hors de l’esprit. Croire ce qui implique contradiction, ou ce qui n’enferme aucun sens, c’est chose, à strictement parler, impossible. Et quant à savoir si tel n’est pas le cas pour les expressions ci-dessus, je m’en rapporte à l’examen impartial du lecteur. En un sens, il est vrai, on peut dire que les hommes croient que la Matière existe ; c’est-à-dire qu’ils agissent comme si la cause immédiate de leurs sensations, qui à tous moments les affecte et leur est si bien présentée, était quelque être insensible et non pensant. Mais qu’ils aient la compréhension nette d’une signification marquée par ces paroles et s’en forment une opinion spéculative définie, voilà ce que je ne saurais concevoir. Ce n’est pas le seul cas où les hommes s’en imposent à eux-mêmes en s’imaginant qu’ils croient à des propositions fréquemment énoncées devant eux, quoiqu’elles n’aient au fond aucune signification.

55. Mais en second lieu, quand même nous accorderions que jamais notion n’a été si universellement et solidement établie, ce ne serait qu’un faible argument en faveur de sa vérité, pour qui songe aux innombrables préjugés, aux opinions fausses qui ont été embrassées partout avec une extrême ténacité par la partie de l’humanité la moins capable de réflexion (et de beaucoup la plus nombreuse). Il fut un temps où les antipodes et le mouvement de la Terre passaient pour des absurdités monstrueuses, au jugement même des savants ; et si nous considérons la faible proportion des gens instruits au reste des hommes, nous trouverons que ces vérités n’ont pas encore pris un grand pied dans le monde.

56. Mais on nous demande d’assigner la cause de ce préjugé, d’expliquer comment il se fait qu’il règne dans le monde. À ceci je réponds que les hommes savent qu’ils perçoivent des idées dont ils ne sont point les auteurs, attendu qu’elles ne sont pas excitées en eux du dedans et ne dépendent pas de l’opération de leur volonté. C’est cela qui leur fait croire que ces idées ou objets de perception ont une existence indépendante de l’esprit et hors de l’esprit, sans songer un instant que ces mots impliquent contradiction. Viennent les philosophes, qui voient parfaitement que les objets immédiats de la perception n’existent pas hors de l’esprit ; ils corrigent donc, jusqu’à un certain point, la méprise du vulgaire, mais c’est pour tomber aussitôt dans une autre non moins absurde. Ils prétendent qu’il y a de certains objets réellement existants hors de l’esprit, ou qui subsistent, distincts de leur qualité d’être perçus, desquels nos idées ne sont que des images ou ressemblances qu’ils impriment dans l’esprit. Et cette doctrine des philosophes doit son origine à la même cause que la première. Ils ont, en effet, conscience de n’être pas les auteurs de leurs sensations, ils les connaissent évidemment comme imprimées du dehors, et devant dès lors avoir quelque cause distincte des esprits dans lesquels elles sont imprimées.

57. Mais pourquoi supposent-ils que les idées sensibles sont excitées en nous par des choses dont elles sont les images, et ne préfèrent-ils recourir à l’Esprit (to Spirit) qui seul peut agir ? On peut s’expliquer cela, premièrement, par la raison qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’il y a contradiction, tant à supposer des choses semblables à nos idées et existantes au dehors, qu’à leur attribuer pouvoir et activité. En second lieu, l’Esprit suprême qui excite ces idées dans nos esprits n’est pas désigné et circonscrit, pour notre vue, par une certaine collection finie d’idées sensibles, comme les agents humains le sont par un volume, un arrangement de parties, des membres, des mouvements. Et, en troisième lieu, ses opérations sont uniformes et régulières. Quand le cours de la nature est interrompu par un miracle, les hommes sont prêts à reconnaître la présence d’un agent supérieur. Mais quand nous voyons les choses aller leur cours ordinaire, elles n’éveillent en nous aucune réflexion. Leur harmonie, leur enchaînement sont bien des arguments à l’appui de la très grande sagesse, puissance et bonté de leur créateur, mais la constance d’un spectacle qui nous est familier fait que nous ne pensons point à y voir des effets immédiats de l’action d’un Libre Esprit ; d’autant plus que l’inconséquence et la variabilité dans les actes, encore qu’elles dénotent l’imperfection, sont des marques de liberté.

