Les Principes de la connaissance humaine/III

Traduction par Charles Renouvier.
Texte établi par André Lalande, Georges BeaulavonArmand Collin (p. 65-107).

III. — CONSÉQUENCES ET APPLICATIONS

85. J’en ai fini avec les objections, que j’ai tâché de présenter le plus clairement possible et avec tout le poids, toute la force que je pouvais leur donner. Nous procéderons maintenant à l’exposition de notre doctrine envisagée dans ses conséquences. Quelques-unes paraissent à première vue : celle-ci, par exemple, que nombre de questions difficiles et obscures, sur lesquelles on a beaucoup spéculé en pure perte, sont entièrement bannies de la philosophie. « Si une substance corporelle peut penser » ; « la Matière est divisible à l’infini » ; « comment elle opère sur l’esprit » ; ces problèmes et d’autres du même genre ont de tout temps amusé considérablement les philosophes. Mais comme ils dépendent de l’existence de la Matière, il n’y a plus place pour eux dans nos principes. Il y a bien d’autres avantages encore à en tirer, soit pour la religion, soit pour les sciences, et dont la preuve est aisée d’après nos prémisses ; mais c’est ce qu’on verra plus clairement dans ce qui suit.

86. Il résulte des principes qu’on a établis que la connaissance humaine peut naturellement se classer sous deux chefs : les idées, les esprits. Je les examinerai successivement.

Premièrement, les idées ou choses non pensantes. Notre connaissance à cet endroit a été jetée dans l’obscurité et la confusion, et nous sommes tombés dans de très dangereuses erreurs, pour avoir supposé une double existence des objets des sens : l’une intelligible, ou dans l’esprit ; l’autre réelle et hors de l’esprit. Ainsi l’on a cru que les choses non pensantes avaient une existence naturelle propre, et distincte du fait qu’elles sont perçues par les esprits (spirits). Cette supposition, qui procède, je l’ai montré, si je ne me trompe, de la notion la plus absurde et la plus dénuée de fondement, est la vraie racine du scepticisme. Car aussi longtemps que les hommes pensent que les choses réelles existent hors de l’esprit, et que leur connaissance n’arrive à être réelle que pour autant qu’elle est en conformité avec les choses réelles, ils ne peuvent être certains d’avoir aucune connaissance quelconque. Comment serait-il possible de connaître que les choses qui sont perçues sont conformes à celles qui ne sont pas perçues, qui existent hors de l’esprit ?

87. La couleur, la figure, le mouvement, l’étendue et les autres qualités, considérées simplement comme autant de sensations dans l’esprit, sont parfaitement connues, n’y ayant rien en elles qui ne soit perçu. Mais si on les regarde comme des marques ou images rapportées à des choses ou archétypes existant hors de l’esprit, on tombe en plein dans le scepticisme. On ne voit que des apparences, et non les qualités réelles des choses. Ce que peuvent être l’étendue, la figure ou le mouvement de quelque chose, réellement et absolument, ou en soi, il nous est impossible de le connaître : nous ne savons que la relation qu’ils soutiennent avec nos sens. Les choses demeurant les mêmes, nos idées varient, et laquelle d’entre celles-ci représente la vraie qualité réellement existante dans la chose, ou même s’il y en a une qui possède ce privilège, il n’est pas en notre pouvoir de le décider. Ainsi, autant que nous sachions, tout ce que nous voyons, entendons et sentons peut n’être que fantôme et vaine chimère, et ne s’accorder nullement avec les choses réelles, existantes in rerum natura. Tout ce scepticisme [qu’on affecte] provient de ce qu’on suppose qu’il y a une différence entre les choses et les idées, et que les premières subsistent hors de l’esprit ou imperçues. Il serait facile de s’étendre sur ce sujet et de montrer comment l’argumentation des sceptiques en tous temps dépend de la supposition des objets externes. [Mais ceci paraît trop évident pour qu’on s’y arrête.]

88. Tant que nous attribuons une existence réelle aux choses non pensantes, une existence distincte de leur être perçu, il nous est non seulement impossible de connaître avec évidence la nature d’un être quelconque non pensant, mais même de savoir qu’il existe. De là vient que nous voyons des philosophes se défier de leurs sens et douter de l’existence du ciel et de la terre, de tout ce que nous voyons ou sentons, et jusque de leur propre corps. Et après bien des peines et des efforts de pensée, ils sont forcés d’avouer que nous ne pouvons obtenir aucune connaissance évidente de soi, ou démonstrative, de l’existence des choses sensibles. Mais tous ces doutes, qui égarent et confondent l’esprit, et rendent la philosophie ridicule aux yeux du monde, s’évanouissent quand nous attachons un sens à nos paroles, au lieu de nous amuser à des mots comme « absolu », « externe », « exister », portant nous ne savons quelles significations. Pour ma part, je pourrais aussi bien douter de mon propre être que de l’être de ces choses que je perçois actuellement par les sens ; car il y aurait contradiction manifeste à ce qu’un objet sensible fût immédiatement perçu par la vue et le toucher, et en même temps n’eût pas d’existence dans la nature, l’être-perçu étant l’existence même d’une chose non pensante.

89. Rien ne semble de plus d’importance pour élever un système solide de connaissance réelle, à l’épreuve des assauts de scepticisme, que de placer au commencement une claire explication de ce qu’on entend par chose, réalité, existence. C’est vainement qu’on disputera de la réelle existence des choses, ou qu’on prétendra en avoir une connaissance quelconque, tant qu’on n’aura pas fixé le sens de ces mots. Chose ou Être est le plus général de tous les noms. Il comprend deux espèces entièrement distinctes et hétérogènes, et qui n’ont rien de commun que le nom : à savoir les esprits et les idées. Les esprits sont des substances actives, indivisibles [incorruptibles] ; les idées sont des êtres inertes, fugitifs, [des états passifs périssables], ou des êtres dépendants, qui ne subsistent point par eux-mêmes, mais qui ont pour supports les esprits (minds) ou substances spirituelles dans lesquelles ils existent.

< Nous obtenons la connaissance de notre propre existence par le sentiment intérieur ou la réflexion, et celle des autres esprits (spirits) par la raison. Nous pouvons être dits avoir quelque connaissance ou notion de nos propres esprits (minds), des esprits (spirits) et êtres actifs, desquels, à parler strictement, nous n’avons pas des idées. De même, nous connaissons les relations entre les choses ou idées, nous en avons des notions ; ces relations sont distinctes des idées, ou choses en relation, vu que nous pouvons percevoir ces dernières sans que nous percevions pour cela les premières. Pour moi, il me semble que les idées, les esprits (spirits) et les relations sont, en leurs classes respectives, l’objet de la connaissance humaine et le sujet du discours, et que ce serait étendre improprement le mot idée que de lui faire signifier tout ce que nous connaissons ou dont nous pouvons avoir une notion. >

90. Les idées imprimées sur les sens sont choses réelles, existent réellement. Ceci, nous ne le nions pas, mais nous nions qu’elles puissent exister en dehors des esprits qui les perçoivent, ou qu’elles soient des ressemblances de certain archétypes existant hors de l’esprit, puisque l’être même d’une sensation ou idée consiste en l’être-perçu, et qu’une idée ne peut ressembler à rien qu’à une idée. Maintenant, les choses perçues par les sens peuvent être nommées externes eu égard à leur origine, en ce qu’elles ne sont pas engendrées du dedans par l’esprit (mind) lui-même, mais bien imprimées par un Esprit (Spirit) distinct de celui qui les perçoit. Pareillement, on peut dire que les objets sensibles existent « hors de l’esprit » ; on le dit alors en un autre sens : on entend qu’ils existent en quelque autre esprit. C’est ainsi que si je ferme les yeux, les choses que j’ai vues existent encore mais alors il faut que ce soit dans un autre esprit.

91. Ce serait une erreur de penser que ce qui est dit ici déroge le moins du monde à la réalité des choses. Il est admis, selon les principes reçus, que l’étendue, le mouvement et, en un mot, toutes les qualités sensibles ont besoin d’un support et ne sont pas aptes à subsister par elles-mêmes. Or les objets perçus par les sens ne sont, on en convient, que des combinaisons de ces qualités, et par conséquent ne peuvent subsister par eux-mêmes. Sur tout ceci on est d’accord. Ainsi, quand nous refusons aux choses perçues par les sens une existence indépendante d’un support ou substance en laquelle elles puissent exister, nous ne nous écartons en rien de l’opinion reçue de leur réalité : on ne peut nous reprocher aucune innovation sous ce rapport. Toute la différence consiste en ce que, selon nous, les choses non pensantes perçues par les sens n’ont point d’existence qui soit distincte de l’être-perçu, et ne peuvent donc exister en aucune substance autre que ces substances inétendues, indivisibles, ou esprits (spirits), qui agissent, pensent et les perçoivent. Au lieu de cela, les philosophes tiennent communément que les qualités sensibles existent dans une substance inerte, étendue, non percevante, qu’ils appellent Matière. Et ils attribuent à cette matière de subsister naturellement, extérieurement à tous les êtres pensants, distincte de l’être-perçu par un esprit quelconque, même par l’esprit éternel du Créateur, en qui ils ne supposent que de simples idées des substances corporelles qu’Il a créées, si tant est qu’ils veuillent bien accorder qu’elles sont créées.

92. Car, si nous avons montré que la doctrine de la Matière, ou Substance corporelle, a été le principal pilier et soutien du scepticisme, il est également vrai que les édifices impies de l’athéisme et de l’irréligion se sont tous élevés sur le même fondement. On a jugé tellement difficile de concevoir la Matière comme tirée du néant, que les plus illustres d’entre les philosophes de l’antiquité, et ceux-là mêmes qui soutenaient l’existence de Dieu, ont posé la Matière incréée et coéternelle avec Lui. Combien la substance matérielle a été favorable aux athées de tous les âges, il serait inutile de le rapporter. Tous leurs monstrueux systèmes en sont dans une dépendance tellement visible et nécessaire, que si on leur retire cette pierre angulaire, ils ne peuvent faire autrement que de crouler de fond en comble. Aussi ne vaut-il pas la peine de nous en occuper davantage, et d’examiner plus particulièrement les absurdités de chaque misérable secte d’athées.

93. Que des personnes impies et profanes s’abandonnent volontiers à ces systèmes qui favorisent leurs inclinations, en tournant la substance immatérielle en dérision, en supposant l’âme divisible et sujette à corruption aussi bien que le corps — ce qui est exclure tout dessein, toute intelligence et toute liberté de la formation des choses, et mettre à la place, pour la racine et l’origine de tous les êtres, une substance non pensante et stupide, existante de soi, — on doit trouver cela tout naturel. Il est naturel que les mêmes personnes prêtent l’oreille à ceux qui nient la Providence, ou la surveillance des affaires de ce monde par un Esprit supérieur, et attribuent la série entière des événements à l’aveugle hasard, ou à la nécessité fatale qui naît de l’impulsion mutuelle des corps. Et, de l’autre côté, lorsque des hommes dont les principes sont meilleurs voient tous les ennemis de la religion attacher tant d’importance à la Matière non pensante et employer tant d’art et d’habileté à réduire toutes choses à cette fiction, ils devraient se féliciter, ce me semble, de les voir privés de leur grand appui et chassés de l’unique forteresse sans laquelle nos Épicuriens, Hobbistes et autres ne conservent plus même l’ombre d’un prétexte et sont on ne peut plus faciles à vaincre, et à bien peu de frais.

94. L’existence de la Matière ou des corps non perçus, n’a pas été seulement le principal appui des athées et des fatalistes, mais l’idolâtrie en toutes ses diverses formes en dépend également. Si les hommes considéraient une fois que le soleil, la lune et les étoiles, et tous les autres objets des sens, ne sont qu’autant de sensations dans leurs esprits, et dont toute l’existence n’est simplement que d’être perçues, ils cesseraient très certainement de se prosterner devant leurs propres idées et de les adorer ; ils adresseraient plutôt leurs hommages à l’Esprit invisible, éternel qui produit et soutient toutes choses.

95. Ce même principe absurde, en se mêlant aux articles de notre foi, a causé aux chrétiens des difficultés qui ne sont pas de peu d’importance. Au sujet de la Résurrection, par exemple, combien de scrupules et d’objections ont été soulevés par les sociniens, et par d’autres encore ! Mais la difficulté la plus plausible qu’il y ait ne dépend-elle pas de cette supposition qu’un corps est nommé le même, non pas eu égard à sa forme ou quant à ce qui est perçu par les sens, mais comme substance qui demeure la même sous différentes formes ? Ôtez cette substance matérielle, sur l’identité de laquelle toute la dispute porte ; entendez par corps ce que toute personne ordinaire entend simplement par ce mot : à savoir ce qui est immédiatement vu et senti, et qui n’est qu’une combinaison de qualités sensibles, ou idées, à l’instant même les objections les plus irréfutables tournent à rien.

