Les Principes de la connaissance humaine/I

Traduction par Charles Renouvier.
Texte établi par André Lalande, Georges BeaulavonArmand Collin (p. 22-37).



DES PRINCIPES
DE LA CONNAISSANCE HUMAINE


I. — ANALYSE RAISONNÉE DES PRINCIPES[1]

1. Il est visible à quiconque porte sa vue sur les objets de la connaissance humaine, qu’ils sont ou des idées actuellement imprimées sur les sens, ou des idées perçues quand l’attention s’applique aux passions et aux opérations de l’esprit, ou enfin des idées formées à l’aide de la mémoire et de l’imagination, en composant, ou divisant, ou ne faisant simplement que représenter celles qui ont été perçues originairement suivant les manières qu’on vient de dire. Par la vue, j’ai les idées de la lumière et des couleurs, avec leurs différents degrés et leurs variations. Par le toucher, je perçois le dur et le mou, le chaud et le froid, le mouvement et la résistance, et tout cela plus ou moins, eu égard au degré ou à la quantité. L’odorat me fournit des odeurs, le palais des saveurs, et l’ouïe apporte des sons à l’esprit, avec toute leur variété de tons et de composition.

Et comme plusieurs de ces sensations sont observées en compagnie les unes des autres, il arrive qu’elles sont marquées d’un même nom, et du même coup réputées une même chose. Par exemple, une certaine couleur, une odeur, une figure, une consistance données, qui se sont offertes ensemble à l’observation, sont tenues pour une chose distincte, et le nom de pomme sert à la désigner. D’autres collections d’idées forment une pierre, un arbre, un livre, et autres pareilles choses sensibles, lesquelles étant agréables ou désagréables, excitent les passions de l’amour, de la haine, de la joie, de la peine, et ainsi de suite.

2. Mais outre toute cette variété indéfinie d’idées ou objets de connaissance, il y a quelque chose qui les connaît, qui les perçoit, et exerce différentes opérations à leur propos, telles que vouloir, imaginer, se souvenir. Cet être actif percevant est ce que j’appelle esprit (mind, spirit), âme (soul) ou moi (myself). Par ces mots je n’entends aucune de mes idées, mais bien une chose entièrement distincte d’elles, en laquelle elles existent, ou, ce qui est la même chose, par laquelle elles sont perçues ; car l’existence d’une idée consiste à être perçue.

3. Que ni nos pensées, ni nos passions, ni les idées formées par l’imagination n’existent hors de l’esprit, c’est ce que chacun accordera. Pour moi, il n’est pas moins évident que les diverses sensations ou idées imprimées sur les sens, quelque mêlées ou combinées qu’elles soient (c’est-à-dire quelques objets qu’elles composent par leurs assemblages), ne peuvent pas exister autrement qu’en un esprit qui les perçoit. Je crois que chacun peut s’assurer de cela intuitivement, si seulement il fait attention à ce que le mot exister signifie, quand il s’applique aux choses sensibles. La table sur laquelle j’écris, je dis qu’elle existe : c’est-à-dire, je la vois, je la sens ; et si j’étais hors de mon cabinet, je dirais qu’elle existe, entendant par là que si j’étais dans mon cabinet, je pourrais la percevoir, ou que quelque autre esprit la perçoit réellement. « Il y a eu une odeur », cela veut dire : une odeur a été perçue ; « il y a eu un son » : il a été entendu ; « une couleur, une figure » : elles ont été perçues par la vue ou le toucher. C’est là tout ce que je puis comprendre par ces expressions et autres semblables. Car pour ce qu’on dit de l’existence absolue des choses qui ne pensent point, existence qui serait sans relation avec ce fait qu’elles sont perçues, c’est ce qui m’est parfaitement inintelligible. Leur esse consiste dans le percipi, et il n’est pas possible qu’elles aient une existence quelconque, hors des esprits ou choses pensantes qui les perçoivent.

4. C’est, il est vrai, une opinion étrangement dominante parmi les hommes, que les maisons, les montagnes, les rivières, tous les objets sensibles en un mot, ont une existence naturelle, ou réelle, distincte du fait qu’ils sont perçus par l’entendement. Mais quelque grande que soit l’assurance qu’on a dans ce principe, et quelle que soit l’étendue de l’assentiment que lui donne le monde, toute personne qui aura le courage de le mettre en question pourra, si je ne me trompe, reconnaître qu’il implique une contradiction manifeste. Que sont, en effet, les objets qu’on vient de mentionner, si ce n’est des choses que nous percevons par les sens ? Et que percevons-nous par les sens, si ce n’est nos propres idées ou sensations ? Et ne répugne-t-il pas évidemment que l’une quelconque d’entre elles, ou quelqu’une de leurs combinaisons existent non perçues ?