58. Neuvièmement[2], on objectera que la doctrine que je soutiens est inconciliable avec différentes vérités solidement établies en philosophie et en mathématiques. Par exemple, le mouvement de la terre est universellement admis par les astronomes, comme une vérité fondée sur les raisons les plus claires et les plus convaincantes. Mais, selon les principes ci-dessus, il ne peut y avoir rien de tel. Car le mouvement n’étant qu’une idée, il s’ensuit que s’il n’est pas perçu, il n’existe pas. Or, le mouvement de la terre n’est pas perçu par les sens. Je réponds que la théorie du mouvement de la terre, quand on la comprend correctement, s’accorde avec les principes que nous avons établis. En effet, la question de savoir si la terre se meut ou non ne revient, en réalité, qu’à ceci : il s’agit de savoir si les observations qui ont été faites par les astronomes nous donnent une suffisante raison de conclure que, au cas où nous serions placés dans telles et telles circonstances, où nous nous trouverions dans telle position, à telle distance à la fois du soleil et de la terre, nous percevrions celle-ci comme en mouvement dans le chœur des planètes et avec une apparence de tous points semblable à l’apparence d’une planète. Or c’est ce qu’on déduit avec raison des phénomènes observés, en se fondant sur des lois établies de la nature qu’on n’a nulle raison de mettre en doute.

59. D’après l’expérience que nous avons acquise de l’enchaînement et de la succession des idées dans nos esprits, nous faisons souvent, je ne dirai pas des conjectures incertaines, mais des prédictions très sûres et bien fondées concernant les idées dont nous viendrons à être affectés en conséquence d’une suite d’actions très prolongée. Nous sommes ainsi capables de porter un jugement exact sur ce qui nous apparaîtrait en supposant que nous fussions placés dans des circonstances très différentes de celles dans lesquelles nous nous trouvons actuellement. C’est en cela que consiste la connaissance de la nature ; et l’usage que nous en faisons demeure, ainsi que sa certitude, en parfait accord avec ce qui a été dit. On étendra sans peine cette explication à tout ce qui pourra se présenter d’objections du même genre, et qui se tireraient, par exemple, de la grandeur des étoiles, ou autres découvertes dans l’astronomie et dans la nature.

60. Dixièmement, on demandera à quoi servent la curieuse organisation des plantes, et le mécanisme vital dans les parties des animaux ; les végétaux ne pourraient-ils croître et produire leurs feuilles et leurs fleurs, les animaux accomplir tous leurs mouvements, sans toute cette variété des parties internes si ingénieusement imaginées et composées ? Puisque ce sont là des idées, et qu’il n’y a rien en elles qui soit doué de pouvoir et capable d’opérer, elles n’ont pas non plus de connexion nécessaire avec les effets qu’on leur rapporte. S’il existe un Esprit qui produit chaque effet immédiatement par un fiat ou acte de sa volonté, nous devons regarder tout ce qu’il y a de délicat, tout ce qui est œuvre d’art dans les œuvres, soit de l’homme, soit de la nature, comme fait en vain. Suivant cette doctrine, encore bien qu’un ouvrier ait construit le ressort, les roues, tout le mouvement d’une montre, et qu’il ait ajusté les pièces ensemble de la manière qu’il sait propre à produire les mouvements voulus, il doit penser que tout ce travail est sans objet, et qu’il y a une Intelligence qui dirige l’aiguille et lui fait marquer l’heure. Si c’est ainsi, pourquoi l’Intelligence n’exécute-t-elle pas la chose sans qu’il ait à se donner la peine de composer et d’ajuster le mécanisme ? Pourquoi une boîte vide ne ferait-elle pas l’affaire aussi bien qu’une autre ? Et d’où vient que, s’il se rencontre un défaut dans la marche de la montre, il correspond toujours à quelque désordre qu’on découvrira dans les pièces, en sorte que si une main habile y remédie, tout recommencera à bien aller ? On peut en dire autant de toute l’œuvre d’horlogerie de la nature, qui est en grande partie si merveilleusement fine et subtile qu’il est à peine possible d’y pénétrer avec le meilleur microscope. Bref, on demandera comment, d’après nos principes, on peut donner une explication tolérable, assigner une cause finale quelconque de cette multitude innombrable de corps et de machines, construits avec un art consommé, auxquels la philosophie commune attribue des emplois parfaitement adaptés, et dont elle se sert pour rendre raison d’une quantité de phénomènes.

61. À tout cela je réponds : 1o  que s’il y avait certaines difficultés relatives à l’administration de la Providence et à l’usage assigné par elle aux différentes parties de la nature, difficultés que je ne pusse résoudre au moyen des principes ci-dessus, l’objection qu’on tirerait de là serait pourtant de peu de poids contre la vérité et la certitude de choses qui peuvent être établies a priori avec la plus haute évidence et la rigueur d’une démonstration ; — 2o  que les principes reçus ne sont pas non plus exempts de pareilles difficultés : on peut toujours demander pour quelle fin Dieu aurait choisi ces méthodes compliquées et détournées de faire par instruments et machines ce qu’Il eût pu faire aussi bien, nul n’en disconviendra, sans tout cet appareil, et par un simple commandement de Sa volonté. Il y a plus : si nous y regardons de près, nous verrons que l’objection peut se rétorquer avec plus de force contre ceux qui admettent l’existence de ces machines hors de l’esprit. Nous avons prouvé (§ 25) que la solidité, la masse, la figure, le mouvement, etc., ne renferment nulle activité ou efficacité par où ils puissent produire des effets dans la nature. Quand, donc, on suppose leur existence (mettons qu’elle soit possible) durant qu’ils ne sont pas perçus, on la suppose sans aucune utilité ; car l’unique emploi qu’on leur assigne, en tant qu’ils existent non perçus, est de produire ces effets percevables qui ne sauraient véritablement s’attribuer qu’à l’Esprit.