96. La Matière, une fois bannie de la nature, emporte avec elle tant de notions sceptiques et impies, et un tel nombre, vraiment incroyable, de disputes et de questions embarrassantes qui ont été des épines au flanc des théologiens, aussi bien que des philosophes, et ont occasionné tant de travaux infructueux pour l’humanité, que, n’eussé-je pas produit contre elle des arguments allant jusqu’à la démonstration (comme il me semble évidemment qu’ils y vont), je suis sûr cependant que tous les amis du savoir, de la paix et de la religion ont lieu de désirer que je ne me trompe pas.

97. Après l’existence externe des objets de la perception, une autre grande source d’erreurs et de difficultés, par rapport à la connaissance intellectuelle, est la doctrine des idées abstraites, telle qu’elle a été exposée dans l’Introduction. Les choses les plus simples du monde, celles qui nous sont le plus familières et que nous connaissons parfaitement, paraissent étrangement difficiles et incompréhensibles quand on les considère d’une manière abstraite. Le temps, le lieu et le mouvement, pris dans le particulier et dans le concret, sont ce que tout le monde connaît ; mais, une fois passés par les mains des métaphysiciens, ils deviennent trop abstraits et raffinés pour être compris des hommes qui n’ont que le sens ordinaire. Dites à votre domestique de se trouver en tel temps, à tel lieu, et vous ne le verrez jamais s’arrêter à délibérer sur le sens de ces mots. Il n’éprouve pas la moindre difficulté à concevoir ce temps, ce lieu particulier, ou le mouvement par lequel il doit se rendre là. Mais si le temps est pris, abstraction faite de toutes ces actions et idées particulières qui diversifient la journée et comme la pure continuation d’existence, ou durée en abstrait, alors ce sera peut-être un embarras, même pour un philosophe, de le comprendre.

98. Pour mon compte, quand j’essaye de me faire une idée du temps simple, séparée de la succession des idées dans mon esprit, ayant lieu suivant un cours uniforme, et à laquelle participent tous les êtres, je me trouve embarrassé et perdu dans d’inextricables difficultés. Je n’en ai absolument pas de notion. J’entends seulement qu’on le dit infiniment divisible, et qu’on parle de lui d’une manière qui me conduit à accueillir des idées extraordinaires sur mon existence. Cette doctrine, en effet, nous met dans l’absolue nécessité d’admettre ou que nous passons des parties de durée innombrables sans avoir une pensée, ou que nous sommes anéantis à chaque moment de notre vie : deux choses qui semblent également absurdes. Le temps donc n’étant rien quand il est séparé de la succession des pensées dans nos esprits, il s’ensuit que la durée de tout esprit fini (finite spirit) doit se mesurer par le nombre des idées ou des actions qui se succèdent dans ce même esprit (spirit or mind). Et, par conséquent, il est clair que l’âme pense toujours. Au fait, qui voudra essayer de séparer dans ses pensées, ou d’abstraire l’existence d’un esprit (of a spirit) de sa cogitation s’apercevra, je crois, que ce n’est pas une tâche facile[1].

99. De même, quand nous essayons d’abstraire l’étendue et le mouvement de toutes les autres qualités, pour les considérer en eux-mêmes, nous les perdons aussitôt de vue et nous tombons dans de grandes extravagances. [C’est de là que naissent ces paradoxes bizarres, que « le feu n’est pas chaud », que « le mur n’est pas blanc », etc., ou que la chaleur et la couleur ne sont, dans les objets, que figure et mouvement.] Le tout dépend d’une double abstraction. La première consiste à supposer que l’étendue, par exemple, peut être séparée de toutes les autres qualités sensibles ; la seconde, que l’entité de l’étendue peut être séparée de son être-perçu. Mais quiconque réfléchira, et prendra soin de comprendre ce qu’il dit, reconnaîtra, si je ne me trompe, que toutes les qualités sensibles sont également des sensations et également réelles ; que là où est l’étendue, là aussi est la couleur, à savoir dans son esprit ; que leurs archétypes ne peuvent exister que dans quelque autre esprit ; que les objets des sens ne sont autre chose que ces sensations combinées, mêlées, ou, si l’on peut ainsi parler, concrétées ensemble, nulle d’entre elles ne pouvant être supposée exister non perçue ; [et que, par conséquent, le mur est blanc, tout comme il est étendu, et dans le même sens].

100. Ce que c’est pour un homme que d’être heureux, ou ce que c’est qu’un objet bon, chacun peut croire le savoir. Mais de se former une idée abstraite du bonheur, détaché de tous les plaisirs particuliers, ou de la bonté séparée de toute chose bonne, c’est à quoi peu de gens peuvent prétendre. Pareillement, un homme peut être juste et vertueux sans avoir des idées précises de la justice et de la vertu. L’opinion que ces mots et autres semblables représentent des notions générales, abstraites de toutes les personnes et actions particulières, semble avoir rendu la moralité très difficile et son étude de peu d’utilité pour le genre humain. [Et, en effet, on peut faire de grands progrès dans l’éthique des écoles sans être pour cela plus sage ou meilleur, ou sans savoir mieux qu’auparavant se conduire dans la vie, ou pour son propre avantage, ou pour celui de ses semblables.] Ce simple aperçu peut suffire à montrer que la doctrine de l’abstraction n’a pas peu contribué à corrompre les parties les plus utiles de la connaissance.

101. Les deux grandes provinces de la science spéculative, où l’on traite des idées reçues par les sens, sont la philosophie naturelle et les mathématiques. Je ferai sur chacun de ces sujets quelques observations.

Parlons d’abord de la philosophie naturelle. C’est là que triomphent les sceptiques. Tout cet arsenal d’arguments mis en avant pour déprécier nos facultés, et faire ressortir l’ignorance et la bassesse de l’homme, en est principalement tiré : ainsi ce qu’on dit d’un aveuglement invincible où nous serions vis-à-vis de la vraie et réelle nature des choses. Les sceptiques se plaisent à insister là-dessus avec force exagérations. Nous sommes, disent-ils, misérablement joués par nos sens, ils nous tiennent, en nous amusant, à l’extérieur et à l’apparence des choses. L’essence réelle, les qualités internes, et la constitution des objets même les plus misérables se dérobent à notre vue. Dans une goutte d’eau, dans un grain de sable, il y a quelque chose qu’il n’est pas au pouvoir de l’entendement humain de pénétrer et de comprendre. — Mais il est évident, d’après ce que nous avons montré, que toutes ces plaintes sont sans fondement, et que nous sommes influencés par de faux principes, jusqu’à perdre confiance en nos sens et penser que nous ne savons rien sur des choses dont nous avons au contraire une compréhension parfaite.

102. Une grande raison qui nous porte à nous déclarer ignorants de la nature des choses, c’est l’opinion courante d’après laquelle chaque chose contient en elle la cause de ses propriétés ; qu’il y a dans chaque objet une essence interne qui est la source d’où toutes ces qualités discernables découlent et dont elles dépendent. Certains ont prétendu expliquer les apparences par des qualités occultes ; mais on en est venu récemment à les ramener surtout à des causes mécaniques : figure, mouvement, poids et autres telles qualités des particules insensibles. Et pourtant il n’existe, dans le fait, d’autre agent ou cause efficiente que l’esprit (spirit), et il est évident que le mouvement est, comme toutes les autres idées, parfaitement inerte. (Voyez § 25.) On travaille donc nécessairement en vain, quand on s’efforce d’expliquer la production des sons ou des couleurs par la figure, le mouvement, la grandeur, etc. Aussi voyons-nous que les tentatives de cette espèce ne sont nullement satisfaisantes. Nous pouvons en dire généralement autant des explications dans lesquelles une idée ou qualité est assignée pour la cause d’une autre. Je n’ai pas besoin de dire combien d’hypothèses et de spéculations sont jetées de côté, et à quel point l’étude de la nature est abrégée par notre doctrine.

103. Le grand principe mécanique maintenant en vogue est l’attraction. Qu’une pierre tombe dans la direction de la terre, ou que la mer se renfle vers la lune, certains trouvent que c’est assez expliqué par là. Mais en quoi sommes-nous éclaircis de la chose, quand on nous dit qu’elle s’opère par attraction ? Est-ce parce que ce mot exprime un mode de tendance, à savoir celui qui a lieu quand les corps sont tirés les uns par les autres au lieu d’être poussés ou chassés les uns vers les autres ? Mais rien n’est déterminé, dans l’état de nos connaissances, touchant le mode d’action, qui pourrait être nommé avec autant de vérité « impulsion » ou « propulsion » qu’« attraction ». On explique également par l’attraction ce qu’on voit de la ferme cohérence des parties d’un corps, comme l’acier. Pourtant ni dans ce cas ni dans les autres, je ne m’aperçois pas qu’on exprime rien au delà de l’effet lui-même. Quant au mode de l’action par lequel il est produit, ou à la cause qui le produit, c’est à quoi l’explication ne vise seulement pas.

104. Il est vrai que si nous examinons les différents phénomènes et que nous les comparions, nous pouvons observer entre eux des ressemblances, une conformité. Par exemple, dans la chute d’une pierre sur le sol, dans le soulèvement de la mer vers la lune, dans la cohésion, dans la cristallisation, etc., il y a quelque chose de commun : l’union ou l’approche mutuelle des corps ; en sorte qu’aucun des phénomènes de ce genre ne peut sembler étrange ou surprenant à un homme qui a soigneusement observé et comparé les effets de la nature. On ne juge étonnant que ce qui n’est pas commun, ce qui est isolé, hors du cours ordinaire de notre observation. Que les corps tendent vers le centre de la terre, on ne le trouve pas étrange, attendu que c’est un fait perçu à tous les moments de la vie. Mais qu’ils gravitent pareillement vers le centre de la lune, ceci est bizarre et inexplicable aux yeux de la plupart des gens, parce qu’on ne s’en aperçoit que dans les marées. Mais un philosophe, dont les pensées s’étendent largement sur la nature, observe une certaine similitude des apparences, tant dans le ciel que sur la terre, d’où se conclut une tendance mutuelle de corps innombrables les uns vers les autres. Il donne alors le nom d’« attraction » à cette tendance, et tout ce qu’il peut y ramener, il le regarde à bon droit comme expliqué. Il explique ainsi les marées par l’attraction du globe terraqué vis-à-vis de la lune, et il ne voit là aucune singularité ou anomalie, mais seulement un exemple particulier d’une loi générale de la nature.

105. Si donc nous considérons la différence qui existe entre les philosophes qui s’occupent de philosophie naturelle et les autres hommes, par rapport à la connaissance des phénomènes, nous trouverons qu’elle ne dépend point d’une connaissance plus exacte de la cause efficiente qui les produit — car cette cause ne peut être autre que la volonté d’un esprit, — mais uniquement d’une largeur de compréhension, grâce à laquelle se découvrent les analogies, les harmonies, les accords des œuvres de la nature, et s’expliquent les effets particuliers. Ces effets s’expliquent, c’est-à-dire qu’ils sont ramenés à des lois générales (voyez § 62) ; et ces lois sont fondées sur l’uniformité et les analogies observées dans la production des effets naturels, ce qui les rend aussi le plus conformes à l’esprit et les lui fait rechercher. Elles étendent notre vue loin au delà de ce qui est présent et proche de nous, et nous permettent des conjectures très probables touchant des choses qui peuvent se produire à de grandes distances, tant de lieu que de temps, et des prédictions de celles qui doivent arriver. Cette espèce d’effort vers l’omniscience est d’un grand attrait pour l’esprit.

106. Mais il faut aller avec précaution dans ces sortes de choses, car nous sommes enclins à prêter trop de force aux analogies et nous nous livrons, au grand préjudice de vérité, à une certaine ardeur qui nous porte à étendre notre connaissance, à l’ériger en théorèmes généraux. Par exemple, dans la question de la gravitation, ou attraction mutuelle, il suffit que le phénomène nous apparaisse en beaucoup de cas pour que plusieurs aillent incontinent à le déclarer universel, à prononcer que c’est une qualité essentielle, inhérente à tous les corps possibles, d’attirer tous les autres corps et d’être attirés par eux. Cependant, il est évident que les étoiles fixes n’ont pas cette tendance les unes vers les autres ; et il s’en faut tellement que la gravitation soit une qualité essentielle aux corps, que, dans certains cas, le principe contraire semble ressortir de lui-même, comme dans l’accroissement des plantes dans le sens vertical, et dans l’élasticité de l’air. Il n’y a rien de nécessaire ou d’essentiel à envisager dans cette question. Tout y dépend de la volonté de l’Esprit qui gouverne. Il fait que certains corps adhèrent les uns aux autres ou tendent les uns vers les autres suivant différentes lois, et Il en tient d’autres à des distances fixes. À d’autres encore, Il donne une tendance toute contraire, à se séparer et à s’éloigner, exactement comme Il le juge convenable.