5. Si nous examinons cette opinion à fond, nous trouverons peut-être qu’elle dépend de la doctrine des idées abstraites. Car peut-il y avoir un procédé d’abstraction plus subtil que de distinguer l’existence des objets sensibles d’avec le fait d’être perçus, de manière à les concevoir existants non perçus ? La lumière et les couleurs, la chaleur et le froid, l’étendue et les figures, en un mot les choses que nous voyons et sentons, que sont-elles, qu’autant de sensations, notions, idées, ou impressions sur les sens ? Et est-il possible de séparer, même par la pensée, aucune de ces choses d’avec la perception ? Pour ma part, je pourrais tout aussi aisément séparer une chose d’avec elle-même. Je peux, il est vrai, dans mes pensées, séparer ou concevoir à part les unes des autres des choses que peut-être je n’ai jamais perçues par mes sens ainsi divisées. J’imagine le tronc d’un corps humain sans les membres, ou je conçois l’odeur d’une rose sans penser à la rose elle-même. Jusque-là, je ne nierai pas que je ne puisse abstraire, s’il est permis d’user de ce mot abstraction en ne l’étendant qu’à la conception, par des actes séparés, d’objets tels qu’il soit possible qu’ils existent réellement ou soient effectivement perçus à part. Mais mon pouvoir d’imaginer ou de concevoir ne va pas au delà de la possibilité de la réelle existence ou perception. Ainsi, comme il m’est impossible de voir ou sentir quelque chose sans en avoir une sensation effective, il m’est pareillement impossible de concevoir dans mes pensées une chose sensible ou un objet, distinct de la sensation ou perception que j’en ai. [En réalité, l’objet et la sensation sont la même chose et ne peuvent par conséquent s’abstraire l’un de l’autre.]

6. Il y a des vérités si claires et naturelles pour l’esprit qu’un homme n’a besoin que d’ouvrir les yeux pour les voir. Dans le nombre, je place cette importante vérité : que tout le chœur céleste et tout le mobilier de la terre, en un mot tous ces corps qui composent l’ordre puissant du monde ne subsistent point hors d’un esprit ; que leur être est d’être perçus ou connus ; que, par conséquent, du moment qu’ils ne sont pas effectivement perçus par moi, ou qu’ils n’existent pas dans mon esprit (in my mind), ou dans celui de quelque autre esprit créé (created spirit), il faut qu’ils n’aient aucune sorte d’existence, ou bien qu’ils existent dans l’esprit (mind) de quelque Esprit (Spirit) éternel. Attribuer à quelqu’une de leurs parties une existence indépendante d’un esprit (of a spirit), cela est inintelligible et implique toute l’absurdité de l’abstraction. [Cette vérité doit éclater avec toute la lumière et l’évidence d’un axiome, si je peux seulement éveiller la réflexion du lecteur, et obtenir de lui qu’il se rende impartialement compte de ce qu’il entend lui-même, et qu’il porte sur ce sujet ses pensées libres, dégagées de la confusion des mots et de tous préjugés en faveur des erreurs reçues[2].]

7. D’après ce qui a été dit, il est évident qu’il n’y a pas d’autre substance que l’Esprit (Spirit) ou ce qui perçoit. Mais pour démontrer ce point plus clairement, considérons que les qualités sensibles sont couleur, figure, mouvement, odeur, goût, etc., c’est-à-dire des idées perçues par les sens. Pour une idée, exister en une chose non percevante, c’est une contradiction manifeste, car avoir une idée ou la percevoir c’est tout un ; cela donc en quoi la couleur, la figure, etc., existent, doit les percevoir. Il suit de là clairement qu’il ne peut y avoir de substance ou substratum non pensant de ces idées.

8. Mais, dira-t-on, quoique les idées elles-mêmes n’existent pas hors de l’esprit (mind), il peut y avoir des choses qui leur ressemblent et dont elles sont des copies ou images, lesquelles choses existent hors de l’esprit dans une substance non pensante. Je réponds qu’une idée ne peut ressembler à rien qu’à une idée ; une couleur, une figure, ne peuvent ressembler à rien qu’à une autre couleur ou figure. Si nous regardons seulement un peu dans nos propres pensées, nous trouverons qu’il nous est impossible de concevoir une ressemblance, si ce n’est entre nos idées. De plus, ces originaux supposés, ou choses externes, dont nos idées seraient des portraits ou représentations, je demande s’ils sont eux-mêmes percevables ou non ? S’ils sont percevables, ils sont donc des idées, et nous avons gagné notre cause. Et si on dit qu’ils ne sont pas percevables, j’en appelle à qui que ce soit : y a-t-il de la raison à prétendre qu’une couleur est semblable à quelque chose d’invisible ? que le dur ou le mou sont semblables à quelque chose d’intangible ? Et ainsi du reste.

