Les Principes de la connaissance humaine/Introduction

Traduction par Charles Renouvier.
Texte établi par André Lalande, Georges BeaulavonArmand Collin (p. 3-21).



INTRODUCTION




1. La philosophie n’étant pas autre chose que l’étude de la Sagesse et de la Vérité, on pourrait raisonnablement s’attendre à ce que ceux qui lui ont consacré le plus de temps et de peines eussent l’esprit plus calme et plus serein, trouvassent plus de clarté et d’évidence dans la connaissance, et fussent assiégés de moins de doutes et de difficultés que les autres hommes. Cependant, voici ce que nous voyons. La masse illettrée du genre humain, qui suit la grande route du sens commun, et dont la nature dicte la conduite, est pour la plus grande partie exempte d’inquiétude et de trouble. À ceux-là, rien de ce qui est familier ne paraît inexplicable ou difficile à comprendre. Ils ne se plaignent pas d’un manque d’évidence dans leurs sens, et ne sont point en danger de devenir sceptiques. Mais nous n’avons pas plutôt laissé là les sens et l’instinct pour suivre la lumière d’un principe supérieur, pour raisonner, méditer, réfléchir à la nature des choses, que mille scrupules s’élèvent dans nos esprits au sujet de ces mêmes choses que nous croyions auparavant comprendre parfaitement. Les préjugés et les erreurs des sens se découvrent de tous côtés à notre vue. Nous essayons de les corriger par la raison, et nous voilà insensiblement conduits à des paradoxes inouïs, à des difficultés, à des contradictions, qui se multiplient sous nos pas à mesure que nous avançons dans la spéculation. À la fin, après avoir erré dans bien des labyrinthes, nous nous retrouvons juste où nous étions, ou, ce qui est pis, nous nous fixons dans un misérable scepticisme.

2. On croit que la cause en est dans l’obscurité des choses, ou dans la faiblesse et l’imperfection de notre entendement. Nos facultés, dit-on, sont en petit nombre, et la nature les a destinées pour l’entretien et les plaisirs de la vie, non pour pénétrer l’essence intime et la constitution des choses. De plus, l’esprit de l’homme est fini, et quand il traite de choses qui participent de l’infinité, il ne faut pas s’étonner qu’il soit jeté dans des difficultés et des contradictions dont il est impossible qu’il se tire jamais ; car il est de la nature de l’infini de n’être pas compris par ce qui est fini.

3. Mais peut-être montrons-nous trop de partialité pour nous-mêmes, quand nous mettons la faute originellement sur le compte de nos facultés, et non pas plutôt du mauvais emploi que nous en faisons. Il est dur de supposer que de droites déductions tirées de principes vrais puissent aboutir à des conséquences impossibles à soutenir ou à concilier entre elles. Nous devrions croire que Dieu n’a pas témoigné si peu de bonté aux fils des hommes, que de leur donner le puissant désir d’une connaissance qu’il aurait placée absolument hors de leur atteinte. Cela ne serait point conforme aux généreuses méthodes ordinaires de la Providence, qui, à côté de tous les appétits qu’elle peut avoir implantés dans les créatures, a coutume de mettre à leur portée les moyens dont la mise en œuvre bien entendue ne saurait manquer de les satisfaire. Par-dessus tout, j’incline à croire que la plus grande partie des difficultés, sinon toutes, auxquelles se sont amusés jusqu’ici les philosophes, et qui ont fermé le chemin de la connaissance, nous sont entièrement imputables ; — que nous avons commencé par soulever la poussière, et qu’ensuite nous nous sommes plaints de n’y pas voir.

4. Mon dessein est donc d’essayer si je pourrai découvrir quels sont les principes qui ont introduit cette incertitude et ces doutes, ces absurdités, ces contradictions qu’on rencontre chez les différentes sectes en philosophie ; si bien que les hommes les plus sages ont cru notre ignorance irrémédiable et en ont cherché la cause dans la lourdeur naturelle et les limites de nos facultés. Et certes, c’est une œuvre qui mérite bien qu’on y mette toute sa peine, que celle qui consiste à faire une exacte recherche des premiers principes de la connaissance humaine, à les examiner de tous les côtés et passer au crible ; surtout quand il y a quelque fondement à ce soupçon, que les difficultés et les obstacles qui arrêtent l’esprit dans la recherche de la vérité ne tiennent pas tant à l’obscurité ou à la nature compliquée des objets, ou au défaut naturel de l’entendement, qu’à de faux principes auxquels on s’est attaché et dont on aurait pu se garder.

5. Quelque difficile que soit l’entreprise, et quelque peu encouragé que je m’y trouve si je songe combien d’hommes d’un grand et extraordinaire génie ont formé avant moi le même dessein, je ne laisse pas de concevoir quelque espérance. Je me dis, en effet, que les vues les plus longues ne sont pas toujours les plus nettes, et que celui qui a la vue courte, étant obligé de regarder l’objet de plus près, peut quelquefois discerner par une inspection plus étroite et plus serrée ce que des yeux beaucoup meilleurs que les siens n’ont pas aperçu.

