Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 6

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CHAPITRE VI


La sécurité mise à prix.



M. Millerand et le Ministre de l’Intérieur. — « Débarbouillez-vous ! » — Le marchandage du Ministre et des Compagnies. — Service public devenant propriété privée. — La sécurité, chose commune et indivise. — Devoir du gouvernement ou abdication.


La Petite République du 18 octobre publiait le récit suivant d’une démarche de M. Millerand auprès de M. Dupuy, président du Conseil des ministres, Ministre de l’Intérieur :

« M. Millerand a été reçu à quatre heures, par M. Dupuy.

« M. Dupuy a répondu à M. Millerand qu’il ne croyait pouvoir, sous aucune forme, insister près des Compagnies pour leur faire accepter un arbitrage, et qu’il se bornerait à maintenir les instructions déjà données.

« Nous enregistrons, sans en être surpris, les décisions du gouvernement. Après avoir pris parti pour les Compagnies, en envoyant sur les lieux de la grève ses soldats et ses gendarmes, il se refuse même à user de son autorité pour obtenir d’elles la discussion contradictoire : la conduite est logique et la complicité patente. »

Le conclusion de cette note indique la singulière conception que les socialistes se font des devoirs de l’État. Il est bon de l’enregistrer ; car, de deux choses l’une : ou, si M. Millerand arrivait au pouvoir, il la renierait, et alors ses amis d’aujourd’hui auraient le droit de le lui reprocher ; ou il l’appliquerait, et alors il érigerait l’anarchie en système.

J’admire l’inconscience avec laquelle les socialistes, ayant même quelque instruction comme M. Millerand, prudents, avisés, pensant aux retraites possibles, comme lui, peuvent émettre des théories qui sont la négation de tous les progrès du droit public.

Henry Maret avait exprimé la même idée d’un manière encore plus nette, en 1892, au moment de la grève de Carnaux :

« Le gouvernement pourrait dire à la Compagnie : Vous prétendez que je ne peux vous forcer à rien ; soit. Mais vous, vous ne pouvez pas me forcer à vous protéger. Débarbouillez-vous ! »

Ces gens s’imaginent donc que la sécurité doit être l’objet d’un marchandage entre le gouvernement et ceux en faveur de qui elle s’exerce ? Le Ministre mettrait à prix le concours de la force publique ? Il dirait aux directeurs des houillères :

— Donnez 1 fr. 50 de plus par benne de charbon, ou bien, non seulement je n’envoie pas un soldat, mais pendant que les grévistes menacent de tout briser et de tuer les camarades qui voudraient travailler, j’ordonne aux gendarmes de ne pas mettre le nez à la fenêtre de leur gendarmerie, et je donne congé aux commissaires de police pour qu’ils aillent faire un voyage d’agrément.

— Mais 1 fr. 50 ! C’est la ruine absolue. Impossible.

— Eh bien ! mettons 0,75.

— Ce n’est pas possible.

— C’est mon dernier mot. Si vous ne cédez pas, ni commissaires de police, ni gendarmes, ni troupes. Débarbouillez-vous, comme l’a dit Maret.

Pour conclusion à ce marché, les directeurs de houillères seraient en droit d’ajouter :

— Et combien, monsieur le Ministre demande-t-il pour son compte personnel ?

Ce n’est pas encore tant les ventilateurs et les machines qu’il est nécessaire de protéger que les mineurs qui voudraient travailler, et qui ne le peuvent pas, mais qui par cela même qu’ils sont suspects de tiédeur, sont en butte à toutes sortes de vexations et de mauvais traitements. Faudra-t-il que le malheureux, exposé à être battu, blessé, peut-être tué, paye pour se faire garder ?

Cette mise à prix de la sécurité a existé sous la féodalité, quand les services publics étaient considérés comme des propriétés privées. Elle y a même survécu sous l’ancien régime. On dit qu’il y a des fonctionnaires qui n’ont pas complètement abandonné ce système en Espagne et en Italie. Il se pratique encore dans certains pays de l’Orient et chez les peuplades africaines. L’individu doit payer pour être protégé. S’il ne paie pas et qu’il lui arrive malheur, tant pis pour lui.