9. Il y en a qui distinguent entre qualités primaires et qualités secondaires. Par celles-là, ils entendent l’étendue, la figure, le mouvement, le repos, la solidité ou impénétrabilité, et le nombre ; par celles-ci, ils désignent toutes les autres qualités sensibles, telles que couleurs, sons, saveurs et autres pareilles. Ils reconnaissent que les idées de ce dernier genre ne sont pas des ressemblances de quelque chose d’existant hors de l’esprit, ou de non perçu ; mais ils soutiennent que nos idées des qualités premières sont les types ou images de choses qui existent hors de l’esprit, en une substance non pensante, qu’ils appellent Matière. Nous avons donc à entendre par Matière une substance inerte, privée de sentiment, dans laquelle l’étendue, la figure et le mouvement subsistent réellement. Mais il est évident, d’après ce que nous avons déjà montré, que l’étendue, la figure et le mouvement ne sont que des idées existant dans l’esprit, et qu’une idée ne peut ressembler qu’à une autre idée, et que par conséquent ni celle-là, ni leurs archétypes, ne peuvent exister en une substance non percevante. Il est clair d’après cela que la notion même de ce qu’on appelle Matière ou substance corporelle implique contradiction, [en sorte qu’il ne me paraîtrait pas nécessaire d’employer beaucoup de temps à en faire ressortir l’absurdité. Mais voyant que l’opinion de l’existence de la matière semble avoir jeté de si profondes racines dans l’esprit des philosophes, et qu’elle mène tant de mauvaises conséquences à sa suite, j’aime mieux courir le risque de la prolixité et de l’ennui que d’omettre rien de ce qui peut servir à la pleine découverte et à l’extirpation de ce préjugé.]

10. Ceux qui assurent que la figure, le mouvement et les autres qualités primaires ou originelles existent hors de l’esprit, dans une substance non pensante, reconnaissent bien en même temps que les couleurs, les sons, la chaleur, le froid et autres pareilles qualités secondaires ne sont pas dans le même cas : ce sont, nous disent-ils, des sensations qui existent dans l’esprit seulement, et qui dépendent occasionnellement des différents volumes, contextures et mouvements des menues particules de la matière. Ils regardent ce point comme d’une vérité non douteuse et se croient en état de le démontrer sans réplique. Or, il est certain que si ces qualités originelles sont inséparablement unies aux autres qualités sensibles, si elles ne peuvent s’en abstraire, même dans la pensée, il doit s’ensuivre de là qu’elles n’existent, elles non plus, que dans l’esprit. Je désire donc que chacun y réfléchisse, et cherche s’il lui est possible, en s’y exerçant, de concevoir, par n’importe quelle abstraction de pensée, l’étendue et le mouvement d’un corps en dehors de toutes les autres qualités sensibles. Quant à moi, je vois évidemment qu’il n’est point en mon pouvoir de me former une idée d’un corps étendu et en mouvement, à moins de lui donner en même temps quelque couleur ou autre qualité sensible, de celles qui sont reconnues n’exister que dans l’esprit. En somme, l’étendue, la figure et le mouvement, séparés par abstraction de toutes les autres qualités, sont inconcevables. Là donc où les autres sont, celles-là doivent être aussi, à savoir dans l’esprit et nulle part ailleurs.

11. De plus, le grand et le petit, le vite et le lent n’existent pas hors de l’esprit, on l’accorde : ce sont de purs relatifs qui changent selon que varient la constitution ou la position des organes des sens. L’étendue qui existe hors de l’esprit n’est donc ni grande, ni petite ; le mouvement n’est ni vite ni lent : c’est-à-dire qu’ils ne sont rien du tout. Mais on dira : il y a une étendue en général, un mouvement en général. — On le dira ; et c’est ce qui montre combien l’opinion de substances étendues et mobiles, existantes hors de l’esprit, dépend de cette étrange doctrine des idées abstraites. Et ici je ne puis m’empêcher de remarquer à quel point ressemble à la vieille notion tant ridiculisée de la materia prima d’Aristote et de ses sectateurs, la définition vague et indéterminée de la Matière, ou substance corporelle, où les philosophes modernes sont conduits par leurs principes. Sans l’étendue, la solidité ne peut se concevoir ; mais puisqu’on a montré que l’étendue n’existe pas dans une substance non pensante, il doit en être de même de la solidité.