6. Afin de préparer l’esprit du lecteur à mieux comprendre ce qui suit, il est à propos de placer ici quelques mots en guise d’introduction, touchant la nature et les abus du langage. Mais pour débrouiller ce sujet, je suis conduit en quelque mesure à anticiper sur mon plan, et à m’occuper de la cause à laquelle paraissent dus en grande partie les embarras et perplexités de la spéculation et les innombrables erreurs et difficultés qui se rencontrent dans toutes les branches de la connaissance. Cette cause, c’est l’opinion où l’on est que l’esprit possède un pouvoir de former des idées abstraites ou notions des choses. Quiconque n’est pas tout à fait étranger aux écrits des philosophes et à leurs disputes doit nécessairement avouer que la question des idées abstraites y tient une bonne place. On croit qu’elles sont d’une manière plus spéciale l’objet des sciences comprises sous les noms de Logique et Métaphysique, et de tout ce qui passe pour souverainement pur et sublime en fait de savoir. C’est à peine si dans tout cela on trouverait une question traitée de façon à ne pas supposer que ces sortes d’idées existent dans l’esprit et lui sont bien familières.

7. Il est accordé de tous les côtés que les qualités, ou modes des choses, n’existent jamais réellement chacune à part et par elle-même, séparée de toutes les autres, mais qu’elles sont mélangées, pour ainsi dire, et fondues ensemble, plusieurs en un même objet. Or, nous dit-on, l’esprit étant apte à considérer chaque qualité isolément en la détachant des autres auxquelles elle est unie, doit par ce moyen se former des idées abstraites. Par exemple, la vue perçoit un objet étendu et coloré qui se meut. Cette idée mixte ou composée, l’esprit la résout en ses parties constituantes et simples, et, envisageant chacune en elle-même à l’exclusion du reste, il doit former les idées abstraites d’étendue, couleur et mouvement. Non qu’il se puisse que la couleur ou le mouvement existent sans l’étendue ; mais c’est que l’esprit peut se former par abstraction l’idée de couleur, exclusivement à l’étendue, et de mouvement, exclusivement tout à la fois à la couleur et à l’étendue.

8. De plus, l’esprit ayant reconnu que les étendues particulières perçues par les sens nous offrent quelque chose de commun et de pareil en toutes, et puis certaines autres choses spéciales, comme telle ou telle figure ou grandeur, qui les distinguent entre elles, il considère à part, il prend isolément et en soi-même ce qu’il y a de commun, et il en fait, parmi toutes les idées de l’étendue, l’idée la plus abstraite, qui n’est ni ligne, ni surface, ni solide, n’a aucune figure, ni aucune grandeur, mais est une idée entièrement détachée de toutes celles-là. Par le même procédé, l’esprit, laissant de côté dans toutes les couleurs particulières perçues par les sens ce qui les distingue les unes des autres, et retenant seulement ce qui leur est commun à toutes, fait une idée de la couleur en abstrait, laquelle n’est ni rouge, ni bleue, ni blanche, ni d’aucune autre couleur déterminée. De même encore, en considérant le mouvement séparément non seulement du corps qui est mû, mais aussi de la figure qu’il décrit dans son mouvement, et de toute direction ou vitesse particulières, on forme l’idée abstraite de mouvement ; et cette idée correspond également à tous les mouvements particuliers que les sens peuvent percevoir.

9. Et de même que l’esprit se forme des idées abstraites des qualités ou modes, ainsi, et à l’aide du même procédé de séparation mentale, il obtient des idées abstraites des êtres les plus composés qui renferment diverses qualités coexistantes. Par exemple, observant que Pierre, Jacques et Jean se ressemblent par de certaines propriétés de forme ou autres qualités, qui leur sont communes, l’esprit laisse de côté, dans l’idée composée ou complexe de Pierre, ou de Jacques, ou de tout autre homme particulier, ce qui est spécial à chacun, garde seulement ce qui est commun à tous, et construit de la sorte une idée abstraite de laquelle participent également tous les particuliers. Il y a donc séparation totale et retranchement de toutes les circonstances et différences qui pourraient déterminer cette idée à une existence particulière. Et de cette manière on dit que nous arrivons à l’idée abstraite de l’homme, ou, si l’on veut, de l’humanité ou nature humaine. La couleur fait partie de cette idée, il est vrai, parce que nul homme n’est sans couleur, mais ce ne peut être ni le blanc, ni le noir, ni aucune couleur particulière, vu qu’il n’y a pas de couleur particulière que tous les hommes aient en partage. La stature en fait aussi partie, mais ce n’est ni une grande, ni une petite, ni même une moyenne taille, mais quelque chose qui s’abstrait de toutes. Et ainsi du reste. De plus, comme il existe une grande variété d’autres créatures qui participent en certains points, non pas en tous, de l’idée complexe de l’homme, l’esprit laissant de côté tous les traits particuliers aux hommes et ne gardant que ceux qui sont communs à toutes les créatures vivantes, forme l’idée de l’animal, idée obtenue par abstraction, non seulement de tous les hommes particuliers, mais encore de tout ce qu’il y a d’oiseaux, de bêtes, de poissons et d’insectes. Les parties constitutives de l’idée abstraite de l’animal sont le corps, la vie, le sentiment et le mouvement spontané. Par le corps on entend le corps sans aucune forme particulière ou figure, car il n’y a point de forme ou figure commune à tous les animaux ; sans rien qui le couvre, comme poils, plumes, écailles, etc. ; non pas nu cependant, puisque les poils, les plumes, les écailles, la nudité sont des propriétés distinctives des animaux particuliers, et, pour cette raison, doivent être écartées de l’idée abstraite. D’après la même considération, le mouvement spontané ne doit être ni la marche, ni le vol, ni la reptation ; c’est néanmoins un mouvement ; mais ce mouvement, qu’est-il ? Il n’est pas facile de le concevoir.

