Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 4

Les propriétés des unités
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CHAPITRE IV


Les propriétés des unités


Propriétés des unités. — Ni l’addition ni la soustraction ne leur donnent de grâces particulières. — Dix ne peuvent pas faire ce qui est interdit à un. — Préjugés des grévistes. — La grève ne leur donne pas de droits spéciaux. — Le syndicat n’augmente pas les droits individuels. — Le crime ou délit en bande. — Le principe de la souveraineté une. — La violence du nombre.


Je demande à M. le Ministre de l’Instruction publique de faire poser la question suivante à tous les candidats au brevet de l’enseignement primaire :

— Les propriétés essentielles des unités sont-elles altérées par les diverses opérations arithmétiques auxquelles elles sont soumises ?

Voici une pomme. Vous l’additionnez à une autre pomme. Devient-elle pêche ?

10 lièvres plus 10 lièvres font-ils un chevreuil ?

L’addition des unités ne change pas la qualité des unités

Voilà une règle que tous les instituteurs primaires doivent connaître et doivent surtout enseigner à leurs élèves, en ajoutant que l’homme n’est pas une unité d’une autre nature que les autres.

1 homme + 1 homme = 2 hommes ; 1 homme + 999 hommes = 1.000 hommes.

Mais cette addition ne donne pas une grâce particulière à chacune de ces unités agglomérées. Leurs propriétés essentielles ne sont pas changées.

La somme qu’elles produisent n’ajoute pas à chacune d’elles des vertus spéciales, des qualités nouvelles, des droits qu’elle n’avait pas, isolée.

De même la soustraction, jusqu’à la réduction à l’unité, n’enlèverait à aucune de ces unités aucune des qualités qui lui sont propres.

Si vous faites la soustraction de 25 louis, le dixième n’aura pas perdu sa qualité d’or et le dernier ne sera pas devenu du cuivre. 1 homme ajouté à 999 hommes continuera à respirer, à manger, à boire et à digérer ; si on retranche 500 hommes du groupe, ses besoins ne seront pas modifiés ; et s’il reste seul, il sera toujours obligé de respirer, de manger, de boire et de digérer. Les qualités essentielles de sa nature ne sont pas transformées.

Vous me répondez : — C’est évident. Tous les élèves de l’école primaire connaissent cette règle d’arithmétique.

— Soit, mais non seulement des élèves de l’école primaire, mais même des gens sortis d’écoles très supérieures l’oublient tous les jours, au moins quand il s’agit des hommes.

Au moment des fêtes données aux marins russes, dans la foule, certains individus s’arrogeaient le droit d’arrêter des fiacres et des omnibus et d’exiger des cochers qu’ils « saluassent le peuple » et criassent : « Vive la Russie ! »

Des cochers ayant résisté furent malmenés. L’un d’eux sur la place de l’Hôtel-de-Ville dut être porté dans une pharmacie. Le lundi 23 octobre, à onze heures du soir, sur la place de la République, un officier de paix fut blessé en voulant défendre un cocher d’omnibus, et les gardiens de la paix durent dégainer pour le dégager.

Dès le premier jour où ces faits s’étaient produits, le Siècle les avait dénoncés et avait rappelé un principe de droit que tout le monde semble oublier.

Si un monsieur vous abordait dans la rue et vous disait : « Saluez », fût-il l’homme le plus honorable du monde, vous l’enverriez promener et vous auriez raison. Devrez-vous obéir à une semblable injonction parce qu’elle sera faite par cinquante personnes ?

Qu’un individu interpelle un ouvrier qui se rend à son travail et lui dise :

— Je te défends de travailler !

L’interpellé lui répondra :

— De quel droit ? Je ne vous connais pas.

Si au lieu d’un individu, il en trouve dix, il en trouve cent, il en trouve mille, ces dix, ces cent, ces mille auront-ils davantage le droit de lui intimer l’ordre de ne pas travailler ?

Un homme loue son travail à un autre homme. Il a le droit de rompre son contrat, moyennant les dommages-intérêts prévus par les articles 1142 et 1780 du Code civil. C’est bien.

Dix hommes, vingt hommes ont le droit de faire de même.

Refuser à vingt, à cent hommes ce qui est permis à un seul, constitue une erreur semblable à celle que nous venons de relever.

Si un homme + un homme ne donnent pas plus de deux hommes, ils ne donnent pas moins de deux hommes. Les qualités des unités ne sont pas modifiées.

C’est le droit de grève.

Cent hommes ont, comme un homme, le droit de refuser leur travail ; mais reconnaissez-vous le droit à un homme de dire à un autre :

— Je t’interdis de travailler parce qu’il me plaît de ne pas travailler ?

Si vous ne reconnaissez pas ce droit à un individu, pourquoi le reconnaîtriez-vous à dix ou à cent ?

Voici quelques hommes qui se réunissent : ils forment un syndicat ; ce syndicat décrète qu’il aura le droit d’empêcher des gens de travailler de telle ou telle manière, chez telle ou telle personne, à telles ou telles heures, à tel ou tel jour.

Ils revendiquent hautement ce droit ; et même des légistes sont tout prêts à le leur reconnaître.

Un individu quitte son atelier. C’est bien. Ils sont dix. Ils s’appellent grévistes. Alors des députés prennent en main leur cause, les journaux ouvrent des souscriptions. S’ils assomment un camarade qui voulait travailler, c’est l’assommé qui a tort.

Un individu briserait des clôtures, détruirait des machines, menacerait de mort des individus : il serait dans son tort. Ils sont dix, vingt, cent, mille, qui se livrent à ces exercices : ils deviennent intéressants. Si des magistrats les condamnent, ces magistrats sont dénoncés au mépris et à la haine des citoyens.

Des députés interpellent le gouvernement, et les plus raisonnables demandent tout au moins l’amnistie pour ces gens qui ont commis en bande des délits ou des crimes.

Nous répondons, nous, que le refus du travail ne confère pas plus de droits à mille individus qu’à un seul.

Un syndicat est une addition d’individus, mais cette association ne leur confère pas de droits autres que ceux qu’ils avaient comme individus.

Ce qui est interdit à un seul n’est pas permis à plusieurs.

La puissance publique n’appartient à aucun particulier, et parce que des individus sont réunis, sont attroupés par une circonstance quelconque, ou associés, ils n’ont pas plus de droits qu’ils n’en auraient isolément.

C’est le principe qu’a voulu énoncer la constitution du 3 septembre 1791 dans l’article 1er du titre III.

« La souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la nation. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. »

On peut trouver la forme de cet article métaphysique ; mais le principe n’en reste pas moins solide. En fait, il aboutit à ceci : — Des individus ou des groupes ne peuvent s’arroger des droits ou pouvoirs qui ne leur sont pas régulièrement conférés par la loi.

Nul n’a le droit de se substituer à l’action publique pour faire de la police privée et de la répression privée, selon ses caprices, ses fantaisies, ses intérêts et ses passions.

D’après certains syndicataires et grévistes, un homme plus un homme égaleraient deux tyrans qui auraient le droit d’obliger un troisième à leur obéir. Ils peuvent évidemment contraindre ce troisième à leur obéir, s’ils sont les plus forts, comme un seul individu peut abuser de sa force à l’égard d’un autre plus faible. Cette violence, loin de conférer un droit, est la négation même du droit.

Si vous assassinez en bande, votre acte ne vous recommande pas plus au prix Montyon que si vous l’aviez commis isolément.