12. Le nombre est entièrement la créature de l’esprit. On conviendra qu’il en est ainsi, alors même qu’on admettrait que les autres qualités peuvent exister hors de lui, si l’on veut seulement considérer qu’une même chose porte différentes dénominations numériques selon que l’esprit l’envisage sous différents rapports. C’est ainsi que la même étendue est un, trois ou trente-six, suivant que l’esprit la rapporte au yard, au pied ou au pouce. Le nombre est si visiblement relatif, et dépendant de l’entendement, qu’il est étrange de penser que quelqu’un lui attribue une existence indépendante, hors de l’esprit. Nous disons : un livre, une page, une ligne, etc. ; toutes ces choses sont également des unités, et pourtant certaines d’entre elles contiennent plusieurs des autres. Il est clair que dans chaque cas les unités se rapportent à une combinaison particulière d’idées que l’esprit assemble arbitrairement.

13. Je sais que, suivant quelques-uns, l’unité serait une idée simple, sans composition, accompagnant toutes les autres idées dans l’esprit. Mais je ne constate pas que je possède une telle idée répondant au mot unité. Si je la possédais, il me semble que je ne pourrais manquer de la trouver ; et même elle serait la plus familière de toutes à mon entendement, puisqu’on dit qu’elle accompagne toutes les autres idées, et qu’elle est perçue par toutes les voies de la sensation et de la réflexion. Pour le faire bref, c’est une idée abstraite.

14. J’ajouterai maintenant que, de la manière même dont les philosophes modernes prouvent que certaines qualités sensibles n’ont pas d’existence dans la matière, ou hors de l’esprit, on peut prouver que les autres qualités sensibles quelconques sont dans le même cas. Ainsi, l’on dit que le chaud et le froid sont des affections données dans l’esprit seulement, et non point du tout des types de choses réelles existant dans les substances corporelles qui les excitent, par cette raison que le même corps qui paraît froid à une main paraît chaud à l’autre. D’après cela, pourquoi ne pas arguer aussi bien, pour prouver que la figure et l’étendue ne sont pas des types ou ressemblances de qualités existant dans la Matière, de ce que le même œil, pour des stations différentes, ou des yeux de différentes structures, pour une même station, les voient varier, de sorte qu’elles ne peuvent être les images de quelque chose de fixe et de déterminé hors de l’esprit ? Ou encore : il est prouvé que le doux n’est pas dans le corps sapide, attendu que, sans aucun changement dans ce corps, le doux devient amer, comme dans un cas de fièvre ou d’altération quelconque de l’organe du goût : n’est-il pas tout aussi raisonnable de dire que le mouvement n’est pas hors de l’esprit, puisque, si la succession des idées dans l’esprit devient plus rapide, il est reconnu que le mouvement paraît plus lent, sans qu’il y ait aucune modification survenue en un objet externe ?

15. Bref, qu’on examine les arguments qu’on croit manifestement bons pour prouver que les couleurs et les saveurs existent seulement dans l’esprit, on trouvera qu’on peut les faire valoir avec la même force pour l’étendue, la figure et le mouvement. Sans doute on doit convenir que cette manière d’argumenter ne démontre pas tant ceci : qu’il n’y a point étendue ou couleur dans un objet externe, qu’elle ne démontre que nos sens ne nous apprennent point quelles sont la vraie étendue ou la vraie couleur de l’objet. Mais les arguments qui ont été présentés auparavant montrent pleinement l’impossibilité qu’une étendue, une couleur, ou toute autre qualité sensible existent dans un sujet non pensant, hors de l’esprit ; ou, à vrai dire, l’impossibilité qu’il y ait telle chose qu’un objet externe.

16. Mais examinons un peu l’opinion reçue. On dit que l’étendue est un mode ou accident de la Matière, et que la Matière est le substratum qui la supporte. Mais je voudrais qu’on m’expliquât ce qu’on entend par ce support de l’étendue par la Matière. Je n’ai pas, me direz-vous, l’idée de la Matière, et par conséquent je ne puis l’expliquer. Je réponds qu’encore que vous n’en ayez pas une idée positive, si vous attachez un sens quelconque à ce que vous dites, vous devez au moins en avoir une idée relative ; si vous ignorez ce qu’elle est, il faut supposer que vous savez quelle relation elle soutient avec ses accidents, et ce que vous entendez quand vous dites qu’elle les supporte. Il est évident que « support » ne peut point être pris dans le sens usuel ou littéral, comme quand nous parlons de piliers qui supportent une bâtisse. Comment donc faut-il comprendre ce mot ? [Pour ma part je suis incapable de découvrir aucun sens qui lui soit applicable.]