107. Nous pouvons maintenant, je crois, poser les conclusions suivantes. Premièrement, il est clair que les philosophes se livrent à un vain jeu, quand ils cherchent des causes efficientes naturelles, distinctes d’un esprit (mind or spirit). Secondement, considérant que la création tout entière est l’œuvre d’un Agent sage et bon, il conviendrait, ce semble, aux philosophes d’appliquer leurs pensées aux causes finales, contrairement à ce qu’en jugent quelques-uns, [car outre qu’il y aurait là une occupation attrayante pour l’esprit, on y trouverait ce grand avantage non seulement de dévoiler les attributs du Créateur, mais encore d’être guidé en bien des cas pour l’emploi propre et utile des choses]. J’avoue que je ne vois pas pour quelle raison on ne regarderait point comme une excellente manière de rendre compte des choses, et tout à fait digne d’un philosophe, celle qui consiste à marquer les fins diverses auxquelles les phénomènes naturels ont été adaptés, et pour lesquelles ils ont été inventés originairement avec une indicible sagesse. Troisièmement, il n’y a point de motif à prendre de ce qui précède, pour nous porter à abandonner l’étude de l’histoire de la nature, à renoncer aux observations et aux expériences. Si elles sont utiles aux hommes, si elles nous conduisent à tirer des conclusions générales, ce n’est point à cause de relations ou manières d’être immuables, données dans les choses elles-mêmes, mais uniquement par l’effet de la bonté de Dieu et de la bienveillance qu’il témoigne aux hommes dans l’administration du monde. (Voyez §§ 30 et 31.) Quatrièmement, une observation diligente des phénomènes à notre portée peut nous conduire à la connaissance des lois générales de la nature, et de là à la déduction des autres phénomènes. Je ne dis pas à leur démonstration, car toutes les déductions de cette espèce dépendent de la supposition que l’Auteur de la nature opère toujours d’une manière uniforme, et en observant constamment ces règles que nous prenons pour des principes ; et c’est ce que nous ne pouvons savoir avec évidence.

108. [Il ressort des sections 66 et suivantes que les méthodes constantes et régulières de la nature peuvent être nommées, sans impropriété, le langage dont son Auteur se sert pour nous découvrir ses attributs et diriger nos actes vers la commodité et le bonheur de la vie humaine. Et, pour moi], ceux qui formulent des règles générales d’après les phénomènes, et ensuite déduisent les phénomènes de ces règles, me semblent considérer des signes plutôt que des causes, [être des grammairiens, et leur art la grammaire de la nature. Il y a deux manières de s’instruire dans ce langage : l’une par la règle, l’autre par la pratique.] Un homme peut bien le lire et ne pas comprendre la grammaire, n’être pas capable de dire en vertu de quelle règle une chose est telle ou telle[2]. Et de même qu’il est fort possible d’écrire improprement, tout en observant strictement les règles de la grammaire, ainsi il peut arriver qu’en arguant des lois générales nous étendions l’analogie trop loin, et que nous tombions ainsi dans l’erreur.

109. [Continuons la comparaison.] De même que dans ses lectures, un homme sage aime mieux donner son attention au sens, et en tirer profit, que de s’arrêter à des remarques grammaticales sur le langage, ainsi en lisant le livre de la nature il me semble au-dessous de la dignité de l’esprit d’affecter une rigoureuse exactitude dans la réduction de chaque phénomène particulier à des règles générales, ou dans l’explication de la manière dont il résulte de ces règles. Nous devons nous proposer de plus nobles objets, comme d’élever et de récréer l’intelligence par la contemplation de la beauté, de l’ordre, de la grandeur et de la variété des choses naturelles ; puis d’agrandir par des inférences convenables les notions que nous possédons de la magnificence, de la sagesse et de la bonté du Créateur ; faire servir, enfin, autant qu’il est en nous, les différentes parties de la nature aux fins pour lesquelles elles ont été destinées : la gloire de Dieu, notre conservation et notre bien-être et ceux des créatures nos semblables.

110. [La meilleure grammaire de l’espèce dont nous parlons, est, on le reconnaîtra sans peine, un traité de Mécanique, démontré et appliqué à la nature par un philosophe d’une nation voisine, que le monde entier admire[3]. Je ne me permettrai pas de faire des remarques sur l’œuvre exécutée par ce génie extraordinaire. Seulement certaines choses qu’il a avancées sont si directement contraires à la doctrine que j’ai exposée jusqu’ici, que je croirais manquer à ce qu’on doit à l’autorité d’un si grand homme si je passais sans m’y arrêter[4].] Au début de ce traité justement admiré, le temps, l’espace et le mouvement sont distingués en absolus et relatifs, vrais et apparents, mathématiques et vulgaires. Cette distinction, ainsi que l’auteur l’explique amplement, suppose que ces quantités ont une existence hors de l’esprit, et qu’elles sont ordinairement conçues en relation avec les choses sensibles, avec lesquelles néanmoins elles ne soutiennent, en leur nature propre, aucune relation.

111. Quant au temps, il est pris là dans un sens absolu ou abstrait, pour durée ou continuation d’existence des choses ; je n’ai donc rien à ajouter à ce que j’ai dit à ce sujet (§§ 97 et 98). Quant aux autres notions, le célèbre auteur admet un espace absolu, qui, n’étant pas percevable aux sens, reste partout semblable à lui-même et immobile ; puis un espace relatif, pour en être la mesure, lequel étant mobile et défini par sa situation à l’égard des corps sensibles, est pris vulgairement pour l’espace immobile. Il définit le lieu une partie de l’espace occupée par un corps ; et selon que l’espace est absolu ou qu’il est relatif, le lieu est tel aussi. Le mouvement absolu est dit être le transport d’un corps d’un lieu absolu à un autre lieu absolu ; et, pareillement, le mouvement relatif, d’un lieu relatif à un autre lieu relatif. Et comme les parties de l’espace absolu ne tombent pas sous nos sens, nous sommes obligés de les remplacer par leurs mesures sensibles, et de définir le lieu et le mouvement par rapport à des corps que nous regardons comme immobiles. Mais on nous dit que nous devons, en matière philosophique, juger abstraction faite de nos sens, puisqu’il se peut que nul de ces corps qui nous semblent en repos ne le soit effectivement ; et que la même chose qui est mue relativement, soit réellement en repos ; de même aussi qu’un seul et même corps peut être en même temps en repos et en mouvement relatifs, ou se trouver mû en même temps de mouvements relatifs contraires, suivant que son lieu est défini de différentes manières. Toutes ces ambiguïtés doivent se rencontrer dans les mouvements apparents, mais non dans le mouvement vrai, ou absolu, qui seul, par conséquent, est à considérer en philosophie. Et les mouvements vrais se distinguent, nous dit-on, des mouvements apparents ou relatifs par les propriétés suivantes : 1o  Dans le mouvement vrai ou absolu, toutes les parties qui conservent les mêmes positions par rapport au tout partagent les mouvements du tout ; 2o  Si le lieu se meut, ce qui occupe le lieu se meut aussi, en sorte qu’un corps qui se meut dans un lieu lui-même en mouvement participe au mouvement de son lieu ; 3o  Un mouvement vrai n’est jamais produit ou modifié autrement que par une force appliquée au corps lui-même ; 4o  Un mouvement vrai est toujours modifié par une force appliquée au corps mû ; 5o  Dans un mouvement circulaire qui n’est que relatif, il n’y a pas de force centrifuge, tandis que dans le mouvement circulaire vrai, ou absolu, la force centrifuge est proportionnelle à la quantité de mouvement.

112. Mais, nonobstant ces propositions, je dois avouer qu’il me semble à moi qu’il ne peut exister de mouvement, si ce n’est relatif. Pour concevoir un mouvement, il faut concevoir au moins deux corps dont la distance ou position mutuelle est changée. Si donc il n’existait qu’un corps unique, il ne serait pas possible qu’il se mût. Ceci me semble très évident, en ce que l’idée que j’ai du mouvement implique nécessairement relation. [Quant à savoir si d’autres peuvent l’entendre différemment, un peu d’attention leur montrera ce qu’il en est.]

113. Mais quoique, en tout mouvement, on doive nécessairement concevoir plus d’un corps, il peut se faire cependant qu’un seul se meuve, savoir, celui auquel est appliquée la force qui cause le changement dans la distance ou la situation des corps. Sans doute le mouvement relatif peut s’entendre de telle sorte que tout corps s’appelle duquel la distance vient à changer par rapport à un autre corps, soit que la force < ou action > qui cause le changement lui soit ou non appliquée à lui-même. Cependant [je ne saurais accepter cette manière de voir, puisque l’on nous dit que] le mouvement relatif est celui qui est perçu par les sens et qui regarde les choses ordinaires de la vie, et dans ce cas tout homme pourvu de sens commun doit savoir ce que c’est aussi bien que le plus grand philosophe ; or, je le demande à tout homme, en ce sentiment qu’il a de son mouvement quand il va dans les rues, les pierres qu’il dépasse peuvent-elles être dites se mouvoir par la raison que la distance où elles sont de ses pieds change ? Il me semble qu’encore que le mouvement implique relation d’une chose à une autre, il n’est pas nécessaire pour cela que le nom de la relation s’applique à chacun de ses deux termes. Un homme peut bien penser à quelque chose qui ne pense pas. De même un corps peut être mû, s’approcher ou s’éloigner d’un autre corps, sans que celui-ci soit en mouvement. [Je parle du mouvement relatif, car je ne saurais en concevoir un autre.]

114. Suivant que le lieu est défini de différentes manières, le mouvement qui y est relatif varie. Un homme dans un vaisseau peut se dire en repos par rapport aux côtés du bâtiment, et en mouvement par rapport au rivage. Il peut se mouvoir vers l’est, au regard de l’un, et vers l’ouest au regard de l’autre. Dans les choses de la vie, les hommes ne vont jamais plus loin que la Terre pour définir le lieu d’un corps ; et ce qui est en repos relativement à elle passe pour l’être absolument. Mais les philosophes, qui étendent plus loin leurs pensées, et possèdent des notions plus justes sur le système du Monde, ont découvert que la Terre elle-même se meut. Ils semblent donc, afin de fixer leurs idées, concevoir le monde corporel comme fini, et prendre ses parois les plus immobiles, sa coque, pour le lieu qui peut servir à juger des vrais mouvements[5]. Si nous sondons nos propres conceptions, nous reconnaîtrons, je crois, que tout mouvement absolu dont nous pouvons nous former une idée n’est autre au fond que le mouvement relatif ainsi défini. Car, ainsi qu’on l’a déjà observé, le mouvement absolu, à l’exclusion de toute relation externe, est incompréhensible ; et, à cette espèce de mouvement relatif, toutes les propriétés, causes et effets, mentionnées ci-dessus et assignées au mouvement absolu, se trouveront, si je ne me trompe, applicables. Quant à ce qu’on a dit de la force centrifuge, qu’elle n’appartient nullement au mouvement circulaire relatif, je ne vois point comment on peut déduire cela de l’expérience qu’on allègue à l’appui (Voyez Newton, Philosophiae naturalis principia mathematica, Def. VIII, Schol.) ; car l’eau contenue dans le vase, au moment où elle est dite avoir le plus grand mouvement circulaire relatif, n’a, je pense, aucun mouvement. C’est ce qui est évident d’après le § précédent[6]

115. En effet, pour qu’on dise qu’un corps est mû, il faut : 1o  que sa distance ou sa situation par rapporta quelque autre corps éprouve un changement ; 2o  que la force qui cause ce changement lui soit appliquée. Si l’une de ces conditions manque, je ne pense pas que le sentiment des hommes ni la propriété du langage permettent de dire un corps en mouvement. J’accorde, sans doute, qu’il nous est possible de penser qu’un corps est mû quand nous voyons sa distance à quelque autre changer, quoique aucune force ne lui soit appliquée (c’est en ce sens qu’il peut y avoir des mouvements apparents) ; mais c’est alors parce que nous imaginons que la force qui cause le changement de distance est appliquée ou imprimée à ce corps que nous pensons se mouvoir. Et cela montre en vérité que nous sommes capables de nous tromper et de regarder comme en mouvement une chose qui n’est pas en mouvement ; et c’est tout[7].