62. Mais pour serrer de plus près la difficulté, on doit observer que, si la fabrication de tant de parties et d’organes n’est pas absolument nécessaire pour la production d’un effet, elle est nécessaire cependant pour la production des choses en ordre uniforme et constant, conformément aux lois de la nature. Il y a certaines lois générales qui se poursuivent dans le cours entier des effets naturels : les hommes s’en instruisent par l’observation et l’étude de la nature, et les appliquent soit à la construction artificielle des choses utiles à la vie, ou qui l’embellissent, soit à l’explication des divers phénomènes. Cette explication consiste uniquement à montrer la conformité des phénomènes particuliers avec les lois générales de la nature, ou, ce qui revient au même, à découvrir l’uniformité qui règne dans la production des effets naturels. C’est ce que reconnaîtra évidemment quiconque portera son attention sur les différents cas où les philosophes prétendent expliquer les apparences. La grande et manifeste utilité de ces méthodes constantes et régulières, observées par l’Agent suprême en son œuvre de la nature, a été montrée ci-dessus (§31) ; et il n’est pas moins visible que la production de tout effet, si elle n’exige pas de nécessité absolue certaines grandeurs, figures et mouvements, et une disposition de parties, les requiert du moins pour avoir lieu conformément aux lois mécaniques constantes de la nature. Par exemple, on ne saurait nier que Dieu, ou l’Intelligence qui soutient et règle le cours ordinaire des choses, ne puisse, s’il Lui convient de faire un miracle, causer le mouvement des aiguilles sur le cadran d’une montre dont personne n’aurait construit et disposé à l’intérieur le mouvement. Mais s’il veut opérer suivant les règles du mécanisme qui ont été, pour de sages fins, établies et maintenues par Lui dans la création, alors il est nécessaire que les actions par lesquelles un horloger construit et ajuste les pièces de la montre, précèdent la production de l’effet en question ; comme aussi que tout désordre dans ce dernier soit accompagné d’un désordre correspondant qui se perçoit dans les pièces, lequel une fois corrigé, tout recommence à bien aller.

63. Il est vrai qu’il peut être nécessaire, en quelques occasions, que l’Auteur de la nature exerce son pouvoir souverain par la production de quelque apparence en dehors de la série ordinaire des choses. De telles exceptions aux règles générales de la nature sont propres à surprendre les hommes et à les conduire, par la crainte et le respect, à la reconnaissance de l’Être divin. Mais elles doivent ne se produire que dans des cas rares, sans quoi il y aurait toutes raisons pour qu’elles manquassent leur effet. D’ailleurs, il semble que Dieu préfère porter dans notre raison la conviction de ses attributs par la vue des œuvres de la nature, qui nous découvrent tant d’art et d’harmonie, et révèlent si bien la sagesse et la bienfaisance de leur Auteur, plutôt que de nous surprendre et de nous conduire à la croyance de son Être par des événements extraordinaires et surprenants.

64. Pour rendre ce sujet encore plus clair, j’observerai que l’objection rapportée dans le § 60 se réduit en réalité à ceci : les idées ne sont pas produites n’importe comment, au hasard, mais il existe entre elles un certain ordre et une connexion semblable à celle de cause et d’effet. Elles se présentent aussi en différentes combinaisons où paraît beaucoup d’art et de régularité, et qui sont comme autant d’instruments dans la main de la nature. Celle-ci est pour ainsi dire cachée derrière la scène, et produit par une secrète opération ces apparences qu’on voit sur le théâtre du monde, mais que l’œil curieux du philosophe parvient seul à discerner en ce qu’elles sont. Mais puisque une idée ne peut être cause d’une autre idée, à quoi bon cette connexion ? Et puisque ces instruments qui sont de pures perceptions, sans action par elles-mêmes (inefficacious), dans l’esprit, ne servent pas à la production des effets naturels, on demande pourquoi ils ont été faits ? En d’autres termes, quelle raison peut-on assigner pour que Dieu nous fasse découvrir, quand nous examinons avec attention ses ouvrages, une si grande variété d’idées, combinées avec tant d’art et si exactement conformes à une règle ? Il n’est pas croyable[3], en effet, qu’il eût voulu se mettre en frais (si l’on peut ainsi parler) de tout cet art et de toute cette régularité sans nul dessein.