17. Si nous nous enquérons de ce que les philosophes les plus exacts ont eux-mêmes déclaré qu’ils entendaient par substance matérielle, nous trouverons qu’ils reconnaissent eux-mêmes n’attacher d’autre sens à ces mots que celui d’Être en général, en y joignant la notion relative de support des accidents. L’idée générale de l’Être me paraît à moi plus abstraite et plus incompréhensible qu’aucune autre, et, pour ce qui est de sa propriété de supporter les accidents, elle ne peut, je l’ai déjà remarqué, se comprendre avec la signification commune des mots ; il faut donc qu’on les entende autrement ; mais de quelle manière, ils ne nous l’expliquent pas. Aussi, quand je considère ces deux parties ou faces du sens composé des termes de substance matérielle, je suis convaincu qu’aucune signification distincte ne leur est attachée. Mais pourquoi nous inquiéterions-nous davantage d’une discussion portant sur ce substratum matériel, ou support de la figure, du mouvement et des autres qualités sensibles ? Ne suppose-t-il pas que ces qualités ont une existence hors de l’esprit, et n’est-ce pas là quelque chose de directement contradictoire et d’entièrement inconcevable ?

18. Mais quand même il serait possible que des substances solides, figurées, mobiles, existassent hors de l’esprit, en correspondance avec les idées que nous avons des corps, comment nous est-il possible de le savoir ? Ce ne peut être que par les Sens ou par la Raison. Mais par nos sens, nous n’avons connaissance que de nos sensations, de nos idées ou de ces choses qui sont immédiatement perçues, qu’on les nomme comme on voudra : ils ne nous informent nullement de l’existence de choses hors de l’esprit, ou non perçues, semblables à celles qui sont perçues. Les matérialistes eux-mêmes reconnaissent cette vérité. Il reste donc, si nous avons quelque connaissance des choses externes, que ce soit par la raison, en inférant leur existence de ce qui est immédiatement perçu par les sens. Mais je ne vois point quelle raison peut nous porter à croire à l’existence de corps hors de l’esprit, à savoir induite de ce que nous percevons, quand les avocats de la Matière eux-mêmes ne prétendent pas qu’il y ait une connexion nécessaire entre ces corps et nos idées. Tout le monde avoue (et ce qu’on observe dans les songes, le délire, etc., met le fait hors de doute) que nous pouvons être affectés des mêmes idées que nous avons maintenant, et cela sans qu’il y ait au dehors des corps qui leur ressemblent. Il est évident par là que la supposition des corps externes n’est point nécessaire pour la production de nos idées, puisqu’on accorde qu’elles sont quelquefois produites, et pourraient peut-être l’être toujours, dans le même ordre où nous les voyons actuellement, sans le concours de ces corps.

19. Mais peut-être, quoiqu’il nous fût possible d’avoir toutes nos sensations sans eux, on regardera comme plus aisé de concevoir et d’expliquer la manière dont elles se produisent, en supposant des corps externes qui soient à leur ressemblance, qu’on ne le ferait autrement ; et, en ce cas, il serait au moins probable qu’il y a telles choses que des corps, qui excitent leurs idées en nos esprits. Mais cela non plus ne saurait se soutenir ; car si nous concédons aux matérialistes leurs corps extérieurs, de leur propre aveu ils n’en sont pas plus avancés pour savoir comment nos idées sont produites. Ils se reconnaissent eux-mêmes incapables de comprendre comment un corps peut agir sur un esprit (spirit) ou comment il est possible qu’il imprime une idée dans l’esprit (mind). Il est donc clair que la production des idées ou sensations dans nos esprits ne peut nous être une raison de supposer une Matière, ou des substances corporelles, puisque cette production, avec ou sans la supposition, demeure également inexplicable. Ainsi, fût-il possible que des corps existassent hors de l’esprit, tenir qu’il en existe en effet de tels, ce doit être nécessairement une opinion très précaire. C’est supposer, sans la moindre raison, que Dieu a créé des êtres innombrables qui sont entièrement inutiles et ne servent à aucune sorte de dessein.

20. En résumé, s’il y avait des corps externes, il est impossible qu’ils vinssent jamais à notre connaissance ; et, s’il n’y en avait pas, nous pourrions avoir exactement les mêmes raisons que nous avons maintenant de penser qu’il y en a. Supposez — ce dont personne ne contestera la possibilité — qu’une intelligence (an intelligence), sans le secours des corps externes, soit affectée de la même suite de sensations ou idées qui vous affectent, et que celles-ci soient imprimées dans le même ordre, et avec la même vivacité dans son esprit (in his mind) : je demande si cette intelligence n’aurait pas toutes les mêmes raisons que vous pouvez avoir pour croire à l’existence de Substances corporelles représentées par ses idées et les excitant dans son esprit ? Ceci ne saurait être mis en question, et cette seule considération suffirait pour inspirer à toute personne raisonnable des doutes sur la validité des arguments, quels qu’ils soient, qu’elle penserait avoir en faveur de l’existence des corps hors de l’esprit.