10. Si d’autres possèdent cette merveilleuse faculté d’abstraire leurs idées, ce sont eux qui peuvent le mieux nous le dire ; quant à moi [j’ose me tenir pour certain que je ne la possède pas][1], je reconnais bien que j’ai la faculté d’imaginer, de me représenter les idées de ces choses particulières que j’ai perçues et de les composer et diviser de différentes manières. Je peux imaginer un homme à deux têtes, ou les parties supérieures d’un homme jointes au corps d’un cheval. Je peux considérer la main, l’œil, le nez, chacun à part, pris séparément du reste du corps. Mais alors cette main que j’imagine, ou cet œil doivent avoir quelque forme et couleur particulières. Pareillement l’idée d’un homme, que je me forme, doit être celle d’un homme blanc, noir ou basané, droit ou tordu, de grande, petite ou moyenne taille. Je ne saurais par aucun effort de pensée concevoir l’idée abstraite ci-dessus définie. Et il m’est également impossible de former l’idée abstraite du mouvement, distinct du corps mû, et qui n’est ni rapide ni lent, ni droit ni curviligne. J’en dirai autant de toutes les autres idées générales abstraites. À parler net, j’avoue que je suis capable d’abstraction, en un sens ; c’est quand je considère, séparées des autres, certaines parties ou qualités qui leur sont unies en quelque objet, mais qui cependant peuvent exister réellement sans elles. Mais je nie que je puisse détacher les unes des autres, ou concevoir séparément des qualités dont l’existence ainsi séparée est impossible ; ou que je puisse former une notion générale par la séparation d’avec les particuliers de la manière que j’ai rapportée ; et ce sont là les deux propres acceptions du mot abstraction. Or, il y a de bonnes raisons de penser que la plupart des hommes reconnaîtront volontiers leur cas dans le mien. La masse des simples et des illettrés n’a aucune prétention aux notions abstraites. On dit qu’elles sont difficiles et qu’on n’y arrive pas sans peine et sans étude ; et nous pouvons raisonnablement conclure que dès lors elles sont le lot exclusif des savants.

11. Je passe maintenant à l’examen des raisons qu’on allègue en faveur de la doctrine de l’abstraction. J’essaierai de découvrir ce que c’est qui rend les hommes de spéculation enclins à embrasser une opinion aussi éloignée du sens commun que celle-là paraît l’être. Un [éminent] philosophe récent, justement estimé, a prêté sans nul doute une grande force à cette opinion, en paraissant croire que la différence la plus considérable entre la bête et l’homme, quant à l’entendement, consiste en ce que celui-ci a des idées générales. « Avoir des idées générales, c’est, dit-il, ce qui établit une distinction parfaite entre l’homme et les bêtes, et c’est une perfection à laquelle les facultés des bêtes n’atteignent jamais. Nous n’observons évidemment point de traces en eux de l’emploi de signes généraux pour marquer des idées universelles, et nous sommes par là fondés à imaginer qu’ils n’ont pas la faculté d’abstraire, ou de former des idées générales, puisqu’ils n’ont point l’usage des mots ou d’autres signes généraux. » Et un peu après : « Je crois donc que nous pouvons supposer que c’est en cela que les espèces des bêtes sont distinguées des hommes, et que telle est la propre différence qui les sépare, et finit par mettre entre les unes et les autres une si énorme distance ; car si les bêtes ont des idées et ne sont pas de pures machines (comme quelques-uns le prétendent) nous ne saurions nier qu’elles aient de la raison à un certain degré. Et pour moi, il me paraît aussi évident qu’il y en a quelques-unes qui raisonnent en certaines rencontres, qu’il me paraît quelles ont du sentiment ; mais c’est seulement sur des idées particulières qu’elles raisonnent, selon que leurs sens les leur présentent. Les plus parfaites d’entre elles sont renfermées dans ces étroites bornes, n’ayant, je crois, la faculté de les étendre par aucune sorte d’abstraction. » (Locke, Essai sur l’entendement humain, liv. II, chap. xi.) Je tombe volontiers d’accord avec le savant auteur, sur ce que les facultés des bêtes ne peuvent aucunement atteindre à l’abstraction. Mais si l’on fait de ce trait la propriété distinctive de cette sorte d’animaux, j’ai peur que parmi eux il ne faille compter un bien grand nombre de ceux qui passent pour des hommes. La raison ainsi alléguée pour prouver qu’il n’y a nul fondement à croire que les bêtes ont des idées abstraites, c’est que nous n’observons pas qu’elles se servent des mots ni d’aucuns signes généraux ; elle repose sur la supposition que l’usage des mots implique qu’on a des idées générales ; et il suit de là que les hommes, qui usent du langage, sont capables d’abstraire ou généraliser leurs idées. Que ce soit là le sens et l’argument de l’auteur, on peut s’en assurer par la réponse qu’il fait à une question qu’il se pose à un autre endroit : « Puisque toutes les choses qui existent ne sont que particulières, comment arrivons-nous aux termes généraux ? » La réponse est celle-ci : « Les mots deviennent généraux quand ils sont pris pour signes des idées générales. » (Liv. III, chap. iii.) Je ne puis me ranger à cette opinion, car je pense qu’un mot devient général quand il est pris pour signe, non d’une idée générale abstraite, mais de différentes idées particulières, chacune desquelles est suggérée indifféremment à l’esprit par ce mot. Par exemple, quand on dit que « le changement survenu dans le mouvement est proportionnel à la force imprimée », ou que « toute étendue est divisible », ces propositions doivent s’entendre du mouvement et de l’étendue en général ; et pourtant il ne suit pas de là qu’elles me suggèrent l’idée d’un mouvement sans un corps mû ou sans aucune direction ni vitesse déterminée, ni que je puisse concevoir une idée générale abstraite d’étendue qui ne soit ni ligne, ni surface, ni volume, ni grande, ni petite, ni blanche, ni noire, ni rouge, ni d’aucune autre couleur déterminée. Tout ce qu’on peut entendre, c’est que n’importe quel mouvement particulier que je considère, qu’il soit lent ou rapide, perpendiculaire, horizontal ou oblique, et à quelque corps qu’il s’applique, l’axiome énoncé se trouve également vrai. Et de même pour l’autre axiome, qui est vrai de toute étendue particulière, tant ligne que surface ou volume, ou de telle ou telle grandeur ou figure qu’elle puisse être.