65. À tout ceci, ma réponse est : 1o  Que la connexion des idées n’implique pas la relation de cause à effet, mais seulement de marque ou de signe à chose signifiée. Le feu que je vois n’est point la cause de la douleur que j’éprouve en m’en approchant de trop près, mais bien la marque qui m’en informe d’avance. De même le bruit que j’entends n’est point l’effet de tel mouvement, de telle collision des corps environnants : il n’en est que le signe. 2o  La raison pour laquelle les idées sont disposées en combinaisons artificielles et régulières, en machines, est la même pour laquelle on forme des mots avec des lettres assemblées. Pour qu’un petit nombre d’idées originales puissent être employées à la signification d’un grand nombre d’effets et d’actions, il est nécessaire qu’elles entrent en composition les unes avec les autres, et d’une manière variée. Et si leur usage est destiné à être permanent et universel, ces combinaisons doivent se faire suivant des règles et être inventées savamment. Nous recevons par ce moyen d’abondantes informations touchant ce que nous avons à attendre de telles et telles actions, et touchant la marche à suivre pour exciter telles et telles idées. C’est en effet là tout ce que je conçois qu’on entend clairement, quand on dit que la figure, la contexture et le mécanisme des parties internes des corps, tant naturels qu’artificiels, une fois connues, nous mènent à la connaissance des différents usages et propriétés qui en dépendent, et nous instruisent de la nature de la chose.

66. Il est évident par là que ces mêmes choses qui, si nous les envisageons sous le point de vue de causes coopérant ou concourant à la production des effets, sont entièrement inexplicables et nous jettent en de grandes absurdités, peuvent, au contraire, si nous les prenons uniquement pour des marques ou signes destinés à nous fournir nos informations, s’expliquer très naturellement, et répondent à un usage propre qui leur est assigné, facile à découvrir. Étudier ce langage, si je peux l’appeler ainsi, de l’Auteur de la nature, chercher à s’en donner l’intelligence, tel doit être l’emploi du savant, dans la philosophie naturelle ; et non pas de prétendre expliquer les choses par des causes corporelles, suivant une doctrine qui semble avoir trop éloigné les esprits des hommes de ce principe actif, de ce suprême et sage Esprit « en qui nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes ».

67. Onzièmement, on pourra objecter qu’encore bien qu’il soit clair, d’après ce qui a été dit, qu’il ne saurait exister telle chose qu’une Substance inerte, insensible, étendue, solide, figurée et mobile, donnée hors de l’esprit — en un mot rien de tel que cette matière définie par les philosophes ; — cependant, si on veut retirer de cette idée de matière les idées positives d’étendue, figure, solidité et mouvement, et n’entendre par ce mot qu’une substance inerte et insensible, qui existe hors de l’esprit, ou non perçue, et qui est l’occasion de nos idées, c’est-à-dire en présence de laquelle il a plu à Dieu de les exciter, on ne voit pas pourquoi la Matière, prise en ce sens, ne pourrait pas peut-être exister. Pour répondre à ceci, je dis d’abord qu’il ne semble pas moins absurde de supposer une substance sans accidents que des accidents sans une substance. Mais ensuite, en admettant que nous accordions l’existence possible de cette substance inconnue, où pouvons-nous supposer qu’elle est ? Qu’elle n’existe pas dans l’esprit, c’est convenu ; et qu’elle n’existe pas en un lieu, cela n’est pas moins certain, puisqu’il a été prouvé que tout lieu et toute étendue n’existent que dans l’esprit. Il faut conclure de là qu’elle n’existe absolument nulle part.

68. Examinons un peu la définition qui nous est donnée ici de la matière. Elle n’agit pas, ne perçoit pas et n’est pas perçue ; car c’est là tout ce qu’on veut dire en l’appelant une substance inconnue, insensible et inerte. Mais cette définition est entièrement formée de termes négatifs, à la réserve de cette notion relative de support, ou être dessous. On doit dès lors observer qu’elle ne supporte rien du tout, et je prie que l’on considère à quel point cela revient à la définition d’une non entité. Mais, dites-vous, c’est l’occasion inconnue en présence de laquelle les idées sont excitées en nous par la volonté de Dieu. Mais je voudrais bien savoir comment pourrait nous être présent quelque chose qui ne serait percevable ni par les sens ni par la réflexion, ni capable de produire aucune idée dans nos esprits, et qui avec cela n’aurait ni forme ni étendue et n’existerait en aucun lieu. Les mots : être présent, expliqués de la sorte, doivent nécessairement se prendre en quelque sens abstrait et étrange que je ne suis pas capable de comprendre.