21. S’il était nécessaire d’ajouter de nouvelles preuves contre l’existence de la Matière, après ce qui a été dit, je pourrais mettre en avant les erreurs et les difficultés (pour ne pas parler des impiétés) qui sont nées de cette opinion. Elle a occasionné en philosophie de nombreuses controverses et disputes, et plus d’une aussi, de beaucoup plus grande importance, en religion. Mais je n’entrerai pas dans tout ce détail en cet endroit, tant parce que je crois les arguments a posteriori inutiles pour confirmer ce que j’ai, si je ne me trompe, suffisamment démontré a priori, que parce que j’aurai plus loin l’occasion de parler de quelques-uns.

22. Je crains d’avoir donné lieu à un reproche de prolixité en traitant ce sujet. À quoi sert, en effet, de délayer ce qui a été démontré avec la dernière évidence en une ligne ou deux, pour quiconque est capable de la moindre réflexion ? C’est assez que vous regardiez dans vos propres pensées, et que vous vous mettiez à l’épreuve pour découvrir si vous êtes capables de concevoir cela possible : qu’un son, une figure, un mouvement, une couleur existent hors de l’esprit, ou non perçus. Cette épreuve facile vous fera peut-être apercevoir que l’opinion que vous soutenez est en plein une contradiction. C’est tellement vrai que je consens à faire dépendre tout le litige de ce seul point : si vous pouvez comprendre la possibilité qu’une substance étendue et mobile, ou en général une idée, ou quelque chose de semblable à une idée, existe autrement qu’en un esprit qui la conçoit, je suis prêt à vous donner gain de cause. Et quant à tout le système des corps externes que vous défendez, je vous en accorderai en ce cas l’existence, encore que vous ne puissiez m’alléguer aucune raison que vous ayez d’y croire, ni m’apprendre à quoi ils peuvent être utiles, à supposer qu’ils existent. Je dis que la pure possibilité que vos opinions soient vraies, passera pour un argument prouvant qu’elles le sont.

23. Mais, dites-vous, sûrement il n’y a rien qui me soit plus aisé que d’imaginer des arbres dans un parc, par exemple, ou des livres dans un cabinet, et personne à côté pour les percevoir. Je réponds : vous le pouvez, cela ne fait point de difficulté ; mais qu’est cela, je le demande, si ce n’est former dans votre esprit certaines idées que vous nommez livres et arbres, et en même temps omettre de former l’idée de quelqu’un qui puisse les percevoir ? Mais vous-même ne les percevez-vous pas, ou ne les pensez-vous pas pendant ce temps ? Ceci ne fait donc rien à la question : c’est seulement une preuve que vous avez le pouvoir d’imaginer ou former des idées dans votre esprit, mais non pas que vous pouvez concevoir la possibilité que les objets de votre pensée existent hors de l’esprit. Pour en venir à bout, il est indispensable que vous conceviez qu’ils existent non conçus, ou non pensés, ce qui est une contradiction manifeste. Quand nous faisons tout notre possible pour concevoir l’existence des corps externes, nous ne faisons tout le temps que contempler nos propres idées. Mais l’esprit ne prenant pas garde à lui-même, s’illusionne, et pense qu’il peut concevoir, et qu’il conçoit en effet, des corps existants non pensés, ou hors de l’esprit, quoique en même temps ils soient saisis par lui et existent en lui. Avec un peu d’attention chacun reconnaîtra la vérité et l’évidence de ce qui est dit ici. Il n’est donc pas nécessaire d’insister et d’apporter d’autres preuves contre l’existence de la substance matérielle.

24. [Si les hommes pouvaient s’empêcher de s’amuser aux mots, nous pourrions, je crois, arriver promptement à nous entendre sur ce point.] Il est très aisé de s’assurer par la moindre investigation portant sur nos propres pensées, s’il est ou non possible pour nous de comprendre ce que signifie une existence absolue des objets sensibles en eux-mêmes ou hors de l’esprit. Pour moi, il est évident que ces mots expriment une contradiction directe, ou qu’ils n’expriment rien du tout. Et pour convaincre autrui qu’il en est bien ainsi, je ne sais pas de moyen meilleur ou plus facile que de prier chacun de porter tranquillement son attention sur ses propres pensées. Si, dans ce cas, le vide ou l’impossibilité de ces expressions vient à ressortir, il ne faut rien de plus pour opérer la conviction. C’est donc sur ceci que j’insiste : à savoir que les mots « existence absolue de choses non pensantes » ou sont dénués de sens, ou impliquent contradiction. C’est ce que je répète, et que je cherche à inculquer, et que je recommande instamment aux pensées attentives du lecteur.