12. Observons comment les idées deviennent générales, et nous pourrons mieux juger comment les mots se font généraux. Et ici on remarquera que je ne nie point absolument qu’il y ait des idées générales, mais seulement qu’il y ait des idées générales abstraites. Dans les passages que j’ai cités, où il est fait mention des idées générales, on suppose toujours qu’elles sont formées par abstraction, de la manière exposée ci-dessus (8 et 9). Maintenant, si nous voulons donner une signification aux mots et ne parler que de ce que nous pouvons concevoir, nous reconnaîtrons, je crois, qu’une idée qui, étant considérée en elle-même, est particulière, devient générale, quand on la prend pour représenter toutes les autres idées particulières de la même sorte et en tenir lieu. Afin d’éclaircir ceci par un exemple, supposons un géomètre qui démontre la méthode à suivre pour couper une ligne en deux parties égales. Il trace, si l’on veut, une ligne noire d’un pouce de longueur ; mais cette ligne, particulière en elle-même, est néanmoins générale quant à la signification, puisque, de la manière dont on s’en sert, elle représente toutes les lignes particulières quelconques ; tellement, que ce qui est démontré d’elle est démontré de toutes les lignes, ou, en d’autres termes, démontré d’une ligne en général. Et comme cette ligne particulière devient générale en étant faite signe, ainsi ce nom « ligne », qui, pris absolument, est particulier, de ce qu’il est pris pour signe, est fait général. Et comme la première tient sa généralité de ce qu’elle est le signe, non d’une idée abstraite ou générale, mais de toutes les lignes droites particulières qui puissent exister, ainsi le second doit être regardé comme tirant sa généralité de la même cause, à savoir des lignes particulières diverses qu’il dénote indifféremment.

13. Pour donner au lecteur un aperçu encore plus clair de la nature des idées abstraites et des services pour lesquels on les croit indispensables, je citerai un autre extrait de l’Essai sur l’entendement humain : « Les idées abstraites ne se présentent pas si tôt ni si aisément que les idées particulières aux enfants ou à un esprit qui n’est pas encore habitué à cette manière de penser. Que si elles paraissent aisées à former à des hommes faits, ce n’est qu’à cause du constant et du familier usage qu’ils en ont fait ; car si nous les considérons exactement, nous trouvons que les idées générales sont des fictions et des inventions de l’esprit, qui entraînent de la difficulté avec elles et qui ne se présentent pas si aisément que nous sommes portés à nous le figurer. Prenons, par exemple, l’idée générale d’un triangle ; quoiqu’elle ne soit pas la plus abstraite, la plus étendue et la plus malaisée à former, il est certain qu’il faut quelque peine et quelque adresse pour se la représenter ; car il ne doit être ni obliquangle, ni rectangle, ni équilatéral, ni isoscèle, ni scalène, mais tout cela à la fois et nul de ces triangles en particulier. Dans le fait, il est quelque chose d’imparfait qui ne peut exister, une idée dans laquelle certaines parties tirées d’idées différentes et inconciliables sont mises ensemble. Il est vrai que dans l’état d’imperfection où se trouve notre esprit il a besoin de ces idées et qu’il se hâte de les former le plus tôt qu’il peut pour communiquer plus aisément ses pensées et étendre ses propres connaissances, deux choses auxquelles il est naturellement fort enclin. Mais avec tout cela, l’on a raison de regarder de telles idées comme des marques de notre imperfection ; ou du moins cela suffit pour faire voir que les idées les plus générales, les plus abstraites, ne sont pas celles que l’esprit reçoit les premières et avec le plus de facilité, ni celles sur qui roule sa première connaissance[2]. » Si quelqu’un a la faculté de former en son esprit une idée comme celle du triangle défini de la sorte, il serait vain de prétendre la lui enlever par la discussion, et je ne m’en chargerais pas. Tout ce que je veux, c’est que le lecteur s’assure pleinement du fait et sache s’il a une telle idée ou non. Ce n’est, ce me semble, une tâche bien pénible pour personne. Quoi de plus aisé que de regarder un peu dans ses propres pensées et de chercher si l’on a, si l’on peut parvenir à avoir, une idée qui corresponde à la définition que l’on vient de voir de l’idée générale d’un triangle, — qui n’est ni obliquangle, ni rectangle, ni équilatéral, ni isoscèle, ni scalène, mais à la fois tous ces triangles et nul de ces triangles ?