69. Examinons en outre ce qu’on entend par occasion. Autant que je puis en juger d’après l’usage commun du langage, ce mot signifie ou l’agent qui produit un effet, ou quelque autre chose qu’on voit l’accompagner ou le précéder dans le cours ordinaire des choses. Mais quand on l’applique à la Matière, définie comme ci-dessus, on ne peut lui prêter ni l’un ni l’autre sens, puisque la Matière étant réputée passive et inerte, ne peut point être un agent ou cause efficiente, et étant impercevable, comme dénuée de toutes qualités sensibles, ne peut pas davantage être l’occasion de nos perceptions, de la manière, par exemple, qu’on dit que la brûlure d’un doigt occasionne la douleur dont cet accident est accompagné. Que peut-on vouloir dire quand on appelle la matière une occasion ? Il faut que ce terme n’ait aucun sens, ou qu’il en ait un bien différent de la signification reçue.

70. Vous direz peut-être que la Matière, quoique nous ne la percevions point, est néanmoins perçue par Dieu, à qui elle est une occasion d’exciter les idées dans nos esprits. Car, dites-vous, la manière ordonnée et constante dont nous observons que nos sensations nous sont imprimées doit nous porter raisonnablement à supposer qu’il y a des occasions constantes et régulières de leur production. C’est-à-dire qu’il existerait certaines parties distinctes et permanentes de matière, qui correspondraient à nos idées, et qui, sans les exciter en nos esprits, ni nous affecter immédiatement en quoi que ce fût, puisqu’elles seraient entièrement passives et impercevables pour nous, seraient néanmoins, pour Dieu qui les percevrait, autant d’occasions en quelque sorte de se rappeler quelles idées Il a à imprimer et à quels moments, dans nos esprits, afin que les choses puissent suivre une marche constante et uniforme.

71. En réponse, j’observe que, la notion de la Matière étant ce qu’on la pose ici, la question ne concerne plus l’existence d’une chose distincte de l’Esprit (Spirit) et de l’idée, et qui ne serait ni percevante ni perçue. Il s’agit seulement de savoir s’il n’existe pas certaines idées, de je ne sais quelle espèce, dans l’esprit (mind) de Dieu, lesquelles seraient autant de marques ou notes pour le diriger dans la production des sensations en nos esprits, suivant une méthode régulière et constante. C’est exactement ainsi qu’un musicien est dirigé par la notation musicale, quand il produit cette suite harmonieuse et cette combinaison de sons qu’on appelle un air, quoique l’auditeur ne perçoive nullement les notes et puisse même en ignorer complètement. Mais cette notion de la Matière — la seule après tout que je puisse tirer intelligiblement de ce qu’on dit des occasions inconnues — semble trop extravagante pour mériter qu’on la réfute. D’ailleurs, elle n’est pas en réalité une objection contre ce que nous avons avancé : à savoir qu’il n’existe pas de substance non sentante, non perçue[4].

72. Si nous suivons la lumière de la raison, nous inférerons, de la méthode constante et uniforme qui régit nos sensations, la sagesse et la bonté de l’Esprit qui les excite en nos esprits ; mais c’est là tout ce que je vois qu’on puisse raisonnablement conclure. Pour moi, dis-je, il est évident que l’existence d’un Esprit infiniment sage, bon et puissant suffit pleinement pour expliquer toutes les apparences de la nature. Mais quant à la matière inerte, non sentante, rien de ce que je perçois n’a la moindre connexion avec elle, ni ne m’en suggère la pensée. Je serais bien aise de voir quelqu’un expliquer par son moyen le moindre des phénomènes de la nature, ou apporter quelque espèce de raison, fût-elle du dernier rang des probabilités, en faveur de son existence, ou même donner à sa supposition une signification tolérable. Car, pour ce qui est de la considérer comme occasion, je pense avoir clairement montré qu’elle n’est rien de pareil à notre égard. Il ne lui reste donc plus d’autre rôle à remplir, s’il en faut un, que celui d’occasion pour Dieu d’exciter en nous les idées, et nous venons justement de voir à quoi cela se réduit.

73. Il vaut la peine de réfléchir un peu aux motifs qui ont porté les hommes à supposer l’existence de la substance matérielle, afin que, remarquant la diminution graduelle et l’extinction des raisons dont ils se sont laissé toucher, nous nous trouvions en conséquence disposés à retirer l’assentiment qui se fondait sur elles. On a donc pensé, premièrement, que la couleur, la figure, le mouvement et les autres qualités sensibles ou accidents existaient réellement hors de l’esprit ; et pour ce motif on a jugé nécessaire de supposer certain substratum non pensant, ou substance, dans laquelle elles existeraient, puisqu’on ne pouvait les concevoir existantes par elles-mêmes. Plus tard, les hommes se sont convaincus que les couleurs, les sons et le reste des qualités sensibles secondaires n’avaient pas d’existence hors de l’esprit ; ils ont alors dépouillé de toutes ces qualités ce substratum, ou substance matérielle, et ne lui ont laissé que les qualités primaires : figure, mouvement, etc., qu’ils concevaient encore comme existantes hors de l’esprit et, par suite, comme ayant besoin d’un support matériel. Mais dès qu’on a montré que nulle de celles-ci même ne peut exister autrement que dans un Esprit (Spirit or Mind) qui les perçoive, il ne reste aucune raison de supposer l’être de la Matière ; bien plus il est complètement impossible d’admettre telle chose que celle qu’on a l’intention de désigner par ce mot, tant qu’on lui fait signifier un substratum non pensant de qualités ou accidents qui y sont renfermés et dans lequel ils existent hors de l’esprit.

