Mercure de France (p. 60-63).

albert mockel


Tout au contraire, Albert Mockel est un de ceux qui ont cherché au plus profond d’eux-mêmes la formule qui convenait à leurs aspirations. Pour lui, le vers libre est né dans la musique… Mais, ayant eu le bonheur de recevoir de lui une lettre dans laquelle il me raconte l’histoire de son évolution et qui est datée du 2 septembre 1920, je préfère lui céder la parole.

C’est en 1886, m’écrivait-il, que j’ai fait mes premières tentatives. J’avoue qu’à cette époque j’ignorais Arthur Rimbaud et n’avais lu encore que peu de vers de Verlaine et de Mallarmé. Quant à Laforgue, c’est votre admirable Revue Indépendante qui me l’a révélé en publiant Pan et la Syrinx. C’est donc tout naïvement que j’ai cherché à renouveler musicalement le vers, — écœuré que j’étais du ronron lourd et monotone de l’alexandrin. Bach et son inépuisable éclosion rythmique, Chopin par sa libre fantaisie, Beethoven et son récitatif, Richard Wagner m’avaient sans doute influencé. L’alexandrin qui rampe sur ses douze pattes et s’articule en hémistiche, comment n’en pas comparer la structure avec celle de la vieille « phrase » des musiciens, — membrée de huit mesures et segmentée en incises, — cette phrase symétrique que le génie de Wagner avait à jamais rompue ?

Passons sur mes premiers essais, trop évidemment enfantins. J’avais déjà dix-neuf ans lorsque, en 1886, je tentai un sérieux effort et composai Intuition. C’était selon un plan de symphonie, — avec même des indications de mouvements, — un poème très développé, où des vers de quatorze ou quinze syllabes alternaient avec des alexandrins aux coupes diverses et avec la prose rythmée. Mais quand je communiquai cet essai à mes amis, à Fernand Séverin entre autres, ils poussèrent les hauts cris, ces libertés leur paraissant indéfendables, inadmissibles tout au moins. Je cherchai donc à nouveau dans le sens du poème en prose, où je tâchai de combiner librement des rythmes et des sonorités. À titre de document, je vous communique deux numéros de la Wallonie, où vous verrez de ces essais ; les plus caractéristiques me paraissent être les poèmes l’Horizon vide et le Cygne, à la fin de la série intitulée Quelques proses. Cette série fut écrite en décembre 1887.

Tout cela n’était pas encore le vrai vers libre, — bien que, pour certains passages du Cygne, la forme typographique seule s’en éloigne[1].

Mais en 1887 je lus les Palais Nomades, et je considère comme un devoir de stricte honnêteté de proclamer que l’exemple de Gustave Kahn fut pour moi décisif. Dans les Palais Nomades — que me révéla un article de Wyzewa dans votre Revue Indépendante et que j’achetai presque aussitôt — je voyais se réaliser par miracle ce que depuis deux ans, en gosse mal initié, perdu dans une province lointaine, je cherchais avec des tâtonnements pleins de gaucherie.

Le cas d’Albert Mockel me semble illustrer une théorie qui m’est chère. Un travail profond se fait dans l’esprit de l’artiste ; il cherche ; il ne trouve pas ; il cherche ; et tout à coup une parole, un événement survient, qui l’accouche de l’œuvre qu’il portait en lui. Il serait pis que faux de dire que Mockel procède de Kahn ; Kahn a été l’ami salutaire et inconnu qui lui a fait entendre la parole qu’il attendait.


  1. C’est ce que nous avons exposé plus haut.