Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 5

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CHAPITRE V


Laissez faire.



La liberté individuelle et M. Clémenceau. — La guerre sociale en douceur. — « Laissez faire ! » — « Ne provoquez pas. »


Ce ne sont pas seulement les vrais socialistes qui oublient ce principe, sans lequel il n’y a de sécurité pour personne ; mais des républicains qui leur sont associés de plus ou moins près et qui sont plus ou moins reniés par eux, éprouvent le besoin, sans même s'inquiéter des contradictions dans lesquelles ils tombent, de partager et de propager le préjugé que la qualité de syndicataire ou de gréviste donne le droit à des individus de commettre des crimes et des délits.

Ainsi, M. Clémenceau, dans son rapport sur la grève d’Anzin, en 1884, dit : « L’essence même du régime républicain, c’est de donner à tous la liberté en réprimant les atteintes au droit individuel. »

Par conséquent, M. Clémenceau devrait être aussi ennemi que moi de la tyrannie des syndicats et des procédés de boycottage employés par les grévistes à l’égard des camarades suspects de vouloir travailler.

Pas du tout. M. Clémenceau, à chaque grève, s’est indigné de ce que le gouvernement s’avisât de protéger les ventilateurs et les pompes contre les projets de destruction, hautement manifestés par les grévistes, et essayât d’empêcher ceux-ci de maltraiter et d’assommer tout à l’aise les camarades suspects de tiédeur.

Le 6 octobre 1893, M. Baudin prêche la grève générale et télégraphie à la reunion de la Maison du peuple : « Organisez-vous, car ce n’est que par la force et la terreur que vous obtiendrez quelque chose des gouvernants. »

Puis les compagnons Brunet et Georges disent que la seule guerre à faire n’est pas celle que rêvent les gouvernants, de peuple à peuple, mais bien celle que doivent prêcher tous les socialistes de toutes les nations « d’ouvriers à patrons, de gouvernés à gouvernants ».

La dépêche étant authentique, ces paroles étant entendues de tout le monde, des gens aimables, comme Tony Révillon, d’autres qui posent pour d’habiles politiques, s’empressent de dire :

— Que parlez-vous de guerre sociale ? Baudin est un agneau en dépit de sa barbe de bison. Turot n’a été arrêté que parce qu’il a voulu sauver un enfant. Si les compagnons Brunet et Georges disent que « la guerre à faire est celle d’ouvriers à patrons, de gouvernés à gouvernants », nous vous assurons que c’est par patriotisme ! Seulement vous ne voulez pas comprendre et vous vous entêtez à les provoquer.

Et alors Henry Maret arrive et dit :

— C’est bien simple. Laissez faire Baudin, les compagnons Brunet et Georges ! Il n’y aura pas de questions.

Vraiment ! et s’ils assomment les camarades qui voudraient travailler, ce n’est pas une question, cela ? et s’ils tiennent les corons sous la terreur, s’ils brisent les vitres des habitations de ceux qui ne veulent pas être leurs hommes-liges, s’ils blessent leurs femmes à coups de pierres, s’ils vont arracher les hommes de chez eux pour les promener dans un charivari agrémenté de coups, ce n’est pas une question, cela ? Ils s’amusent, les braves gens !

— Laissez-les faire, dit Henry Maret.

— Ne les provoquez pas, dit Tony Révillon.

Que pensent de ce « laissez-faire » les femmes insultées, frappées et blessées, les hommes qui, suspects, parce qu’ils voudraient travailler, sont injuriés et maltraités ? Le doux Henry Maret et le bienveillant Tony Revillon sont tout miel pour les agresseurs. Les victimes, ce sont ceux-ci, puisque les gendarmes et les soldats veulent les empêcher de se livrer à leurs exploits !

Ces néo-socialistes réservent leur bienveillance pour ceux qui frappent et leur malveillance pour ceux qui empêchent de frapper.

Henry Maret et Tony Revillon me disent en chœur :

— Comment ! vous, économiste, osez-vous protester ? Est-ce que vous n’avez pas pour devise le mot de Gournay : « Laissez faire » ? Eh bien ! laissez faire ces braves grévistes. Ne les empêchez pas d'assommer, de tuer au besoin, de détruire ! Il n’y aura pas de question !

Maret se trompe, en s’imaginant que les économistes ont jamais compris de cette manière le principe du « laissez-faire ».

Ce que Gournay a entendu par ces mots, c’est l’invitation à l’État, aux corporations et aux jurandes de laisser travailler, comme bon lui semblerait, selon sa volonté personnelle, chaque individu ; et le « laissez-faire » qu’entendent Henry Maret et Tony Révillon, c’est le droit pour des hommes audacieux et violents d’empêcher de travailler les autres où, quand et comme cela leur convient ; c’est le droit aux Baudin, aux Basly, aux Lamendin de dire à des hommes :

— Tu ne travailleras pas, parce que tel est mon bon plaisir !

Non, les économistes ne veulent point « laisser passer » les fantaisies de ce genre. Ils considèrent que, loin de représenter la liberté, elles constituent la plus monstrueuse des tyrannies.

Ils considèrent que, loin de supprimer les questions, les procédés des meneurs de grèves posent celle-ci :

— Que deviennent la loi, la sécurité, la liberté individuelle, dans un pays où, pendant un certain temps, sur une partie de son territoire, des citoyens paisibles peuvent être en butte aux outrages et aux violences, s’ils sont suspects du désir de travailler ?