74. Les matérialistes eux-mêmes avouant que la matière n’est posée uniquement que pour servir de support aux accidents, et cette raison se trouvant maintenant écartée, on pourrait s’attendre à ce qu’une croyance qui n’est pas autrement fondée fût abandonnée tout naturellement et sans la moindre répugnance. Mais le préjugé est si profondément rivé dans nos esprits, que nous apercevons difficilement le moyen de nous en séparer, et sommes enclins par suite à conserver le mot, en abandonnant la chose, qui ne peut être défendue ; et le mot, nous l’appliquons alors à je ne sais quelles notions abstraites et indéterminées d’être ou d’occasion, sans aucune apparence de raison, au moins autant que je puis voir. Pour ce qui nous concerne, en effet, dans tout ce que nous percevons, entre toutes les idées, sensations, notions, qui sont imprimées dans nos esprits par les sens ou par la réflexion, où prendre de quoi inférer l’existence d’une occasion inerte, non pensante, non perçue ? Et, d’un autre côté, en ce qui concerne l’Esprit universellement suffisant, que peut-il y avoir qui nous fasse croire ou seulement soupçonner que, pour exciter les idées en nos esprits, Il soit dirigé par une occasion inerte ?

75. C’est un exemple bien extraordinaire et vraiment déplorable de la force du préjugé, que ce grand attachement que l’esprit de l’homme conserve, contre toute évidence de raison, pour un Quelque chose de stupide et privé de pensée, par l’interposition duquel il essaye de se dérober pour ainsi dire à la Providence de Dieu, et de la rejeter au plus loin des affaires du monde. Mais nous avons beau faire tout notre possible pour affermir la croyance à la Matière, nous avons beau, quand la raison nous abandonne, tenter d’appuyer notre opinion sur la possibilité pure de la chose, et donner carrière à une imagination que la raison ne règle pas, pour découvrir des motifs en faveur de cette pauvre possibilité, le résultat définitif de tout cela, c’est qu’il y a certaines idées inconnues dans l’esprit de Dieu. Tel est en effet l’unique sens que je conçoive de l’occasion par rapport à Dieu, si tant est qu’elle en ait un. Au fond, ce n’est plus là combattre pour conserver la chose, mais seulement le nom.

76. Qu’il y ait donc des idées de cette sorte dans l’esprit de Dieu, et qu’on puisse leur donner le nom de matière, je n’en disputerai pas. Mais si l’on tient à la notion d’une substance non pensante, ou support de l’étendue, du mouvement et des autres qualités sensibles, alors il est très évidemment impossible, à mes yeux, qu’une telle chose soit, attendu qu’il est contradictoire que ces qualités existent en une substance non percevante ou soient supportées par elle.

77. Mais, dit-on, même en accordant qu’il n’existe pas de support privé de pensée, pour l’étendue et les autres qualités ou accidents que nous percevons, on pourrait peut-être admettre qu’il existe une substance inerte, non percevante, qui serait le substratum de certaines autres qualités aussi incompréhensibles pour nous que le sont les couleurs pour un aveugle-né, faute d’un sens apte à les percevoir. Si nous avions un organe de plus, il ne nous serait peut-être pas plus possible de douter de leur existence qu’il ne l’est à l’aveugle à qui la vue est rendue de nier la lumière et les couleurs ? Je réponds tout d’abord que, si ce que nous entendons par le mot Matière n’est qu’un support inconnu de qualités inconnues, il importe peu qu’une telle chose existe ou non, puisqu’elle ne nous intéresse en rien ; et je ne vois aucun avantage à disputer sur nous ne savons quoi, qui existerait nous ne savons pourquoi.

78. Mais, en second lieu, si nous avions un nouveau sens, il ne pourrait que nous fournir de nouvelles idées ou sensations, et dans ce cas nous aurions les mêmes raisons à faire valoir, contre leur existence en une substance non percevante, que celles qui ont été déjà présentées relativement à la figure, au mouvement, à la couleur et autres pareilles. Des qualités, on l’a montré, ne sont rien de plus que des sensations ou idées qui existent uniquement dans un esprit qui les perçoit ; et cette vérité s’applique, non seulement aux idées qui nous sont actuellement familières, mais encore à toutes les idées possibles, quelles qu’elles puissent être.