14. Cet auteur s’étend sur la difficulté qu’entraînent les idées abstraites, sur la peine qu’il faut prendre et l’adresse qu’il faut avoir pour les former ; et on s’accorde de tous côtés à reconnaître qu’il est besoin d’un grand travail d’esprit pour détacher ses pensées des objets particuliers et les élever aux sublimes spéculations qui ont trait aux idées abstraites. Il serait naturel d’en conclure, semble-t-il, qu’une chose aussi difficile que l’est la formation des idées abstraites n’est pas nécessaire pour communiquer, chose tellement simple et familière à toutes les sortes d’hommes. On nous dit que si ces idées paraissent à la portée des hommes faits, et aisées, c’est seulement qu’un usage constant et familier les leur a rendues telles ; mais je voudrais bien savoir en quel temps les hommes s’occupent de surmonter la difficulté en question, et de se mettre en possession de ces aides nécessaires du discours ? Ce ne peut être après qu’ils sont formés, puisqu’à ce moment ils ne s’aperçoivent pas qu’ils aient aucune peine de ce genre à prendre ; il reste donc que ce soit l’affaire de leur enfance. Et certes, ce grand et multiple travail qu’exige la construction des idées abstraites doit être une rude tâche pour cet âge tendre. N’est-ce pas dur à imaginer, que deux enfants ne puissent babiller entre eux, à propos de hochets et de bonbons, avant qu’ils aient mis en bloc d’innombrables incompatibilités, et construit de la sorte en leurs esprits des idées générales abstraites et annexé ces idées à chaque nom commun dont ils font usage ?

15. Et je ne crois ces idées en rien plus utiles pour étendre la connaissance que pour servir aux communications. On appuie beaucoup, je le sais, sur ce point, que toute connaissance et toute démonstration portent sur des notions universelles. Cela, je l’accorde pleinement. Mais je ne vois pas que ces notions soient formées par l’abstraction de la manière exposée plus haut. L’universalité, en effet, autant que je puis la comprendre, ne consiste pas dans la nature ou dans la conception positive, absolue, de quelque chose, mais bien dans la relation de l’universel aux objets particuliers qu’il signifie et représente. C’est en vertu de cette relation que les choses, les noms et les notions, qui sont particuliers en leur nature propre, deviennent universels. Ainsi, quand je démontre une proposition sur les triangles, on suppose que j’ai en vue l’idée universelle d’un triangle : ce qu’il ne faut pas entendre en ce sens que je pourrais former l’idée d’un triangle qui ne serait ni équilatéral, ni scalène, ni isoscèle ; mais, bien en ce sens que le triangle particulier que je considère, n’importe de quelle espèce il est, tient lieu de tous les triangles rectilignes quelconques et les représente également. C’est en ce sens-là qu’il est universel. Tout ceci me semble clair et entièrement exempt de difficultés.

16. Mais on demandera ici comment il nous est possible de savoir qu’une proposition est vraie de tous les triangles particuliers, à moins que nous n’en possédions la démonstration relative à l’idée abstraite d’un triangle qui convienne également à tous ? Car de ce qu’une propriété peut être démontrée comme appartenant à quelque triangle particulier, il ne suit point de là qu’elle appartienne également à un autre triangle qui n’est pas le même sous tous les rapports. Par exemple, si j’ai démontré que les trois angles d’un triangle rectangle isoscèle sont égaux à deux angles droits, je n’en pourrai pas conclure que la même relation existe pour tous les autres triangles qui n’ont ni un angle droit ni deux de leurs côtés égaux entre eux. Il paraît donc que, pour être certain qu’une proposition est universellement vraie, nous devrions en donner pour chaque triangle particulier une démonstration particulière, ce qui est impossible, ou donner une démonstration une fois pour toutes, appliquée à l’idée abstraite d’un triangle, dont participent indifféremment tous les triangles particuliers, et par laquelle ils sont tous également représentés. — Je réponds à cette objection qu’encore que l’idée que j’ai en vue lorsque je donne ma démonstration soit celle, par exemple, d’un triangle rectangle isoscèle dont les côtés ont des grandeurs déterminées, je ne laisse pas de pouvoir être certain qu’elle s’étend à tous les autres triangles rectilignes, de quelques espèces ou grandeurs qu’ils se rencontrent. La raison de cela, c’est que ni l’angle droit, ni l’égalité des côtés, ni leurs longueurs, déterminées comme elles le sont, ne se trouvent intéressés dans la démonstration. Il est vrai que le diagramme que j’ai en vue renferme toutes ces particularités, mais il n’en est pas fait la moindre mention dans tout le cours de la preuve apportée de la proposition. Il n’est pas dit que les trois angles soient égaux à deux droits parce que l’un d’eux est droit, ou parce que les côtés qui le comprennent sont de la même longueur. Cela montre suffisamment que l’angle aurait pu être oblique au lieu d’être droit, et que les côtés auraient pu être inégaux, et qu’avec tout cela la démonstration subsisterait. Telle est la raison pour laquelle je conclus que ce que j’ai démontré du triangle particulier, rectangle, isoscèle, est vrai du triangle obliquangle ou du scalène ; et ce n’est nullement parce que ma démonstration a porté sur l’idée abstraite d’un triangle[3].