116. Il s’ensuit de ce que nous avons dit que la considération philosophique du mouvement n’implique point l’être d’un espace absolu distinct de celui qui est perçu par les sens et rapporté aux corps. Qu’un tel espace ne puisse exister hors de l’esprit, cela résulte des mêmes principes qui servent à une semblable démonstration par rapport à tout objet des sens. Et peut-être trouverions-nous, en étudiant la question de près, que nous ne pouvons pas même nous former une idée d’un espace pur à l’exclusion de tout corps. C’est du moins une tâche au-dessus de ma capacité, je l’avoue, car il s’agit d’une idée abstraite au plus haut degré. Lorsque j’excite un mouvement en quelque partie de mon corps, s’il se fait librement et sans résistance, je dis : il y a de l’espace ; et si j’éprouve une résistance : il y a un corps ; et dans la mesure où la résistance au mouvement est plus grande ou moindre, je dis que l’espace est plus ou moins pur ; en sorte que, quand je parle de l’espace pur ou vide, il ne faut pas entendre par le mot espace une idée distincte du corps et du mouvement ou concevable en dehors d’eux, quoique nous soyons enclins à penser que tout nom substantif représente une idée distincte et séparable de toutes les autres, ce qui est la source d’une infinité d’erreurs. Quand donc je suppose le monde anéanti, à l’exception de mon propre corps, et que je dis que l’espace pur subsiste encore, cela veut dire seulement que dans cette hypothèse, je conçois la possibilité d’un mouvement de mes membres, en toutes directions, sans qu’ils éprouvent la moindre résistance. Mais si mon corps à son tour était anéanti, alors il n’y aurait plus de mouvement, et par conséquent plus d’espace. Peut-être pensera-t-on ici que le sens de la vue nous suggère l’idée de l’espace pur, mais il résulte clairement de ce que j’ai montré ailleurs, que les idées d’espace et de distance ne sont pas obtenues par le moyen de ce sens. (Voyez Essai sur la vision.)

117. Les vérités que nous établissons mettent fin, ce semble, à toutes les difficultés et disputes élevées parmi les savants, concernant la nature de l’espace pur. Mais le principal avantage qui nous en revient est d’être délivrés du dangereux dilemme auquel se jugent réduits plusieurs de ceux qui ont appliqué leurs pensées à ce sujet : ou de croire que l’Espace réel est Dieu, ou d’admettre qu’il y a quelque autre chose que Dieu d’éternel, incréé, infini, indivisible, immuable. Ces deux manières de voir peuvent être à bon droit regardées comme également pernicieuses et absurdes. Il est certain qu’ils ne sont pas peu nombreux, les théologiens aussi bien que les philosophes de grande notoriété, qui ont été conduits par la difficulté qu’ils ont trouvée, soit à concevoir l’espace limité, soit à le concevoir annihilé, à conclure qu’il doit être divin. Et quelques-uns, dans ces derniers temps, se sont appliqués particulièrement à montrer que les attributs incommunicables de Dieu lui conviennent[8]. Quelque indigne qu’une telle doctrine puisse paraître de la Nature divine, j’avoue que je ne vois point comment nous pouvons y échapper tant que nous demeurons attachés aux doctrines reçues.

118. Après nous être occupés de la philosophie naturelle, arrivons à quelques questions concernant l’autre grande branche de la connaissance spéculative : les mathématiques. Quelque vantées que ces sciences puissent être, pour cette clarté et cette certitude dans la démonstration, qu’il est partout ailleurs difficile de rencontrer, on ne saurait néanmoins les supposer entièrement exemptes d’erreurs, s’il se trouve qu’elles recèlent en leurs principes quelque fausse notion que les hommes qui les professent ont en commun avec le reste de l’humanité. Les mathématiciens déduisent leurs théorèmes avec un haut degré d’évidence, mais leurs premiers principes ne laissent pas de se trouver limités à la considération de la quantité. Ils ne s’élèvent pas à des recherches concernant les maximes transcendantales qui influent sur toutes les sciences particulières, et qui, si elles sont erronées, leur communiquent l’erreur à toutes, sans excepter les mathématiques. Que les principes posés par les mathématiciens soient vrais, et que la méthode de déduction dont ils se servent soit claire et incontestable, je ne le nie point. Mais je tiens qu’il peut y avoir certaines maximes fausses dont la portée dépasse l’objet des mathématiques, et qui, pour cette raison, ne sont point mentionnées expressément, mais bien tacitement supposées, dans tout le cours de cette science. Or les mauvais effets de ces erreurs secrètes qu’on n’examine pas se font sentir dans toutes ses branches. À parler franchement, je soupçonne que les mathématiciens ne sont pas moins profondément intéressés que les autres hommes dans les erreurs nées de la doctrine des idées abstraites et de l’existence des objets hors de l’esprit.

119. On a regardé l’arithmétique comme ayant pour objet les idées abstraites de nombre ; et la connaissance des propriétés et rapports mutuels des nombres passe pour une partie d’importance non médiocre de la connaissance spéculative. L’opinion qu’on a eue de la pure et intellectuelle nature des nombres, dans l’abstrait, les a mis en estime auprès de ces philosophes qui ont affecté une élévation et un raffinement extraordinaires de la pensée. C’est ce qui a donné du prix aux plus frivoles spéculations numériques, de nul usage dans la pratique et bonnes seulement pour amuser ; et certains esprits ont été atteints de cette manie au point de rêver de profonds mystères enveloppés dans les nombres, et de vouloir les employer à l’explication des choses naturelles. Mais si nous examinons bien nos propres pensées, en réfléchissant à ce qui a été dit ci-dessus, nous prendrons peut-être une pauvre idée de ces abstractions de haute volée, et nous regarderons les recherches qui portent exclusivement sur les nombres comme autant de difficiles nugæ, en ce qu’elles ont d’inutile dans la pratique ou pour ajouter aux avantages de la vie humaine.

120. Nous avons déjà parlé de l’unité dans l’abstrait (§ 13). Il résulte de ce que nous avons dit là, et dans l’introduction du présent ouvrage, qu’il n’existe point une telle idée. Et, comme le nombre est défini « une collection d’unités », on peut en conclure que, s’il n’existe pas telle chose que l’unité, ou l’un en abstrait, il n’existe pas non plus l’idées des nombres en abstrait, désignés par les noms numéraux et les chiffres. Si donc, en arithmétique, les théories sont abstraites des noms et des chiffres, comme aussi de toute application ou emploi, et des choses nombrées particulières, il est permis de supposer qu’elles sont absolument sans objet. On voit par là combien la science des nombres est subordonnée à la pratique et à quel point elle devient futile et vide quand on en fait matière de pure spéculation.

121. Cependant, comme il y a des personnes qui se laissent tromper par la spécieuse illusion de découvrir des vérités abstraites, et qui perdent leur temps à des théorèmes ou problèmes arithmétiques de nul usage, il ne sera pas mal que nous mettions plus pleinement en évidence la vanité de cette prétention. Elle ressortira pour nous d’un examen de l’arithmétique, considérée dans son enfance. Demandons-nous quel motif a porté primitivement les hommes à une telle étude, et quel objet ils se sont proposé. Il est naturel de penser que tout d’abord, afin de venir en aide à leur mémoire, et de faciliter le calcul, ils se sont servis de jetons, ou qu’ils ont tracé de simples traits, marqué des points, ou tout autre signe analogue, chacun desquels était pris pour signifier une unité, à savoir une chose unique de l’espèce dont ils se trouvaient avoir à faire le compte. Ensuite ils imaginèrent des moyens abrégés de faire qu’un seul caractère tînt lieu de plusieurs traits ou points. Finalement la notation des Arabes, ou des Indiens, vint en usage et permit d’exprimer dans la perfection tous les nombres par la répétition d’un petit nombre de caractères ou chiffres, dont la signification varie selon la place qu’on leur donne. Cette invention semble avoir été faite en imitation du langage, tant l’analogie est exacte entre les deux notations, l’une par noms, l’autre par chiffres, les neuf chiffres simples correspondant aux neuf premiers noms numéraux, et les places données aux chiffres, d’un côté, correspondant aux dénominations, de l’autre. En se conformant à ces conditions établies touchant les valeurs simples et les valeurs de position des chiffres, on a trouvé des méthodes pour déterminer, d’après les chiffres ou marques désignant les parties, les chiffres et positions de chiffres voulus pour représenter le tout de ces parties — ou vice versa. Dès que les chiffres cherchés sont obtenus grâce à la constante observation de la même règle, ou analogie, il est facile de les lire en leur substituant des mots, et le nombre est ainsi parfaitement connu ; car on dit que le nombre de certains objets particuliers est connu quand on connaît le nom ou les chiffres (les chiffres en leur due disposition) qui se rapportent à ce nombre en vertu de l’analogie établie. En effet, connaissant ces signes, nous pouvons par les opérations de l’arithmétique connaître les signes de toute partie des sommes particulières qu’ils signifient, et faisant ainsi porter le calcul sur les signes (à cause de la connexion établie entre eux et les multitudes distinctes des choses dont l’une est prise pour une unité), nous avons la faculté d’additionner, diviser et comparer correctement les choses que nous voulons nombrer.

122. Nous considérons donc en arithmétique non les choses, mais les signes, les signes qui néanmoins ne sont pas des objets d’étude pour eux-mêmes, mais qui nous dirigent dans nos actes à l’égard des choses et dans la manière convenable de disposer d’elles. Or il arrive, conformément à ce que nous avons observé touchant les mots en général (Introduction, § 19), qu’ici aussi l’on croit que les noms numéraux ou les caractères signifient des idées abstraites, du moment qu’ils ne suggèrent plus à l’esprit des idées de choses particulières. Je n’entrerai pas maintenant dans une dissertation plus détaillée sur ce sujet, mais je remarquerai qu’il résulte évidemment de ce qui a été dit que tout ce qui passe pour vérités abstraites et théorèmes concernant les nombres ne porte en réalité sur nul objet distinct des choses particulières nombrables, si ce n’est toutefois sur des noms et des caractères. Et ceux-ci se sont présentés uniquement à l’origine en qualité de signes, et comme propres à représenter les choses particulières, quelles qu’elles fussent, que les hommes avaient besoin de compter. Il suit de là que de les étudier pour eux-mêmes serait tout juste aussi sage et bien entendu que si, négligeant l’emploi véritable, l’intention première et le service d’utilité du langage, on consacrait son temps à des critiques déplacées sur les mots, ou à des raisonnements et à des controverses purement verbales.

123. Passons des nombres à l’étendue, qui est l’objet de la géométrie. La divisibilité infinie de l’étendue finie, encore qu’on ne l’ait point expressément posée comme un axiome ou comme un théorème, dans les éléments de cette science, s’y trouve cependant partout supposée ; et on la regarde comme ayant une connexion si essentielle avec les principes et les démonstrations, comme en étant tellement inséparable, que les mathématiciens n’élèvent jamais un doute à son sujet et ne la mettent pas en question. Cette notion est la source de tous ces ridicules paradoxes géométriques qui répugnent si directement au simple sens commun et ne pénètrent qu’avec tant de peine dans un esprit que l’érudition n’a point encore gâté ; et c’est aussi la principale cause de toutes ces finesses, de cette extrême subtilité qui rend l’étude des mathématiques si difficile et si ennuyeuse. D’après cela, si nous pouvons montrer qu’une étendue finie ne contient pas des parties innombrables, n’est pas infiniment divisible, nous débarrasserons la géométrie d’un grand nombre de difficultés et de contradictions qu’on a toujours regardées comme un sujet de reproche pour la raison humaine ; et en même temps nous rendrons l’étude de cette science beaucoup plus courte et moins pénible qu’elle ne l’a été jusqu’ici.

124. Toute étendue particulière finie qui peut être l’objet de notre pensée est une idée qui n’existe que dans l’esprit et dont, par conséquent, chaque partie doit être perçue. Si donc je ne puis percevoir des parties innombrables dans une étendue finie, que je considère, il est certain qu’elles n’y sont pas contenues ; or il est évident que je ne puis distinguer des parties innombrables dans une ligne ou surface, ou dans un solide que je perçois par les sens, ou que je me figure en mon esprit ; je conclus donc qu’elles n’y sont pas contenues. Rien n’est plus clair pour moi que ceci : que les étendues que j’envisage ne sont autre chose que mes propres idées ; et il n’est pas moins clair que je ne puis résoudre une de mes idées en un nombre infini d’autres idées ; en d’autres termes, que mes idées ne sont pas infiniment divisibles. Si l’on entend par étendue finie quelque chose de distinct d’une idée finie, je déclare que je ne sais ce que c’est ; je ne pourrais en ce cas en affirmer ou nier quoi que ce soit. Mais si les mots étendue, parties, etc., sont pris en un sens concevable, à savoir pour des idées, dire qu’une étendue finie, une quantité finie est composée de parties infinies en nombre, c’est une contradiction si visible, si éclatante, que chacun la reconnaît au premier coup d’œil ; et il est impossible qu’une créature raisonnable y donne son assentiment, à moins d’y être conduite par degrés, à tout petits pas : comme un Gentil converti peut l’être à la croyance de la transsubstantiation. Des préjugés anciens et enracinés se changent souvent en principes, et ces propositions qui ont une fois acquis la force et le crédit d’un principe passent pour être dispensées d’examen par privilège, elles d’abord, et puis aussi tout ce qu’on en peut déduire. Il n’y a pas d’absurdité si grossière que, par ce moyen, l’esprit de l’homme ne puisse être disposé à avaler.