79. Mais on insistera : Eh bien ! dira-t-on, n’eussé-je aucune raison de croire à l’existence de la Matière, me fût-il impossible d’assigner son emploi, ou d’expliquer par elle aucune chose, ou même de comprendre ce que veut dire ce mot, il reste toujours qu’il n’y a nulle contradiction à dire que la Matière existe, et que cette Matière est en général une substance, ou une occasion des idées. Il n’importe après cela qu’on puisse trouver de grandes difficultés, quand on se propose d’éclaircir le sens de ces termes ou d’en embrasser une explication particulière. — Je réponds qu’en se servant de mots sans leur donner un sens, on peut les agencer à volonté les uns avec les autres sans courir le danger de tomber dans la contradiction. On peut dire, par exemple, que deux fois deux égalent sept, pourvu qu’on déclare en même temps qu’on ne prend pas les mots de cette proposition dans leur acception usuelle, mais seulement pour les signes d’on ne sait quoi. Pour la même raison, on peut dire qu’il existe une substance sans accidents, inerte, dénuée de pensée, laquelle est l’occasion de nos idées. On en saura tout juste autant par l’une de ces propositions que par l’autre.

80. En dernier lieu, on dira : Eh bien ! abandonnons la cause de la Substance matérielle, et tenons-nous-en à la Matière considérée comme Quelque chose d’inconnu, ni substance ni accident, ni esprit ni idée, inerte, dénué de pensée, indivisible, inétendu, qui n’est en aucun lieu. Car enfin, tout ce qui a pu être invoqué contre la substance, ou contre l’occasion, ou contre toute notion positive ou relative de la Matière, cesse de s’appliquer, du moment qu’on adopte cette définition négative. Je réponds : vous pouvez, si vous le trouvez bon, employer le mot « matière » dans le même sens que les autres emploient le mot « rien » et rendre ainsi les termes convertibles pour votre façon de parler. Car, après tout, c’est bien là ce qui me semble résulter de cette définition. Quand j’en examine attentivement les parties, ensemble ou séparément, je ne puis constater qu’il se produise une impression, un effet quelconque pour mon esprit, autre que celui qu’excite le mot rien.

81. On répliquera peut-être que la définition en question renferme un élément qui suffit à distinguer un objet de rien : à savoir l’idée abstraite positive de quiddité, entité ou existence. Je sais bien que ceux qui s’attribuent la faculté de composer des idées générales abstraites parlent comme s’ils avaient effectivement une telle idée, la plus générale et la plus abstraite de toutes, à ce qu’ils disent, et c’est-à-dire, suivant moi, la plus parfaitement incompréhensible qu’il y ait. Qu’il existe une grande variété d’esprits (of spirits) de différents ordres et de différentes capacités, dont les facultés excèdent de beaucoup en nombre et en étendue celles que l’Auteur de mon être m’a départies, je ne vois aucune raison de le nier. Et, certes, prétendre déterminer, à l’aide de ce petit nombre que j’ai de canaux de perception, étroits et limités, quelles idées l’inépuisable puissance de l’Esprit suprême peut imprimer dans ces esprits, ce serait de ma part le comble de la présomption et de la folie. Il peut exister, autant que j’en peux juger, d’innombrables sortes d’idées ou de sensations, aussi différentes les unes des autres et de tout ce qu’il m’a été donné de percevoir que les couleurs sont différentes des sons. Mais, si disposé que je puisse être à convenir de la faiblesse et de l’exiguïté de ma compréhension, au regard de la variété sans fin des esprits (of spirits) et des idées qui existent peut-être, je n’en soupçonne pas moins quiconque prétend posséder la notion d’Entité, ou l’Existence, tirée par abstraction de l’esprit et de l’idée, du percevant et du perçu, de tomber dans une franche contradiction et de jouer avec les mots.

Il me reste à présent à examiner les objections qui pourraient être faites du côté de la religion.

82. Quelques personnes croient qu’encore bien que les arguments qu’on tire de la raison, à l’appui de l’existence des corps, soient reconnus insuffisants et dénués de caractère démonstratif, les saintes Écritures sont si claires en ce point, que tout bon chrétien doit être assez convaincu, sans autre preuve, que les corps existent réellement, et sont quelque chose de plus que de simples idées. Car la Bible rapporte un nombre immense de faits qui supposent évidemment la réalité du bois et de la pierre, des montagnes et des rivières, des cités, des corps humains[5]. Je réponds à cela que nul écrit au monde, qu’il soit sacré ou profane, dans lequel ces mots et les autres du même genre sont pris dans l’acception vulgaire, ou de telle façon qu’ils veuillent dire quelque chose, n’est en danger d’avoir sa véracité mise en question par notre doctrine. Que toutes ces choses existent réellement, qu’il y ait des corps, qu’il y ait même des substances corporelles, selon le sens vulgaire des mots, on a montré que cela est conforme à nos principes. On a clairement expliqué la différence entre les choses et les idées, les réalités et les chimères (§§ 29, 30, 33, 36, etc.). Et je ne crois pas que l’Écriture mentionne en aucun lieu ni ce que les philosophes appellent Matière, ni l’existence des objets hors de l’esprit.