17. Ce serait une besogne interminable aussi bien qu’inutile de suivre les scolastiques, ces grands maîtres de l’abstraction, dans les nombreux et inextricables labyrinthes de dispute et d’erreur où ils paraissent avoir été engagés par leur doctrine des notions et natures abstraites. Combien de querelles et de controverses, quelle savante poussière soulevée autour de ces sujets, et quel grand avantage est résulté de tout cela pour l’espèce humaine, ce sont choses aujourd’hui trop connues pour qu’il soit besoin d’insister. Passe encore si les mauvais effets de cette doctrine ne se fussent pas étendus plus loin que les gens qui en faisaient ouvertement profession. Quand on songe à tant de travail, d’activité et de talent qui ont été consacrés pendant de longs siècles à la culture et au progrès des sciences, et qu’on voit néanmoins la plus grande partie des sciences, la plus grande de beaucoup, restée dans l’incertitude et l’obscurité, livrée à des disputes qui semblent ne devoir jamais finir ; quand cette partie même de la connaissance qu’on regarde comme fondée sur les démonstrations les plus claires et les plus convaincantes renferme des paradoxes parfaitement inconciliables avec les entendements des hommes, et quand finalement une très petite portion de tout cet ensemble procure à l’humanité de réels avantages, ou quelque chose de plus que de l’amusement et des distractions innocentes ; quand, dis-je, on pense sérieusement à tout cela, on doit se sentir porté au découragement et tenté de prendre en mépris toutes les études. Mais cet état de choses peut changer à la suite d’un examen et d’une reconnaissance des faux principes qui sont arrivés à dominer dans le monde. Entre tous il n’en est aucun dont l’empire me paraisse s’étendre plus loin et plus profondément sur les pensées des hommes de spéculation que le principe des idées générales abstraites.

18. Je passe à examiner la source de cette notion régnante ; c’est, je pense, le langage. Et assurément il faut qu’elle tienne à quelque chose dont l’étendue ne le cède point à celle de la raison elle-même, pour nous expliquer une opinion si universellement répandue. Entre autres motifs d’admettre cette source, nous avons le franc aveu des plus habiles défenseurs des idées abstraites, car ils reconnaissent que leur destination est de nommer. Il résulte clairement de là que, s’il n’existait pas telle chose que la parole, ou les signes universels, on n’aurait jamais pensé le moins du monde à l’abstraction. Voyez l’Essai sur l’entendement humain, l. III, chap. vi, § 39 et autres passages.

Cherchons donc de quelle manière les mots ont causé originairement la méprise.

Premièrement, on croit que tout nom a ou doit avoir une signification unique, fixe et précise ; et par là on est enclin à penser qu’il existe certaines idées déterminées abstraites qui constituent la seule et véritable signification immédiate de chaque nom général ; et que c’est par l’intermédiaire de ces idées abstraites qu’un nom général en vient à signifier une chose particulière. Mais, au vrai, il n’existe rien de tel qu’une signification définie et précise annexée à chaque nom général : ils signifient tous indifféremment un grand nombre d’idées particulières. C’est ce qui suit évidemment de ce qu’on a dit ci-dessus, et chacun s’en rendra aisément compte avec un peu de réflexion. On objectera que tout nom qui a une définition est par là même astreint à une certaine signification ; un triangle, par exemple, étant défini une surface plane comprise entre trois lignes droites, ce nom de triangle est ainsi limité pour désigner une certaine idée et non pas une autre. Je réponds qu’il n’est point dit dans la définition que la surface soit grande ou petite, noire ou blanche, ni si les côtés sont longs ou courts, égaux ou inégaux, ni de quels angles ils sont inclinés les uns sur les autres ; et comme il peut y avoir en tout cela de grandes variétés, il n’y a point en conséquence d’idée unique et fixe qui limite la signification du mot triangle. Autre chose est d’affecter constamment un nom à la même définition, autre de le prendre pour représenter partout la même idée. Le premier procédé est nécessaire, le second est inutile et impraticable.

19. Mais pour mieux expliquer la manière dont les mots arrivent à produire la doctrine des idées abstraites, il faut remarquer que c’est une opinion reçue que le langage n’a point d’autre fin que de servir à la communication de nos idées, et que tout nom significatif représente une idée. La chose étant ainsi, et vu qu’il est d’ailleurs certain que des noms qu’on ne regarde pas comme entièrement insignifiants ne désignent pourtant pas toujours des idées concevables particulières, on en conclut aussitôt qu’ils représentent des idées abstraites. Qu’il y ait beaucoup de noms en usage parmi les hommes spéculatifs, qui ne suggèrent pas toujours aux autres des idées particulières déterminées, ou même, à vrai dire, qui n’en suggèrent d’aucune sorte, c’est ce que personne ne niera. Et un peu d’attention nous montre qu’il n’est point nécessaire (même dans les raisonnements les plus exacts) que les noms significatifs qui représentent des idées excitent dans l’entendement, toutes les fois qu’ils sont employés, ces idées que leur fonction est de représenter. En effet, on se sert en très grande partie des noms, soit en lisant, soit en discourant, comme on fait des lettres en algèbre, lesquelles désignent respectivement des quantités particulières, sans qu’on soit obligé pour cela, et pour procéder correctement, de penser à chaque instant, à propos de chaque lettre, à la quantité particulière qu’elle est appelée à représenter.