125. Celui dont l’entendement est prévenu en faveur de la doctrine des idées abstraites peut [aisément] se persuader que (quoi que l’on pense d’ailleurs des idées des sens) l’étendue, en abstrait, est infiniment divisible. Et quiconque pense que les objets des sens existent hors de l’esprit pourra être amené par là à admettre qu’une ligne qui n’a qu’un pouce de long peut contenir des parties innombrables, réellement existantes, quoique trop petites pour être discernées. Ces erreurs sont ancrées dans les intelligences des géomètres, aussi bien que dans celles des autres hommes, et influencent pareillement leurs raisonnements ; et il ne serait pas difficile de montrer que les arguments géométriques dont on fait usage pour soutenir l’infinie divisibilité de l’étendue ont là leur fondement. [Nous trouverons plus tard, si c’est nécessaire, un lieu convenable pour traiter cette question en détail.] À présent, nous remarquerons seulement d’une manière générale la raison qui rend tous les mathématiciens si obstinément attachés à cette doctrine.

126. On a observé ailleurs (Introduction, § 15) que les théorèmes et démonstrations de la géométrie ont trait à des idées universelles, et l’on a expliqué en quel sens cela doit être compris : savoir que les lignes et figures contenues dans le diagramme, sont censées là pour d’autres innombrables de différentes dimensions. En d’autres termes, le géomètre les considère abstraction faite de leur grandeur ; ce qui n’implique point qu’il se forme une idée abstraite, mais seulement qu’il ne s’occupe pas de telle ou telle grandeur particulière ; qu’il regarde ce point comme chose indifférente pour la démonstration. Il suit de là qu’une ligne sur le plan, pas plus longue qu’un pouce, peut être traitée dans le raisonnement, comme si elle contenait dix mille parties, puisqu’on ne l’envisage pas en elle-même, mais en tant qu’elle est universelle. Et si elle est universelle, c’est seulement dans sa signification, en vertu de laquelle elle représente d’innombrables lignes plus grandes qu’elle, et qui peuvent se prêter à la distinction de dix mille parties ou plus, en leur contenu, tandis qu’elle-même peut n’être pas de plus d’un pouce. De cette manière, les propriétés des lignes signifiées sont transférées à leurs signes, par une figure de rhétorique usuelle, et c’est là le point de départ de l’erreur qui les attribue effectivement à ceux-ci, considérés en leur propre nature.

127. Comme il n’existe point de nombre de parties si grand qu’il ne soit possible qu’une certaine ligne en contienne encore davantage, la ligne d’un pouce est dite en contenir plus qu’aucun nombre assignable ; et cela est vrai, non du pouce pris absolument, mais des choses dont il est le signe. Les hommes ne retenant pas cette distinction en leurs pensées glissent dans la croyance que cette petite ligne particulière tracée sur le papier contient des parties innombrables. Il n’existe pas telle chose que la dix-millième partie d’un pouce ; mais telle chose existe pour un mille géographique, ou pour le diamètre terrestre, que ce pouce peut signifier. Si donc je trace un triangle sur le papier et que je donne à l’un de ses côtés une longueur qui ne dépasse pas un pouce, par exemple, mais qui me représente le rayon de la terre, je le considérerai comme divisé en 10,000 en 100,000 parties ou plus. Et en effet, quoique la dix-millième partie de cette ligne considérée en elle-même ne soit rien du tout et puisse, par conséquent, être négligée sans erreur ou inconvénient aucun ; comme les lignes tracées ne font que marquer des quantités plus grandes, desquelles il se peut que la dix-millième partie soit très considérable, il faut que, pour prévenir de notables erreurs dans la pratique, le rayon soit tenu pour être formé de dix mille parties ou plus.

128. On voit clairement d’après ceci, pour quelle raison, en vue de l’universalité de l’application d’un théorème, il faut qu’on parle des lignes tracées sur le papier comme si elles contenaient des parties qu’elles ne contiennent réellement pas, en quoi faisant, on reconnaîtra peut-être par un examen approfondi de la matière, que nous ne saurions concevoir un millier de parties, entrant dans la composition d’un pouce, mais seulement dans la composition d’une autre ligne beaucoup plus grande que lui, qu’il représente. Et quand nous disons qu’une ligne est infiniment divisible nous entendons (si tant est que nous entendions par là quelque chose) une ligne infiniment grande[9]. L’observation que nous faisons ici rend bien compte, ce semble, du principal motif qu’on a eu de regarder l’infinie divisibilité de l’étendue finie comme nécessaire en géométrie.

129. Les difficultés et contradictions nées de ce faux principe auraient pu être prises, on le croirait, pour autant de démonstrations propres à le renverser. Mais, en vertu de je ne sais quelle logique, on tient que les preuves a posteriori ne sont pas admissibles contre les propositions relatives à l’infini ; comme s’il n’était pas impossible, même à un Esprit Infini, de faire accorder des contradictions, ou comme si quelque chose d’absurde et qui répugne à la raison pouvait avoir une connexion nécessaire avec la vérité ou en découler. Mais qui considérera la faiblesse d’une telle prétention jugera qu’elle a été imaginée pour flatter la paresse de l’esprit, qui aime mieux rester dans un indolent scepticisme que de se donner beaucoup de peine et de pousser jusqu’au bout un examen sévère de principes qu’il a toujours tenus pour vrais.

130. La spéculation sur les infinis a été récemment poussée si loin et s’est développée en de si étranges notions qu’elle a soulevé des scrupules et amené de graves disputes entre les géomètres. Quelques-uns des plus marquants, non contents de regarder les lignes finies comme divisibles en un nombre infini de parties, vont jusqu’à prétendre que chacun de ces infinitésimaux est lui-même subdivisible en une infinité d’autres parties, ou infinitésimaux du deuxième ordre, et ainsi de suite ad infinitum. Ceux-là, dis-je, assurent qu’il existe des infinitésimaux d’infinitésimaux d’infinitésimaux sans fin ; si bien que, suivant eux, un pouce ne contient pas seulement un nombre infini, mais une infinité d’infinités d’infinités de parties ad infinitum. D’autres pensent que tous les ordres d’infinitésimaux au-dessous du premier ne sont absolument rien, jugeant avec juste raison qu’il est absurde d’imaginer l’existence d’une quantité ou partie positive d’étendue, telle que, multipliée à l’infini, elle ne puisse jamais arriver à égaler la plus petite étendue donnée. Et d’un autre côté, il n’est pas moins absurde de penser que le carré, le cube ou toute autre puissance d’une racine positive réelle ne soit elle-même absolument rien ; et pourtant c’est à quoi sont obligés ceux qui admettent les infiniment petits du premier ordre en niant ceux des ordres suivants[10].

131. N’avons-nous pas raison de conclure que les uns et les autres sont également dans le faux, et qu’il n’existe pas en effet telle chose que des parties infiniment petites, ou un nombre infini de parties contenu dans une quantité finie ? Mais, direz-vous, si cette doctrine est acceptée, il faudra donc que la géométrie soit ruinée jusque dans ses fondements, et que les grands hommes qui ont élevé cette science à une si étonnante hauteur, aient passé leur temps à bâtir des châteaux en l’air. On peut répondre à cela que tout ce qui est utile en géométrie et tourne à l’avantage de la vie humaine demeure ferme et inébranlable, selon nos principes ; que même la science, envisagée sous son aspect pratique, doit tirer profit de ce que nous avons déjà dit, plutôt qu’en recevoir aucun préjudice. Mais pour bien éclaircir la question [et montrer comment les lignes et les figures peuvent être mesurées, leurs propriétés étudiées, sans supposer l’infinie divisibilité d’une étendue finie], il y aura lieu de traiter ce sujet dans un autre endroit[11]. Au surplus, s’il arrivait que quelques-unes des parties les plus compliquées et les plus subtiles des mathématiques spéculatives dussent être retranchées, sans que la vérité en eût rien à souffrir, je ne vois pas quel dommage il en résulterait pour l’humanité. Je crois, au contraire, qu’il serait hautement à désirer que des hommes du plus grand talent, capables de l’application la plus opiniâtre, retirassent leurs pensées de ces amusements pour les reporter sur des études moins éloignées des intérêts de la vie, ou plus propres à agir directement sur les mœurs.

132. Si l’on m’objecte que des théorèmes incontestablement vrais ont été découverts par des méthodes dans lesquelles il est fait usage des infinitésimales, ce qui ne pourrait pas être si ces sortes de quantités impliquaient contradiction, je répondrai qu’en examinant la chose à fond, on trouvera qu’il n’existe point de cas qui obligent à se servir des parties infiniment petites de lignes finies, ou à en concevoir de telles, ou ne fût-ce que des quantités moindres que le minimum sensible ; et, bien plus, on verra évidemment que cela ne se fait jamais, parce que c’est impossible. [Quoi que puissent penser les mathématiciens des fluxions, ou du calcul différentiel, ou de tout autre calcul semblable, un peu de réflexion leur montrera qu’en appliquant ces méthodes, ils ne conçoivent pas, n’imaginent pas des lignes ou surfaces moindres que ce qui est perceptible aux sens. Ils peuvent bien, si cela leur plaît, appeler des quantités très petites et presque insensibles des infinitésimales, et des infinitésimales d’infinitésimales ; mais c’est là tout, dans le fond, ces quantités étant finies en réalité ; et la solution des problèmes n’exige pas qu’on en suppose d’autres. Mais ceci sera établi ailleurs plus clairement.]

133. Il est donc clair que de nombreuses et importantes erreurs sont nées de ces faux principes qui ont été combattues dans les parties précédentes de ce Traité ; tandis que les principes opposés semblent on ne peut plus avantageux, et mènent à de très nombreuses conséquences d’une haute utilité pour la vraie philosophie, aussi bien que pour la religion. On a montré particulièrement que la Matière, ou l’existence absolue des objets corporels est la principale forteresse en laquelle les ennemis les plus déclarés et les plus pernicieux de toute connaissance humaine ou divine ont toujours placé leur confiance. Et certes, si en distinguant l’existence réelle des choses non pensantes d’avec leur être-perçu et en leur reconnaissant une existence propre en dehors des esprits des êtres spirituels (minds of spirits), on n’explique rien dans la nature ; si on soulève, au contraire, beaucoup d’insurmontables difficultés ; si la supposition de la Matière est précaire et ne peut invoquer même une seule raison en sa faveur ; si ses conséquences ne supportent pas la lumière de l’examen et de la libre recherche, mais se dérobent sous l’obscurité de ce prétexte général « que des infinis sont incompréhensibles » ; si, d’ailleurs, écarter la croyance à cette matière, ce n’est pas s’exposer à la moindre conséquence fâcheuse ; si non seulement rien ne nous fait faute alors dans le monde, mais que tout se conçoive aussi bien et même mieux sans elle ; si enfin les sceptiques et les athées sont réduits pour jamais au silence, grâce à cette résolution de ne recevoir plus que des esprits (spirits) et des idées, un tel système des choses, parfaitement conforme qu’il est et à la Raison et à la Religion, devrait ce me semble être admis et fermement embrassé, alors même qu’il ne serait proposé qu’en manière d’hypothèse, et qu’on accorderait la possibilité de l’existence de la Matière. Or je pense en avoir démontré avec évidence l’impossibilité.

134. Il est vrai qu’en conséquence des principes précédents, nombre de spéculations et de disputes, qu’on estime n’être pas la partie la moins élevée de la science, se trouvent rejetées comme sans utilité [et comme ne portant effectivement sur rien]. Mais de quelque grand préjugé que cette considération puisse être la cause, chez ceux qui sont déjà profondément engagés dans des études de cette nature, et qui y font eux-mêmes de grands progrès, contre les notions que nous donnons des choses, nous espérons que les autres ne verront pas une bonne raison de prendre en défaveur les principes et les doctrines que nous présentons ici, dans ce fait qu’elles abrègent l’étude et le travail et rendent les sciences humaines plus claires, plus compendieuses et plus facilement abordables qu’elles n’étaient auparavant.