25. Toutes nos idées, sensations, notions, ou les choses que nous percevons, à l’aide de quelques noms qu’on puisse les distinguer, sont visiblement inactives ; elles n’enferment nul pouvoir ou action. Ainsi une idée, un objet de pensée, ne peut produire ou amener un changement dans une autre idée. Pour s’édifier pleinement sur cette vérité, il ne faut rien de plus que la simple observation de nos idées. Car, puisque toutes et toutes leurs parties sans exception existent seulement dans l’esprit, il s’ensuit qu’il n’y a rien en elles que ce qui est perçu ; or quiconque examinera attentivement ses idées, qu’elles soient des sens ou de la réflexion, n’y apercevra ni pouvoir ni activité : il n’y a donc rien de tel en elles. Avec un peu d’attention, nous découvrirons que l’être même d’une idée implique en elle passivité et inertie, en sorte qu’il est impossible qu’une idée fasse quelque chose, ou, à strictement parler, soit la cause de quelque chose. Une idée ne peut non plus être la ressemblance ou le type d’un être actif ; c’est ce qui résulte de ce qu’on a dit (§ 8, ci-dessus). Il s’ensuit de là clairement que l’étendue, la figure et le mouvement ne peuvent être la cause de nos sensations. Lors donc que l’on dit qu’elles sont les effets de pouvoirs résultant de la configuration, du nombre, du mouvement et de la grandeur des corpuscules, on doit être certainement dans le faux.

26. Nous percevons une succession continuelle d’idées : les unes sont excitées à nouveau, d’autres sont changées ou disparaissent en entier. Il y a donc quelque cause de ces idées, de laquelle elles dépendent, qui les produit et qui les change. Suivant ce qui a été dit dans la section précédente, cette cause ne peut être aucune qualité, ou idée, ou combinaison d’idées. Il faut donc que ce soit une substance ; mais on a montré qu’il n’y a pas de substance corporelle, ou matérielle ; il reste donc que la cause des idées soit une substance incorporelle active, un Esprit (Spirit).

27. Un Esprit est un être actif, simple, sans division : en tant qu’il perçoit les idées, on l’appelle l’entendement ; et en tant qu’il les produit, ou opère sur elles, la volonté. D’après cela, on ne peut former aucune idée d’une âme, ou esprit, car, toutes les idées possibles étant passives et inertes (voir §25), elles ne sauraient représenter en nous, par le moyen de la ressemblance et des images, ce qui agit. Un peu d’attention rendra évident à quiconque qu’il est absolument impossible d’avoir une idée qui porte la ressemblance de ce principe actif de mouvement et de changement des idées. Telle est la nature de l’esprit, ou de ce qui agit, qu’il ne peut être perçu par lui-même, mais seulement par les effets qu’il produit. Si quelqu’un doute de la vérité de ce qui est avancé ici, qu’il réfléchisse seulement, et qu’il essaie, s’il se peut, de se former l’idée d’un pouvoir ou être actif quelconque. Qu’il se demande s’il a des idées des deux principaux pouvoirs, désignés par les noms de volonté et d’entendement ; s’il les a distinctes l’une de l’autre, aussi bien que d’une troisième idée : l’idée de Substance ou Être en général, avec une notion relative de sa propriété de supporter les susdits pouvoirs, d’en être le sujet. Car c’est cela qu’on entend par le nom d’âme ou esprit. Quelques-uns tiennent qu’il en est ainsi ; mais, autant que je puis voir, les mots volonté [entendement, esprit (mind)], âme, esprit (spirit) ne se rapportent pas à différentes idées, et, à vrai dire, ne se rapportent à aucune idée, mais à quelque chose de très différent des idées, et qui, en qualité d’agent, ne peut ressembler à aucune, ni être représenté par aucune. < En même temps, il faut avouer cependant que nous avons une notion de l’âme, de l’esprit (spirit), et des opérations de l’esprit (mind), telles que vouloir, aimer, haïr, puisque nous connaissons ou comprenons la signification de ces mots.[3]>

28. Je constate que je puis exciter à mon gré des idées dans mon esprit, changer et varier la scène aussi souvent que je le trouve bon. Il ne faut que vouloir, aussitôt telle ou telle idée s’élève dans ma fantaisie ; et le même pouvoir fait qu’elle s’efface et cède la place à une autre. Ce faire et défaire des idées est ce qui mérite très justement à l’esprit la qualification d’actif. Tout cela est certain, l’expérience en est le fondement ; mais quand nous parlons d’agents non pensants, ou d’une excitation des idées sans qu’aucune volition intervienne, nous ne faisons que nous amuser avec des mots.