20. De plus, la communication des idées marquées par les mots n’est pas la seule ni la principale fin du langage, ainsi qu’on le suppose communément. Il y en a d’autres, comme d’éveiller une passion, de porter à une action ou d’en détourner, de mettre l’esprit dans une disposition particulière. Pour ces dernières fins du langage, la communication de l’idée ne vient souvent qu’en sous-ordre, et quelquefois est omise entièrement quand elles peuvent être obtenues sans elle ; je crois que le cas n’est pas rare dans l’usage familier. Que le lecteur veuille bien réfléchir et se consulter : n’arrive-t-il pas fréquemment, quand on écoute ou qu’on lit un discours, que les passions de la crainte, de l’amour, de la haine, de l’admiration, du mépris, ou d’autres encore, naissent immédiatement dans l’esprit, à la perception de certains mots sans que des idées s’y présentent en même temps ? Au début, sans doute, les mots peuvent avoir occasionné les idées propres à exciter ces émotions ; mais on reconnaîtra, si je ne me trompe, qu’après que le langage est une fois devenu familier, la perception des sons ou la vue des caractères ont pour accompagnement immédiat les passions qui n’étaient produites originairement que par l’intervention des idées ; et celles-ci sont alors omises. Ne pouvons-nous, par exemple, être affectés par la promesse qui nous est faite de quelque bonne chose, quoique nous n’ayons aucune idée de ce que c’est ? Ou n’est-ce pas assez qu’on nous menace d’un danger, pour que nous éprouvions de la crainte, quoique nous ne pensions à aucun mal particulier qui semble devoir nous atteindre, et que nous ne nous fassions cependant aucune idée du danger en abstrait ? Si l’on veut joindre quelque peu de réflexion personnelle à ce qui a été dit, on verra, je crois, évidemment, que les noms généraux s’emploient souvent conformément aux règles du langage, sans que celui qui parle les affecte à marquer des idées présentes à son esprit et qu’il voudrait faire naître, par leur moyen, dans l’esprit de celui qui écoute. Même les noms propres ne semblent pas toujours prononcés en vue de produire la représentation des individus qu’ils sont censés désigner. Par exemple, quand un savant de l’École m’assure qu’« Aristote a dit cela », tout ce que je comprends qu’il veut obtenir par là, c’est de me disposer à embrasser son opinion par l’effet de la déférence que la coutume a attaché à ce nom d’Aristote. Et c’est aussi ce qui a lieu instantanément chez les esprits habitués à soumettre leur jugement à l’esprit de ce philosophe. Il est clair que nulle idée de sa personne, de ses écrits ou de sa réputation ne se présente avant celle-là, [tant la connexion est étroite et immédiate, que la coutume peut établir entre ce mot même : Aristote, et les mouvements d’assentiment et de respect dans les esprits de certains hommes.] On peut donner d’innombrables exemples de ce fait ; mais pourquoi insister sur des choses que chacun confirmera certainement par sa propre expérience ?

21. Nous avons, je crois, montré l’impossibilité des idées abstraites, examiné ce que leurs plus habiles partisans ont dit en leur faveur, et essayé de faire voir qu’elles ne sont d’aucune utilité pour les fins auxquelles on les a regardées comme nécessaires. Enfin, nous les avons suivies en remontant jusqu’à leur source, qui paraît être évidemment le langage.

On ne saurait nier que les mots soient souverainement utiles, en ce que, par leur moyen, toute cette masse des connaissances acquises par les travaux accumulés des investigateurs de tous les siècles et de toutes les nations peut être mise sous les yeux et en la possession d’une simple personne. Mais la plus grande partie de la connaissance a été si étrangement embarrassée et obscurcie par l’abus des mots, par les modes généraux du discours qui ont servi à la transmettre, qu’il est presque permis de se demander si le langage a plus contribué à l’avancement des sciences qu’à leur retardement. Puisque l’entendement est sujet à ce point à se laisser tromper par les mots, je suis décidé à en faire dans mes recherches le moindre usage qu’il me sera possible[4] : quelques idées que j’aie à considérer, je tâcherai de me les représenter toutes nues, dans leur pureté, et de bannir de ma pensée, autant que j’en serai capable, ces noms qu’un long et constant usage leur a si étroitement liés. J’espère retirer de cette résolution les avantages suivants :

22. Premièrement, je suis sûr de m’affranchir de toutes les controverses purement verbales, espèces de mauvaises herbes dont la croissance a été le principal obstacle à la vraie et solide connaissance.

Secondement, j’ai là, ce semble, un moyen certain de me débarrasser du filet subtil des idées abstraites, qui a si misérablement entravé et embrouillé les esprits, et encore avec cette circonstance particulière que, plus un homme avait de finesse et de curiosité pour la recherche, plus il était exposé à être pris dans ce filet et à s’y voir engagé profondément et solidement retenu.

Troisièmement, aussi longtemps que je restreins mes pensées à mes idées propres, dépouillées des mots, je ne vois pas comment je pourrais être aisément trompé. Les objets que je considère, je les connais clairement et adéquatement. Je ne puis être déçu en pensant que j’ai une idée que je n’ai point. Il n’est pas possible que j’imagine que certaines de mes idées sont semblables ou dissemblables entre elles, quand elles ne le sont pas réellement. Pour discerner l’accord ou le désaccord entre mes idées, pour voir quelles idées sont renfermées dans une idée composée, et lesquelles ne le sont pas, rien de plus n’est requis qu’une perception attentive de ce qui se passe en mon entendement.