135. Nous sommes arrivés au terme de ce que nous avions à dire touchant la connaissance des idées, et notre méthode nous amène à traiter des esprits. Peut-être ne sommes-nous pas, sur ce sujet, aussi ignorants qu’on l’imagine communément. La grande raison qu’on fait valoir pour nous regarder comme ne sachant rien de la nature des esprits, c’est que nous ne possédons point l’idée de cette nature. Mais assurément, on ne doit pas voir un défaut de l’entendement humain dans ce fait qu’il ne perçoit pas l’idée de l’esprit (does not perceive the idea of Spirit), s’il est manifestement impossible qu’une telle idée existe ; et, j’ai, si je ne me trompe, établi cette impossibilité ci-dessus (§ 27). J’ajouterai ici qu’il a été montré qu’un esprit est la seule substance, ou support, dans lequel peuvent exister les êtres non pensants, ou idées ; or, que cette substance qui soutient ou perçoit les idées soit elle-même une idée ou semblable à une idée, c’est ce qui est évidemment absurde.

136. On dira peut-être que nous manquons d’un sens (comme quelques-uns l’ont imaginé) pour connaître aussi les substances, sans quoi nous pourrions connaître notre âme comme nous faisons un triangle. Je réponds à cela que dans le cas où un sens de plus nous serait accordé, nous ne pourrions par ce moyen que recevoir de nouvelles sensations, ou idées sensibles. Mais personne ne voudrait sans doute soutenir que ce que nous entendons par les termes d’âme et de substance ne soit rien qu’une espèce particulière d’idée ou de sensation. Nous pouvons conclure de là que, tout bien considéré, il n’est pas plus raisonnable de penser que nos facultés sont en défaut, en cela qu’elles ne nous fournissent point une idée de l’esprit, ou substance active pensante, qu’il le serait de les accuser de n’être pas aptes à comprendre un carré rond.

137. De cette opinion que la connaissance des esprits doit être du genre de nos idées ou sensations, sont sorties de nombreuses doctrines absurdes et hétérodoxes et beaucoup de scepticisme touchant la nature de l’âme. Il est même probable que certains ont conçu de là un doute sur l’existence en eux d’une âme quelconque distincte de leur corps, puisque ils cherchaient en vain et ne pouvaient trouver qu’ils en eussent une idée. Pour réfuter la manière de voir d’après laquelle une idée, qui est chose inactive, et dont l’existence consiste à être perçue, serait l’image ou ressemblance d’un agent subsistant par lui-même, il ne faut que faire attention au sens des mots. Mais on dira peut-être qu’encore bien qu’une idée ne puisse ressembler à un esprit, quant au penser et à l’agir de ce dernier, et à sa subsistance par soi, elle le peut pourtant sous d’autres rapports ; et il n’est pas nécessaire qu’une idée ou image ressemble à l’original sous tous les rapports.

138. Je réponds : si l’idée ne peut représenter l’esprit quant aux choses qui viennent d’être mentionnées, il est imposable qu’elle le représente en aucune autre chose. Ôtez la puissance de vouloir, de penser et de percevoir des idées, il ne reste plus rien en quoi l’idée puisse être semblable à l’esprit. Et, en effet, par ce mot esprit, nous entendons seulement ce qui pense, veut et perçoit : c’est cela, cela seul, qui institue la signification du terme. Si donc il n’est pas possible que ces puissances se trouvent à aucun degré représentées dans une idée [ou une notion], il ne peut évidemment y avoir d’idée [ou de notion] d’un esprit.

139. On objectera que s’il n’y a point d’idée dont les mots âme, esprit, substance soient les signes, ces mots sont insignifiants et ne portent en eux aucun sens. Je réponds qu’ils marquent et signifient une chose réelle, qui n’est ni idée ni semblable à une idée, mais bien ce qui perçoit les idées, et veut et raisonne à leur sujet. Ce que je suis moi-même, ce que je désigne par ce mot : moi, c’est cela même qui est signifié par âme ou substance spirituelle. [Rien ne serait évidemment plus absurde que de dire ou que je ne suis rien, ou que je suis une idée, ou une notion.] Si l’on prétend que ceci n’est qu’une dispute de mots, et que les significations immédiates des autres noms, recevant d’un commun accord cette appellation : idées, il n’y a nulle raison pour ne pas l’appliquer aussi à ce qui est signifié par le nom d’esprit ou âme, je réponds : tous les objets non pensants de l’esprit ont ceci de commun qu’ils sont entièrement passifs ; leur existence consiste uniquement à être perçus ; l’âme ou esprit, au contraire, est un être actif dont l’existence consiste, non à être perçu, mais à percevoir les idées et à penser. Il est donc nécessaire, afin de prévenir les équivoques, et d’éviter de confondre des natures parfaitement incompatibles et dissemblables, que nous distinguions entre l’esprit et l’idée. (Voyez le § 27.)

140. À la vérité, on peut dire, en prenant le mot en un sens large, que nous avons une idée de l’esprit[12], entendant par là que nous comprenons la signification de ce terme, sans quoi nous ne pourrions en affirmer ou nier aucune chose. En outre, comme nous concevons, par le moyen de nos propres idées, les idées qui sont dans les esprits des autres êtres spirituels (in the minds of other spirits), en supposant celles-ci semblables aux nôtres, de même aussi nous connaissons les autres autres spirituels par le moyen de notre âme propre, qui, en ce sens, est leur image ou idée ; car elle est, par rapport à eux, ce que la couleur bleue ou la chaleur que je perçois est à ces mêmes idées perçues par d’autres.

141. [L’immortalité naturelle de l’âme est une conséquence nécessaire de la doctrine précédente. Mais, avant d’en entreprendre la preuve, il convient d’expliquer le sens de cette thèse.] Il ne faut pas supposer que ceux qui affirment l’immortalité naturelle de l’âme soient d’opinion que l’âme est absolument incapable d’annihilation, même par le pouvoir infini du Créateur qui lui adonné l’être. Ils entendent seulement qu’elle n’est point sujette à être brisée ou dissoute par l’effet des lois ordinaires de la nature ou du mouvement. À la vérité lorsqu’on tient que l’âme de l’homme n’est rien qu’une flamme vitale ténue, ou un système d’esprits animaux, on la fait périssable et corruptible à l’égal du corps, rien n’étant plus facile à dissiper qu’un tel corps, naturellement incapable de survivre à la ruine du séjour qui lui est affecté. Et cette notion a été embrassée avec ardeur par la pire portion de l’humanité, comme le plus puissant des antidotes contre toutes les impressions de la vertu et de la religion. Mais nous avons rendu ceci évident : que les corps, de quelque façon qu’ils soient construits ou composés, sont des idées purement passives dans l’esprit, lequel est plus hétérogène à leur égard et diffère d’eux plus profondément que la lumière des ténèbres. Nous avons montré que l’âme est indivisible, incorporelle, inétendue ; elle est par conséquent incorruptible. Les mouvements, les changements, les faits de déclin et de dissolution que nous voyons à tout instant atteindre les corps naturels

(et c’est cela même que nous entendons par le cours de la nature), ne peuvent, rien n’est plus clair, affecter une substance active, simple, étrangère à toute composition. Un tel être n’est donc pas dissoluble par la force de la nature, et, en d’autres termes, l’âme de l’homme est naturellement immortelle.

142. D’après cela, il est, je crois, évident que nos âmes ne sauraient être connues de la manière que le sont les objets privés de sens et d’activité, c’est-à-dire par le moyen d’une idée. Les esprits et les idées sont choses si entièrement différentes que, quand nous disons : « ils existent », « ils sont connus », etc., ces mots ne doivent rien impliquer qui fasse penser à une communauté de nature entre les uns et les autres. Entre eux, rien n’est semblable, rien n’est commun. S’attendre à ce que nos facultés, si multipliées ou agrandies qu’elles fussent, nous missent en état de connaître un esprit comme nous connaissons un triangle, cela ne paraît pas moins absurde que si l’on espérait parvenir à voir un son. Si j’insiste sur ce point, c’est que j’y vois de l’importance pour éclaircir différentes questions d’un grand intérêt, et prévenir de très dangereuses erreurs concernant la nature de l’âme[13].

143. Il n’est pas hors de propos d’ajouter que la doctrine des idées abstraites a notablement contribué à rendre ces sciences plus compliquées et plus obscures qui portent spécialement sur les choses spirituelles. Les hommes se sont imaginé qu’ils pouvaient se former des notions abstraites des puissances et actes de l’esprit, et les considérer séparément soit de l’esprit ou être spirituel lui-même, soit de leurs objets et de leurs effets respectifs. De là sont provenus des termes obscurs ou ambigus en grand nombre, qu’on présumait représenter des notions abstraites, et qui se sont introduits dans la métaphysique et dans la morale ; et ces termes ont causé beaucoup de confusion et des disputes infinies parmi les savants.

144. Mais rien ne semble avoir plus poussé les hommes à s’engager dans la controverse et l’erreur, au sujet de la nature et des opérations de l’esprit, que l’habitude de parler de ces choses en termes empruntés aux idées sensibles. Par exemple, on appelle la volonté un mouvement de l’âme ; cette expression suggère la pensée que l’esprit de l’homme est comme une balle en mouvement, poussée et déterminée par les objets des sens aussi nécessairement que celle-ci l’est par le choc d’une raquette. De là des difficultés sans fin et des erreurs de dangereuse conséquence pour la morale. Tout s’éclaircirait, je n’en doute pas, et la vérité apparaîtrait, simple, uniforme, d’accord avec elle-même, si les philosophes prenaient seulement le parti [de renoncer à certains préjugés et à des manières de parler communes], de rentrer en eux-mêmes et d’examiner attentivement le sens qu’ils donnent aux mots. [Mais les questions soulevées ici demanderaient à être traitées d’une manière plus particulière que ne le comporte mon plan.]

145. D’après ce que nous avons dit, il est clair que nous ne pouvons connaître l’existence des autres esprits autrement que par leurs opérations, ou par les idées qu’ils excitent en nous. Je perçois différents mouvements, changements et combinaisons d’idées, par où je suis informé de l’existence de certains agents particuliers, semblables à moi, qui vont avec (which accompany them) et qui concourent à leur production. La connaissance que j’ai des autres esprits n’est donc pas immédiate, étant une connaissance de mes idées ; elle dépend de l’intervention de ces idées que je rapporte, en tant qu’effets ou signes concomitants, à des agents ou esprits distincts de moi-même.

146. Mais quoiqu’il y ait des choses qui portent en nous cette conviction que les agents humains entrent dans l’acte de les produire, il n’en est pas moins évident pour tous que celles qui portent le nom d’œuvres de la nature, en d’autres termes, la plus grande partie des idées ou sensations que nous percevons ne sont pas produites par les volontés humaines et n’en dépendent point. C’est donc un autre Esprit qui les cause, puisqu’il est inadmissible qu’elles existent par elles-mêmes. (Voyez le § 29.) Mais si nous considérons attentivement la constante régularité, l’ordre et l’enchaînement des choses naturelles, la magnificence admirable, la beauté et la perfection des grandes parties de la création, la merveilleuse invention des moindres et l’harmonie, l’exacte correspondance établie dans l’ensemble ; par-dessus tout, ces lois, qu’on ne saurait assez admirer, de la peine et du plaisir, des instincts ou inclinations naturelles, des appétits et des passions des animaux ; si, dis-je, nous observons toutes ces choses et qu’en même temps nous pensions à la signification et à la valeur des attributs tels que Un, Éternel, Infiniment Sage, Bon et Parfait, nous verrons qu’ils appartiennent à cet Esprit « qui opère tout en tout » et « par qui tout subsiste ».

147. Il suit évidemment de là que Dieu est connu aussi certainement et immédiatement que tout autre esprit ou être spirituel distinct de nous. Nous pouvons même affirmer que l’existence de Dieu est perçue avec beaucoup plus d’évidence que celle des hommes, attendu que les effets de la Nature sont infiniment plus nombreux et plus considérables que ceux que nous rapportons aux agents humains. Il n’y a pas une marque à laquelle se reconnaisse un homme, un effet produit par un homme, et qui ne démontre encore plus fortement l’être de cet Esprit qui est l’Auteur de la nature. Car il est évident que la volonté d’un homme, quand elle affecte d’autres personnes, n’a pas d’autre objet immédiat que de mettre en mouvement ses organes corporels ; mais qu’un tel mouvement soit accompagné d’une idée, ou excite une idée dans l’esprit d’autrui, c’est ce qui dépend entièrement de la volonté du Créateur. C’est Lui seul qui, « soutenant toutes choses par la parole de Sa puissance », maintient cette correspondance entre les esprits, par laquelle ils sont aptes à percevoir l’existence les uns des autres. Et pourtant cette pure lumière qui éclaire tout homme est elle-même invisible [à la plus grande partie des hommes].