Ce que demandent M. Millerand et ses amis, c’est le retour à ces procédés barbares.

Je sais qu’ils répondront qu’il ne s’agit pas d’exiger des compagnies houillères de l’argent pour des ministres ou des fonctionnaires, mais pour des grévistes. Soit ; mais le principe reste le même : c’est la mise à prix de la sécurité !

C’est la proclamation de cette théorie que nul n’a le droit d’être protégé que selon le bon plaisir de ceux, petits ou grands, qui détiennent la police.

D’après le système de MM. Millerand et Maret, un maire dans une commune pourrait dire aux gens qui ont le mauvais goût de lui faire de l’opposition :

— Tant pis pour vous, si vous êtes volés ou assommés. La police ne vous protégera que lorsque vous serez revenu à de meilleurs sentiments à mon égard.

Maret a quelquefois fait de l’opposition à des gouvernements. Je suppose que l’un d’eux lui eût dit :

— « Si vous êtes assommé un de ces soirs en revenant du théâtre et jeté dans la Seine du haut du pont des Saints-Pères, ne vous en prenez qu’à vous. Vous ne pouvez pas me forcer à vous protéger. Débarbouillez-vous dans la Seine. »

Je suis convaincu que Maret aurait trouvé le procédé détestable sous tous les rapports.

Il y a des individus qui voudraient vivre volontiers du bien d’autrui. D’après le système de Maret, on dirait aux riches qui ne voudraient pas leur permettre de vivre de fainéantise :

— Vous ne pouvez pas me forcer à vous protéger. Débarbouillez-vous.

Chaque fois que des ouvriers réclameront des augmentations de salaires ou des diminutions d’heures de travail, MM. Millerand et Maret diront avec tranquillité aux patrons :

— Tant pis pour vous, je recours à votre égard aux procédés de Ravachol. Cédez ou débarbouillez-vous.

Ce n’est pas une hypothèse, car M. Millerand déclare lui-même avoir invité M. le président du Conseil à tenir ce langage.

— Exigez des compagnies qu’elles cèdent aux prétentions des grévistes ou retirez vos troupes. Sinon, je vous déclare complice !

Complice de quoi ? On est complice d’un crime ou d’un délit ; et voici le crime dont M. Millerand accuse le gouvernement.

Il se figure, ou plutôt il invite les naïfs à se figurer que les troupes, les commissaires de police, les gendarmes, les magistrats agissent pour le compte des compagnies, ont pour mission d’opprimer les grévistes, d’empêcher le triomphe de leurs demandes. Et M. Millerand voudrait qu’ils agissent pour le compte des grévistes. Mais si ces actes, dans le premier cas, avaient un tel caractère que M. Millerand crût devoir infliger la qualification de « complices » à ceux qui y participeraient, n’auraient-ils donc pas le même caractère dans l’alternative qu’il propose ?

Laissons de côté ces chicanes, cette terminologie venimeuse, et rappelons en deux mots les principes qui constituent la base du droit public de toutes les nations qui ne sont plus sous le régime féodal ou à la discrétion des pachas.

Quand des troupes, des commissaires de police, des gendarmes empêchent des grévistes de briser des ventilateurs, de briser des machines, d’assommer leurs camarades, ce n’est pas pour le compte de tel ou tel particulier, de telle ou telle compagnie, c’est dans un intérêt plus haut : celui de la sécurité.

J’apprends, puisque c’est nécessaire, à ces socialistes qui veulent fractionner la sécurité, en faire l’objet de contrats particuliers, que s’il est une chose commune et indivise, c’est elle.

Précisément parce qu’elle ne peut pas se morceler, parce que tous y sont également intéressés, parce qu’elle doit être répartie entre tous d’une manière uniforme, elle constitue la fonction primordiale de l’État. C’est un service public qu’un gouvernement doit à tous, qu’il ne marchande à personne.

Quand il ne le remplit pas, il abdique.