29. Mais quelque pouvoir que j’exerce sur mes propres pensées, je reconnais que les idées perçues actuellement par mes sens ne sont pas ainsi dépendantes de ma volonté. Quand j’ouvre les yeux en plein jour, il n’est pas en mon pouvoir de voir ou ne pas voir, non plus que de déterminer les différents objets qui se présenteront à ma vue ; et il en est de même de l’ouïe et des autres sens : les idées dont ils reçoivent l’impression ne sont pas des créatures de ma volonté. Il y a donc quelque autre Volonté ou Esprit qui les produit.

30. Les idées des sens sont plus fortes, vives et distinctes que celles de l’imagination. Elles ont aussi une fermeté, un ordre, une cohérence, et ne sont point excitées au hasard, comme c’est souvent le cas pour celles qui sont des effets des volontés humaines. Elles se produisent ; au contraire, en une série ou chaîne régulière dont l’admirable agencement prouve assez la sagesse et la bienveillance de leur Auteur. Or les règles fixées ou méthodes établies, moyennant lesquelles l’Esprit (the Mind) dont nous dépendons excite en nous les idées des sens, se nomment les lois de la nature. Celles-là, nous les apprenons par l’expérience qui nous enseigne que telles et telles idées sont accompagnées de telles et telles autres idées dans le cours ordinaire des choses.

31. Nous tirons de là une sorte de prévision qui nous permet de régler nos actions pour l’utilité de la vie. Autrement nous serions perpétuellement désemparés, ne sachant comment agir pour nous procurer le moindre plaisir, ou pour éloigner la moindre douleur. Que les aliments nourrissent, que le sommeil restaure les forces, et que le feu nous brûle ; que de semer au temps des semailles est le moyen de recueillir au temps de la moisson, et en général que tels et tels moyens mènent à telles et telles fins, nous ne découvrons rien de tout cela à l’aide d’une connexion nécessaire de nos idées, mais uniquement par l’observation des lois établies de la nature. Au défaut de ces lois nous serions entièrement jetés dans l’incertitude et la confusion, et l’homme fait ne serait pas plus en état de se diriger que l’enfant qui vient de naître.

32. Et cependant cette œuvre uniforme et si bien liée, dans laquelle se déploient avec tant d’évidence la bonté et la sagesse de l’Esprit qui gouverne et de qui la Volonté constitue les lois de la nature, il s’en faut tellement qu’elle dirige vers Lui nos pensées, que, tout au contraire, elle semble les faire dévier vers les causes secondes. Car, quand nous percevons certaines idées sensibles, constamment suivies par d’autres idées, et que nous reconnaissons que l’opération n’est point de nous, nous nous hâtons d’attribuer le pouvoir et l’action aux idées elles-mêmes, et de les prendre pour causes les unes des autres ; ce qui de toutes les choses est la plus absurde et la plus inintelligible. Si, par exemple, nous avons observé que, percevant à l’aide de la vue une certaine figure lumineuse ronde, nous percevons en même temps, à l’aide du toucher, l’idée ou sensation appelée chaleur, nous concluons de là que le soleil est la cause de la chaleur. Et de même en observant que le mouvement et le choc des corps sont accompagnés d’un son, nous sommes portés à penser que ce dernier est l’effet des autres qui le précèdent.

33. Les idées imprimées sur les sens par l’Auteur de la nature s’appellent des choses réelles ; et celles qui sont excitées dans l’imagination, et qui sont moins régulières, moins vives, moins constantes, s’appellent plus proprement idées ou images des choses dont elles sont des représentations et des copies. Mais nos sensations, pour vives et distinctes qu’elles soient, ne laissent pas d’être des idées, c’est-à-dire d’exister dans l’esprit et d’y être perçues, aussi véritablement que les idées que nous formons nous-mêmes. On accorde que les idées des sens ont plus de réalité, c’est-à-dire qu’elles sont plus fortes, plus cohérentes et ordonnées que les créatures de l’esprit (mind) ; mais ce n’est point une raison pour qu’elles existent hors de l’esprit (mind). Elles sont aussi moins dépendantes de l’esprit (spirit) ou substance pensante qui les perçoit, attendu qu’elles sont excitées par la volonté d’un autre et plus puissant esprit (spirit). Cependant ce sont toujours des idées, et certainement une idée, qu’elle soit faible ou qu’elle soit forte, ne peut exister autrement qu’en un esprit (mind) qui la perçoit.

  1. Cette division n’est pas marquée par des titres dans le texte de Berkeley ; elle est indiquée dans l’édition Fraser (Préface aux Principes, I, 219). Nous la reproduisons pour faciliter la lecture de l’ouvrage.
  2. Seconde édition : « Pour en être convaincu, le lecteur n’a qu’à réfléchir, et à essayer de séparer dans sa propre pensée, l’existence d’une chose sensible et le fait qu’elle est perçue. »
  3. Cette dernière phrase ne se trouve que dans la seconde édition.