148. Le prétexte ordinaire du troupeau qui ne pense pas, c’est, paraît-il, qu’on ne peut voir Dieu. Si nous pouvions Le voir, disent-ils, comme nous voyons un homme, nous croirions qu’Il est, et croyant en Lui nous suivrions Ses commandements. Mais hélas ! il suffit d’ouvrir les yeux, pour voir le Souverain Seigneur de toutes choses en une plus vive et pleine lumière qu’aucun de nos semblables. Non que j’imagine que nous voyons Dieu (comme certains le voudraient) par une vue directe et immédiate ; ou que nous voyons les choses corporelles non par elles, mais en voyant ce qui les représente dans l’essence de Dieu[14], doctrine incompréhensible pour moi, je dois l’avouer. Mais j’expliquerai comme je l’entends : — un esprit humain (human spirit), une personne, n’est pas perçu par les sens, car il n’est point une idée ; quand donc nous voyons la couleur, le volume, la figure et les mouvements d’un homme, nous ne faisons que percevoir certaines sensations ou idées excitées en nos esprits ; et ces idées qui nous sont offertes en divers assemblages distincts servent à marquer en nous, intérieurement, l’existence d’esprits finis et créés, tels que nous-mêmes. Il est clair, d’après cela, que nous ne voyons nullement un homme, si par homme on entend ce qui vit, se meut, perçoit et pense comme nous faisons ; mais que nous voyons un assemblage d’idées de telle nature qu’il nous porte à penser qu’il y a là un principe existant et distinct de pensée et de mouvement semblable à nous-mêmes, qui accompagne cet assemblage, et que cet assemblage représente. Et de la même manière nous voyons Dieu ; toute la différence consiste en ce qu’un esprit humain particulier est dénoté par un assemblage fini et très borné d’idées, au lieu que partout où notre vue se dirige, en tous temps, en tous lieux, nous percevons des signes et gages manifestés de la divinité. Et, en effet, tout ce que nous voyons, entendons et sentons, tout ce que nous percevons par nos sens est un signe ou un effet de la puissance de Dieu ; comme l’est aussi la perception des mouvements mêmes qui sont produits par les hommes.

149. Rien donc n’est plus clair et manifeste pour quiconque est capable de la moindre réflexion, que l’existence de Dieu, d’un Esprit (Spirit) intimement présent à nos esprits (minds), qui produit en eux toute cette variété d’idées ou sensations dont nous sommes affectés continuellement, et dans la dépendance entière et absolue duquel nous sommes, et en qui enfin « nous vivons, nous nous mouvons et avons notre être ». Que la découverte de cette grande vérité, facilement accessible qu’elle est à l’esprit, ait cependant été atteinte par la raison d’un si petit nombre seulement, c’est un triste exemple de l’inattention et de la stupidité des hommes. Ils sont environnés de tant d’éclatantes manifestations de la divinité, et, en même temps si peu touchés, qu’on les dirait aveuglés par un excès de lumière.

150. Mais, direz-vous, la Nature n’a-t-elle point de part à la production des choses naturelles, et faut-il les attribuer toutes à l’unique et immédiate opération de Dieu ? Je réponds : si vous entendez par la Nature la série visible des effets, des sensations imprimées en nos esprits suivant des lois fixes et générales, assurément non, la Nature prise en ce sens-là ne saurait produire aucune chose. Et si ce mot Nature désigne un être distinct de Dieu, ainsi que des lois de la nature et des choses perçues par les sens, j’avoue qu’il n’est pour moi qu’un pur son dénué de toute signification intelligible. La Nature, en cette acception, est une vaine chimère, introduite par des païens dépourvus de toutes justes notions sur l’omniprésence et l’infinie perfection de Dieu. Mais il est plus inexplicable que des chrétiens la reçoivent, quand les Saintes Écritures, qu’ils professent de croire, rapportent constamment à la main de Dieu, à son action immédiate, ces mêmes effets que les philosophes païens ont coutume d’imputer à la Nature. « Le Seigneur élève les nuées ; Il fait les éclairs avec de la pluie ; Il tire les vents de ses trésors. » (Jérém., X, 13.) « De l’ombre de la mort il fait le matin, et du jour les ténèbres de la nuit. » (Amos, V, 8,) « Il visite la terre, Il la rend douce par les ondées ; Il bénit ses produits naissants et couronne l’année dans sa bonté ; en sorte que les pâturages sont vêtus de troupeaux et les vallées sont couvertes de moissons. » (Ps. LXV.) Mais encore que ce soit là le constant langage de l’Écriture, nous avons je ne sais quelle répugnance à croire que Dieu s’intéresse de si près à nos affaires. Nous le supposons volontiers à grande distance de nous, et nous mettons en sa place un délégué aveugle, non pensant, quoique (si nous voulons en croire saint Paul) « Il ne soit pas loin de chacun de nous ».

151. On objectera, sans nul doute, que les méthodes lentes, graduelles, indirectes, qu’on observe dans la production des choses naturelles, ne semblent point avoir pour cause l’immédiate main d’un Agent tout-puissant. De plus, les monstres, les naissances prématurées, les fruits flétris dans la fleur, les pluies qui tombent dans le désert, les misères auxquelles la vie humaine est sujette, et autres semblables choses sont autant d’arguments pour prouver que le système entier de la nature n’est pas soumis à l’action immédiate et à la direction d’un Esprit infiniment sage et bon. La réponse à cette objection ressort en grande partie de ce qu’on a dit (§ 62) ; car il est visible que la nature doit, de nécessité absolue, procéder de cette manière pour que l’œuvre du Créateur soit conforme à des règles simples et générales, liée et coordonnée en toutes ses parties ; ce qui démontre à la fois la sagesse et la bonté de Dieu. [Et il résulte de là que le doigt de Dieu n’est pas si manifeste pour le pécheur déterminé et sans souci, lequel prend occasion de l’obscurité pour s’endurcir dans son impiété, et aller mûrissant pour la vengeance[15]. (Voyez § 57)]. Tel est l’arrangement plein d’art de cette puissante machine de la nature, que, tandis que ses mouvements et ses phénomènes variés frappent nos sens, la main qui met tout en acte échappe à la vue des hommes de chair et de sang. « Vraiment, dit le prophète, tu es un Dieu qui se cache. » (Isaïe, XLV, 15.) Mais quoique le Seigneur se dérobe aux yeux du sensuel et du paresseux, qui ne veut pas se mettre en frais de pensée, rien pourtant n’est plus clairement lisible à un esprit attentif et sans préventions que l’intime présence d’un Esprit tout-sage qui façonne, règle et soutient le système entier des choses. — En second lieu, il est clair, d’après ce que nous avons fait observer ailleurs, qu’il est tellement utile, pour que nous puissions nous guider dans les affaires de la vie et pénétrer dans les secrets de la nature, que l’opération des choses soit conforme à des lois générales et fixes, que, sans cela, toute l’étendue et la portée de la pensée, toute la sagacité et les plans de l’homme seraient entièrement vains et de nul usage. Il serait même impossible que de telles facultés ou puissances existassent dans l’esprit. (Voyez § 31.) Cette unique considération fait mieux que balancer les inconvénients particuliers que peut présenter le système des lois.

152. Mais nous devons encore considérer que les imperfections mêmes et les défauts de la nature ont leur utilité, en ce qu’ils produisent une espèce de variété agréable, et augmentent la beauté du reste de la création, de même que les ombres, en peinture, servent à faire ressortir les parties brillantes et lumineuses. Nous ferions bien aussi d’examiner si, quand nous taxons d’imprudence l’Auteur de la nature, pour les pertes de semences ou d’embryons et pour la destruction accidentelle de plantes et d’animaux avant qu’ils aient atteint le terme de leur croissance, nous n’obéirions pas à un préjugé qui tiendrait chez nous à ce que l’impuissance et les habitudes d’économie des mortels nous sont choses familières. Que l’homme ménage soigneusement ce qu’il ne peut se procurer qu’avec beaucoup d’industrie et de travail, c’est sagesse, on doit en juger ainsi. Mais il ne faut pas nous imaginer que la production de l’inexplicablement subtile machine d’un animal ou d’un végétal donne plus d’embarras ou de peine au grand Créateur que celle d’un simple caillou. Il est, en effet, très évident, qu’un tout-puissant Esprit peut produire sans effort toutes choses par un pur fiat ou acte de sa volonté. Ainsi la profusion splendide des choses naturelles ne doit pas s’interpréter comme faiblesse ou prodigalité chez l’agent qui les produit, mais passer plutôt pour une preuve de l’étendue de sa puissance.

153. Quant à ce qu’il entre de peine ou de douleurs dans le monde par suite des lois générales de la nature, et aussi des actions des esprits finis et imparfaits, notre bien-être même en fait une indispensable nécessité dans l’état présent des choses. Mais nos vues sont trop étroites. Nous appliquons notre pensée, par exemple, à quelque douleur particulière, et nous appelons cette douleur un mal ; tandis que si nous agrandissons la sphère où se portent nos regards, de manière à embrasser les fins diverses, les connexions et les dépendances des choses ; si nous considérons en quelles occasions, dans quelles proportions nous sommes affectés de peine ou de plaisir, et la nature de la liberté humaine, et enfin dans quel dessein nous sommes placés en ce monde, nous serons forcés de reconnaître que ces mêmes choses particulières qui, prises en soi, paraissent être un mal, sont de la nature du bien quand on les envisage comme liées avec le système entier des choses.

154. Il sera manifeste pour toute personne qui voudra réfléchir à ce qu’on vient de dire, que, s’il se trouve encore des partisans de l’athéisme ou de l’hérésie manichéenne, c’est un pur effet de manque d’attention et de portée d’esprit. Des âmes petites et irréfléchies peuvent se faire une risée des œuvres de la Providence, dont elles sont incapables, soit légèreté, soit paresse de leur part, de comprendre l’ordre et la beauté ; mais les vrais maîtres en fait de justesse et d’étendue de la pensée, ceux qui ont l’habitude de la réflexion, ne peuvent jamais admirer assez les marques divines de Sagesse et de Bonté qui brillent partout dans l’Économie de la Nature. Mais quelle est la vérité dont l’éclat soit assez grand pour qu’on ne puisse, en haine de la pensée, ou en fermant volontairement les yeux, se mettre en état de ne la pas voir, au moins d’une vue pleine et directe ? Faut-il s’étonner alors de ce que la plupart des hommes, occupés comme ils le sont toujours de leurs affaires ou de leurs plaisirs, et peu accoutumés à fixer, ou même à ouvrir les yeux de l’esprit, ne possèdent pas de l’existence de Dieu et de ses preuves visibles toute la forte conviction qu’on pourrait attendre de créatures raisonnables ?

155. Nous devrions nous étonner de ce que les hommes sont assez stupides pour négliger une vérité évidente et de si grande conséquence, plutôt que de ce que, la négligeant, ils n’en acquièrent pas la conviction. Et cependant il est à craindre que trop d’hommes de talent et de loisir, qui vivent en pays chrétiens, ne soient, par le seul fait d’une effrayante paresse, plongés dans une sorte de demi-athéisme[16]. [Ils ne peuvent pas dire qu’il n’y a point de Dieu, mais ils ne sont pas non plus convaincus qu’il y en a un. Quelle autre cause qu’une incrédulité cachée, des doutes secrets sur l’existence et les attributs de Dieu, peut permettre aux pécheurs de croître dans l’impiété et de s’y endurcir ?] Il est absolument impossible qu’une âme pénétrée et illuminée du sentiment profond de l’omniprésence, de la sainteté et de la justice de cet Esprit tout-puissant persiste sans remords dans la violation de Ses lois. Nous devons donc étudier ces points importants et les méditer sérieusement, afin d’arriver à la conviction, sans aucun mélange d’incertitude, « que les yeux du Seigneur sont ouverts en tous lieux sur le bien et le mal ; qu’il est avec nous et nous garde partout où nous allons, nous donne des aliments à manger et des vêtements à nous mettre » ; qu’Il est présent et conscient à nos plus intimes pensées ; enfin que nous sommes dans une dépendance absolue et immédiate de Lui. Une vue claire de ces grandes vérités ne peut manquer de remplir nos cœurs d’une terrible circonspection et d’une sainte terreur, qui sont les plus forts stimulants pour nous porter à la vertu, et les meilleurs préservatifs du vice.