23. Mais tous ces avantages ne peuvent m’être assurés qu’autant que j’aurai complètement évité d’être induit en erreur par les mots ; et c’est ce que j’ose à peine me promettre, tant c’est chose difficile de dissoudre l’union des idées et des mots, si anciennement formée, et confirmée par une si longue habitude. La difficulté semble avoir été fortement accrue par la doctrine de l’abstraction. Aussi longtemps, en effet, que les hommes ont cru que des idées abstraites étaient attachées aux mots, il ne faut pas s’étonner qu’ils aient pris des mots pour des idées, puisqu’il ne leur a pas été possible de laisser de côté le mot et de garder dans l’esprit l’idée abstraite, qui en elle-même est parfaitement inconcevable. Je crois voir là la principale raison pour laquelle ceux qui ont si fortement recommandé aux autres de mettre de côté tout emploi des mots dans leurs méditations, et de contempler leurs idées à l’état de pureté, ont manqué eux-mêmes à l’observation de cette règle. Dans ces derniers temps, plusieurs ont été frappés des opinions absurdes et des disputes vides de sens dont l’abus des mots a été la cause. Pour remédier à ce mal, ils nous conseillent judicieusement de porter notre attention sur les idées signifiées et de la détourner des mots qui les signifient. Mais quelque bon que puisse être un avis ainsi donné à autrui, il est clair qu’on ne s’y conforme pas suffisamment soi-même, tant que l’on pense que l’unique usage immédiat des mots est de signifier les idées, et que la signification immédiate de tout nom général est une idée abstraite déterminée[5].

24. Mais quand on a une fois reconnu que ce sont là des erreurs, il devient facile d’éviter de s’en laisser imposer par les mots. Celui qui sait n’avoir que des idées particulières ne s’intriguera pas inutilement pour découvrir et comprendre l’idée abstraite attachée à un nom. Et celui qui sait que les noms ne représentent pas toujours des idées s’épargnera la peine de chercher des idées là où il n’y a place pour aucune. Il serait donc à désirer que chacun fît tous ses efforts pour arriver à une vue claire des idées dont il aurait à s’occuper, les séparant de tout l’attirail et de l’embarras des mots qui contribuent tant à aveugler le jugement et diviser l’attention. C’est vainement que nous portons notre vue jusque dans les cieux, et que nous cherchons à pénétrer dans les entrailles de la terre ; vainement que nous consultons les ouvrages des savants et que nous marchons sur les traces obscures de l’antiquité. Mais écartons seulement le rideau des mots et nous contemplerons l’arbre admirable de la connaissance, dont le fruit est excellent et à la portée de notre main.

25. Si nous ne prenons pas soin de soustraire les premiers principes de la connaissance aux embarras et aux illusions des mots, nous pouvons raisonner à l’infini sur les mots, en pure perte ; nous pouvons tirer conséquences sur conséquences, et n’en être pas plus avancés. Au contraire, plus nous irons et plus nous nous trouverons irrémédiablement perdus, enfoncés profondément dans les difficultés et dans l’erreur. Je supplie donc quiconque voudra lire les pages qui suivent de faire de mes mots l’occasion de sa propre pensée, et de tâcher de prendre en les lisant le même cours de pensées que j’ai pris en les écrivant. Il lui sera facile ainsi de reconnaître si ce que je dis est vrai ou faux. Il n’y aura pas pour lui le moindre danger d’être trompé par les mots dont je me sers, et je ne vois pas comment il pourrait être induit en erreur s’il s’applique à considérer ses propres idées à nu, sans déguisement.




  1. Omis dans la seconde édition.
  2. Livre IV, Chapitre vii, 9. — Nous nous servons, pour ce passage bien connu, de la traduction de Coste, en rétablissant seulement une phrase que ce traducteur a omise, celle dans laquelle Locke dit qu’une idée générale est une idée formée de parties contradictoires, quelque chose d’impossible. (Note de Renouvier.)
  3. Le passage important qui suit a été ajouté par Berkeley, dans la 2e édition de son ouvrage : « Et ici, il faut reconnaître qu’un homme peut considérer une figure simplement comme triangulaire sans se préoccuper de la nature de ses angles ou de la relation particulière qui existe entre ses côtés. Jusque-là, il a le pouvoir d’abstraire ; mais on ne prouvera jamais qu’en conséquence il puisse se former une idée abstraite et générale d’un triangle, idée composée d’éléments incompatibles. Et c’est encore de même que nous pouvons considérer Pierre jusque-là seulement qu’il est homme, ou jusque-là seulement qu’il est animal, sans pour cela nous former la susdite idée abstraite ou de l’homme ou de l’animal ; d’autant que tout ce qui est perçu n’est pas pris en considération. » (Note de Renouvier.)
  4. On ne retrouve dans la 2e édition de Berkeley ni ce membre de phrase sur le moindre usage possible à faire des mots, ni le doute émis un peu plus haut sur la question de l’utilité des mots supérieure à leurs inconvénients. (Note de Renouvier).
  5. C’est principalement Locke que Berkeley a en vue dans cette critique. Voyez l’Essai sur l’entendement humain, liv. III, chap. x et xi. (Note de Renouvier.)