83. De plus, soit qu’il existe ou non des choses externes, on est d’accord à reconnaître que le véritable rôle des mots est de marquer nos conceptions, ou les choses en tant seulement qu’elles sont connues et perçues par nous. Il suit clairement de là que rien, dans les doctrines que nous avons exposées, n’est en opposition avec le droit usage et la signification du langage, et que le discours, de quelque espèce qu’il soit, pour autant qu’il est intelligible, demeure sans atteinte. Mais tout ceci semble si manifeste d’après ce qui a été amplement exposé dans nos prémisses qu’il serait inutile d’y insister davantage.

84. Mais on alléguera que les miracles du moins perdent beaucoup de leur force et de leur importance, si nos principes sont vrais. Que devons-nous penser de la verge de Moïse ? Ne s’est-elle pas changée réellement en un serpent ? Le changement n’a-t-il été simplement que celui des idées dans les esprits des spectateurs ? Et pouvons-nous supposer que notre Sauveur n’a rien fait de plus aux noces de Cana que d’en imposer à la vue, au goût et à l’odorat des convives, pour créer en eux l’apparence ou idée du vin seulement ? On peut en dire autant de tous les miracles, qui devraient être ainsi regardés, en conséquence de nos principes, comme autant de tricheries et d’illusions de l’imagination. Je réponds que la verge a été changée en un serpent réel, et l’eau en vin réel. Cette affirmation ne contredit en rien ce que j’ai dit ailleurs ; on peut s’en convaincre en revenant aux §§ 34 et 35. D’ailleurs ce sujet du réel et de l’imaginaire a déjà été traité, rappelé et développé d’une façon si complète, les difficultés qui s’y rattachent trouvent si aisément réponse dans ce qui le précède, que ce serait faire injure à la pénétration du lecteur que d’en reprendre ici l’explication. J’observerai seulement que si tous les convives présents autour d’une table voyaient, sentaient, goûtaient du vin et le buvaient, et éprouvaient les effets de cette boisson, je n’aurais, quant à moi, aucun doute que ce fût réellement du vin. C’est qu’au fond le scrupule relatif à la réalité des miracles n’a nulle raison d’être quand on suit nos principes, mais seulement quand on suit les principes reçus. Il vient donc à l’appui de la thèse que nous soutenons plutôt qu’il ne peut servir à la combattre.

  1. Il s’agit ici des cartésiens occasionnalistes et de Malebranche, qui a expliqué la perception des corps par la vision en Dieu. (Note de Renouvier.)
  2. Il y a ici, dans le texte de Berkeley (éd. Fraser), « tenthly », c’est-à-dire dixièmement ; et le même désaccord continue aux §§ 60 et 67. Berkeley considérait sans doute le § 56 comme énonçant une neuvième objection. — Nous conservons les numéros adoptés par Renouvier.
  3. « Imaginable », dans la 1re édition.
  4. Toute cette polémique est dirigée contre Malebranche et l’école cartésienne, en tant que Berkeley combat l’idée d’une matière que nous ne percevrions pas et qui serait l’ensemble et le développement des occasions établies par Dieu pour nous communiquer nos perceptions à mesure. Mais ces philosophes admettaient, sous ce nom de matière, un substratum réel des qualités primaires, étendue, figure et mouvement. À cet égard, les arguments de Berkeley ne sont pas dirigés contre eux ici, ou du moins ne les atteignent pas, puisqu’il suppose que son contradicteur a renoncé à défendre la matière comme possédant réellement et hors de tout esprit les qualités relatives aux idées que Dieu suscite en nos âmes à leur occasion. Malebranche, il est vrai, n’était guère éloigné de cette concession. Si c’est à l’« étendue intelligible » que Berkeley en a, dans ces deux dernières sections, ce qu’il en dit est bien court et bien méprisant ; mais cela s’explique par son violent parti pris contre les idées non sensibles, les idées pures ou mathématiques. (Note de Renouvier.)
  5. Telle était l’une des raisons alléguées par Malebranche en faveur de la réalité externe de la matière, qu’il aurait sans cela bornée volontiers à une existence purement intelligible, avec la pensée divine pour siège premier, et les esprits de l’homme pour participants, grâce à la vision en Dieu. Le théologien Norris, contemporain de Berkeley, avait embrassé sur ce sujet la doctrine de Malebranche. (Note de Renouvier.).