156. Car, après tout, ce qui mérite la première place dans nos études, c’est la considération de Dieu et de notre Devoir. Comme l’objet capital et le dessein de mes travaux a été de la favoriser, je les tiendrai pour entièrement inefficaces et vains, si je ne peux, par ce que j’ai dit, inspirer à mes lecteurs un pieux sentiment de la Présence de Dieu, et, en montrant, comme je l’ai fait, la fausseté et la vanité des spéculations stériles qui sont la principale occupation des savants, les disposer mieux à révérer et embrasser les vérités salutaires de l’Évangile, que la plus haute perfection de la nature humaine est de connaître et de pratiquer.

  1. C’est précisément la thèse de Descartes, que l’âme pense toujours, et fondée sur le même argument de l’essence propre de la substance âme, qui est de penser, Berkeley voulant conserver pour les esprits l’existence substantielle qu’il refuse aux corps. (Note de Renouvier.)
  2. Après ces mots : « plutôt que des causes », et au lieu de ce qui suit, la seconde édition porte cette variante : « Un homme peut bien entendre les signes naturels sans connaître leur analogie, sans être capable de dire en vertu de quelle règle… » (Note de Renouvier.)
  3. C’est de Newton qu’il s’agit, et Berkeley dit : « d’une nation voisine » parce que son livre (première édition) paraissait en Irlande. Quant au « Traité de Mécanique » c’est le livre des Principes mathématiques de la philosophie naturelle. (Note de Renouvier.)
  4. Tout ce début du § 110 est supprimé dans la seconde édition. On y lit au lieu de cela cette simple phrase : « La meilleure clé pour la susdite analogie de la science naturelle est, on le reconnaîtra sans peine, un certain traité célèbre de Mécanique. » (Id.)
  5. Ils semblent donc… Est-ce une interprétation de la pensée de Newton ? On ne peut guère le croire, car Newton admettait l’infinité de l’espace constitué par Dieu, et, dans l’espace absolu, autant de parties, ou lieux absolus, qu’on en peut définir comme quantités mathématiques, immobiles aussi bien que l’espace absolu tout entier. (Voyez le scholie cité par Berkeley, et le fameux scholie général, à la fin de ce même livre des Principes.) Il rapportait le mouvement absolu à ces lieux absolus, insensibles, indéterminables et purement mathématiques qu’il supposait partout séants, et ne croyait donc pas sans doute avoir besoin de chercher d’autres lieux de comparaison invariables aux limites du monde. Mais peut-être Berkeley veut-il dire que, comme ces lieux de Newton ne peuvent après tout se définir que par relation à des lieux différents et variables, ils sont des lieux relatifs, et non pas absolus, ce qui forcerait l’imagination à se porter à l’extrémité de l’univers en y feignant des murailles immobiles, comme des plans coordonnés auxquels tout se rapporterait, et il conclut de là que, de quelque manière qu’on s’y prenne, on n’a jamais d’autre idée d’un mouvement que celle d’un mouvement relatif. Nous partageons cette opinion. (Note de Renouvier.)
  6. Nous rapporterons ici le passage de Newton, sans lequel il serait impossible de comprendre celui de Berkeley :

    « Si pendeat situla a filo prælongo, agaturque perpetuo in orbem donec filum a contorsione admodum rigescat, dein impleatur aqua et una cum aqua quiescat ; tum vi aliqua subitanea agatur motu contrario in orbem, et filo se relaxante, diutius perseveret in hoc motu ; superficies aquæ sub initio plana erit, quemadmodum ante motum vasis : at postquam, vi in aquam paulatim impressa, effecit vas ut hæc quoque sensibiliter revolvi incipiat ; recedet ipsa paulatim a medio, ascendetque ad latera vasis, figuram concavam induens (ut ipse expertus sum), et incitatiore semper motu ascendet magis et magis, donec revolutiones in æqualibus cum vase temporibus peragendo, quiescat in eodem relative. Indicat hic ascensus conatum recedendi ab axe motus, et per talem conatum innotescit et mensuratur motus aquæ circularis verus et absolutus, motuique relativo hic omnino contrarius. Initio, ubi maximus erat aquæ motus relativus in vase, motus ille nullum excitabat conatum recedendi ab axe : aqua non petebat circumferentiam ascendendo ad latera vasis, sed plana manebat, et propterea motus illius circularis verus nondum inceperat. Postea vero ubi aquæ motus relativus decrevit, ascensus ejus ad latera vasis indicabat conatum recedendi ab axe ; atque hic conatus monstrabat motum illius circularem verum perpetuo crescentem, ac tandem maximum factum ubi aqua quiescebat in vase relative. Igitur conatus iste non pendet a translatione aquæ respectu corporum ambientium, et propterea motus circularis verus per tales translationes definiri nequit. Unicus est corporis cujusque revolventis motus vere circularis, conatui unico tanquam proprio adæquato effectui respondens : motus autem relativi pro variis relationibus ad externa innumeri sunt ; et relationum instar, effectibus veris omnino destituuntur, nisi quatenus verum illum et unicum motum participant. »

    Dans cette expérience très simple et facile à répéter, Newton considère le mouvement de l’eau, relatif aux corps qui environnent le vase tournant, comme le plus grand au moment où le fil commençant à se détordre, le vase entraînant l’eau tourne en effet le plus vite, tandis qu’après que la vitesse de rotation du vase est diminuée, l’eau a pris un mouvement vrai, dont l’action de la force centrifuge témoigne l’existence, et a perdu de son mouvement relatif, comme le vase dans lequel elle est contenue. Berkeley soutient que le mouvement de l’eau au début de l’expérience n’est pas un mouvement relatif mais un mouvement nul, attendu que, d’après lui, pour qu’un mouvement existe il faut qu’il puisse être perçu par les sens comme dû à l’application de la force qui cause le changement local. Le mouvement n’est pas à ses yeux le simple déplacement, mais la vitesse communiquée visiblement par une certaine action au corps même qui se meut.

    Dans ce litige, il nous semble que le seul reproche qu’on puisse adresser à Newton, et ce reproche est étranger aux questions mathématiques, cela va sans dire, c’est d’avoir adopté ce mot malheureux de mouvement vrai. En tant que déplacements, changements locaux, tous les mouvements sont relatifs, et tous sont également vrais. Lorsque les mouvements, pris en ce sens, se trouvent en outre être des mouvements de corps sur lesquels sont exercées des forces connues, des forces qu’on peut regarder, en vertu des lois générales du mouvement, comme les causes même de tout ou partie de leurs vitesses, cette circonstance ne rend pas leurs mouvements plus vrais, mais seulement les explique. Ces mouvements ne cessent pas d’être relatifs, mais il y a dans ce cas quelque chose de propre aux corps mus, et d’individuel, dont on tient compte pour choisir, parmi les repères auxquels peut se rapporter leur déplacement, ceux qui conviennent le mieux pour la représentation des phénomènes en tant qu’effets et causes.

    Berkeley, en refusant le nom de mouvement à tout déplacement relatif qu’on ne peut attribuer à une action sensible et assignable, est plus préoccupé de sa doctrine des sensations que de l’intérêt des sciences. Évidemment, l’étude des phénomènes naturels exige que les mouvements soient définis par des déplacements, sans aucune autre condition ; car s’il fallait attendre d’apercevoir les agents réels des changements de distribution des parties de la matière, depuis les phénomènes astronomiques jusqu’aux vibrations moléculaires, pour donner le nom de mouvements aux déplacements apparents, toutes nos connaissances seraient arrêtées dès le début ; ou bien il faudrait se dire que les mouvements dont on cherche les lois ne sont pas, qu’on sache, des mouvements. (Note de Renouvier.)

  7. Dans la deuxième édition, le § 115 contient quelques phrases de plus : « Et c’est tout : il n’en résulte point que, suivant la commune acception du mouvement, un corps soit mu uniquement pour la raison que sa distance à un autre corps est changée. Sitôt que nous sommes détrompés, en effet, et que nous nous apercevons que la force mouvante n’est pas appliquée à ce premier corps, nous cessons de le croire mû. D’autre part, il y a aussi des personnes qui pensent que si on imagine l’existence d’un seul et unique corps (dont les parties conservent entre elles une position donnée invariable), ce corps peut être mû en toutes sortes de manières, quoique en ce cas sa distance et sa situation ne puissent changer par rapport à rien. Nous ne contesterions pas cela, si l’on voulait dire que ce corps pourrait avoir une force imprimée, laquelle, par le simple fait de la création d’autres corps, produirait un mouvement d’une certaine direction et d’une certaine grandeur. Mais que, dans ce corps unique, il puisse exister un mouvement actuel (autre que la force imprimée, ou pouvoir de produire un changement de lieu, au cas où d’autres corps présents permettraient de définir ce changement), c’est ce que je me déclare incapable de concevoir. » (Note de Renouvier.)
  8. Ce passage fait allusion au Traité de Clarke sur l’existence et les attributs de Dieu. Leibnitz, au début de sa célèbre polémique avec Clarke, fait entendre une plainte analogue au sujet des philosophes anglais qui font « Dieu corporel », et relève l’opinion de Newton sur l’espace conçu comme organe de Dieu. (Note de Renouvier.)
  9. Le texte de la deuxième édition supprime la parenthèse, et dit : Nous devons entendre au lieu de : Nous entendons.
  10. En effet, il résulte de la proportion a : 1 :: a² : a, que si a représente une ligne qui soit une fraction infinitésimale de l’unité linéaire, la seconde puissance de a est une fraction infinitésimale de a ; et par conséquent si les infinitésimales du premier ordre existaient réellement, et celles du second ordre non, on serait obligé de dire que le carré d’une quantité positive réelle n’est rien. C’est ce que fait observer ici Berkeley. (Note de Renouvier)
  11. C’est ce que l’auteur a fait dans l’ouvrage intitulé : The analyst, or a discourse addressed to an infidel mathématicien (1734). — (Id.)
  12. Une idée de l’esprit : la 2e  édit. dit : une idée (ou plutôt une notion) de l’esprit — Cette addition et les retranchements faits quelques lignes au-dessus (passages que nous avons conservés en les plaçant entre deux crochets) tiennent à ce que Berkeley, dans la 2e  édition, prend le parti d’affecter spécialement le terme de notion à celles de nos pensées qui se rapportent à la connaissance du moi et à la connaissance des relations entre les idées. (Note de Renouvier). — Voir §§ 89 et 142.
  13. Ici se trouve inséré dans la 2e  édition un passage important sur cette distinction de la notion et de l’idée, qui a déjà motivé ci-dessus quelques modifications dans le texte primitif de Berkeley :

    « On ne peut pas dire, je pense, à parler strictement, que nous avons une idée d’un être actif, ou d’une action, quoiqu’on puisse dire que nous en avons une notion. J’ai une certaine connaissance ou notion de mon esprit et de ses actes au sujet des idées, en tant que je connais ou comprends ce que ces mots signifient. Ce que je connais, c’est ce dont j’ai quelque notion. Je ne dirai pas que les mots idée et notion ne puissent être employés l’un pour l’autre, si le monde le veut ainsi. Mais il convient, pour la clarté et la propriété des termes, de donner à des choses très différentes des noms différents pour les distinguer. Il est encore bon de remarquer que, toutes les relations renfermant un acte de l’esprit, on ne s’exprime pas si proprement en disant que nous avons une idée qu’en disant que nous avons une notion des relations et manières d’être des choses entre elles. Mais si, pourtant, l’usage actuel est d’étendre le mot idée aux esprits, aux relations et aux actes, alors ce n’est après tout qu’une affaire de mots. » (Note de Renouvier.)

  14. Doctrine de Malebranche. (Note de Renouvier.)
  15. Cette dernière phrase, omise dans la deuxième édition, rappelle des pensées que Pascal, lui, n’aurait probablement pas retirées, s’il eût pu donner une forme régulière et achevée à son apologie du christianisme : « Le monde subsiste pour exercer miséricorde et jugement, non pas comme si les hommes y étaient sortant des mains de Dieu, mais comme des ennemis de Dieu, auxquels il donne par grâce assez de lumière pour revenir, s’ils le veulent chercher et le suivre, mais pour les punir, s’ils refusent de le chercher ou de le suivre. » — « Il y a assez de clarté pour éclairer les élus, et assez d’obscurité pour les humilier. Il ya assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés, et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables. » — « Il y a de l’évidence et de l’obscurité, pour éclairer les uns et obscurcir les autres… Il ya assez d’évidence pour condamner, et non assez pour convaincre ; afin qu’il paraisse qu’en ceux qui la suivent (sc. la religion), c’est la grâce, et non la raison, qui fait suivre ; et qu’en ceux qui la fuient, c’est la concupiscence, et non la raison, qui fait fuir. » (Note de Renouvier.)
  16. « Dans l’athéisme », porte simplement la seconde édition, où les deux phrases suivantes ne se trouvent pas.