Mercure de France (p. 63-67).

édouard dujardin


On comprendra la gêne que je puis éprouver à parler de moi-même ; je le ferai aussi objectivement que faire se peut. Si lointains d’ailleurs sont les événements !…

La Revue Wagnérienne a été fondée en 1885 ; et personne ne s’étonnera que ce soit à Wagner que je doive mes premières préoccupations de vers-librisme. Très tôt, je m’étais dit qu’à la forme musique libre de Wagner devait correspondre une forme poésie libre ; autrement dit, puisque la phrase musicale avait conquis la liberté de son rythme, il fallait conquérir pour le vers une liberté rythmique analogue. Et c’est précisément ce que j’exposai à Laforgue, lors de notre première rencontre, fin mars 1886, à Berlin. Il y a un témoin : Houston Stewart Chamberlain ; et un témoignage : une lettre que celui-ci m’écrivit peu après, dans laquelle il évoquait ces souvenirs.

À cette époque, je travaillais à un grand poème, À la gloire d’Antonia[1], qui devait comprendre un ensemble de parties en prose et de parties en vers, — le même cadre que j’allais employer deux ans plus tard pour la Vierge du roc ardent et plus tard encore pour la Réponse de la bergère au berger. Les parties en vers de ces deux derniers poèmes devaient être et ne pouvaient être que des vers libres ; mais, à l’époque où j’écrivais À la gloire d’Antonia, je n’en étais pas à cette décision, et, pendant les trois premiers mois de l’année 1886, je tâtonnais, hésitant entre la forme du vers régulier plus ou moins libéré et une formule de vers libre dont la nécessité s’imposait à mon esprit. Mon ami le musicien Xavier Perreau, que je voyais alors quasi quotidiennement, doit se rappeler tout cela, et n’a pu oublier en particulier quelle place la question de l’accent rythmique dans le vers tenait dans nos conversations de cette époque !

Les quelques jours passés avec Laforgue, en dépit des nuances qui pouvaient nous diviser, furent pour moi un tel encouragement que, dès mon retour de Berlin et déjà dans le wagon qui me ramenait à Paris, je pris mon parti et commençai à esquisser en vers libres certaines parties du poème. Malheureusement, à côté du bon génie qui encourage, il y a souvent le démon qui décourage ; et les ironies persévérantes de Teodor de Wyzewa, avec qui je vivais en commun, eurent le pouvoir de me détourner finalement de mon projet. Mais sous la forme « prose » de certaines parties du poème il est facile de retrouver le vers libre, — notamment dans le numéro VIII, auquel, pour quelques passages au moins, une simple modification typographique rend la forme de vers libres :

Nous sommes deux qui sont ensemble…

C’est, assez exactement, le cas du Cygne d’Albert Mockel. D’ailleurs, l’histoire de nos débuts dans le vers libre n’est pas sans analogie ; le Wyzewa de Mockel s’est appelé Fernand Séverin.

À la gloire d’Antonia parut dans la Vogue du 2-9 août 1886 ; j’étais alors à Bayreuth et les épreuves ne m’y avaient pas été envoyées, de sorte qu’une trace de l’écriture en vers libres subsista dans le texte, parmi cent coquilles et des plus cruelles ! J’avais, en effet, à la dernière page du manuscrit, négligé de recopier à la suite l’un de l’autre (pour leur donner l’apparence prose) quatre vers, dont j’avais raturé le dernier, — insuffisamment sans doute ; les typographes laissèrent à ces vers la disposition vers et les imprimèrent même en italiques (les vers se distinguant généralement de la prose, à la Vogue, comme je le disais plus haut, par l’emploi des italiques) :

Car cela est ma pensée ;
Car cela est mon œuvre ;
Car je t’ai faite et je te fais…

avec le commencement seulement du quatrième :

Car tu m’es…

suspension qui n’était pas médiocrement cocasse… Les coquilles sont des blessures qui, on le voit, saignent encore trente-cinq ans passés…

C’est ainsi qu’à la rigueur j’aurais pu dire tout à l’heure que j’avais publié (malgré moi) mes premiers vers libres en août 1886.

Refoulé, à cette époque, dans le poème en prose, et bien qu’ayant par la suite publié encore quelques vers réguliers, je n’en gardais pas moins mes préoccupations vers-libristes et, pendant l’été 1887, j’écrivis les Litanies, où se marque précisément cette préoccupation d’une « poésie libre » correspondant à une « musique libre ».

Pour la Vierge du roc ardent, l’année suivante, était encore rempli du fatras décadent à la mode de 1886, qui empoisonna hélas d’autres jeunesses que la mienne ! Heureux pourtant ceux qui, même à ce prix, auront payé, pour l’usage de leur maturité, l’instauration du vers libre, si leur évolution ne s’est pas arrêtée là ! Il est évident que la préoccupation musicale doit être à la base de l’« écriture en vers » ; mais l’expérience a montré les dangers qu’il peut y avoir à n’écouter que la voix ensorceleuse de la magicienne Musique, et Laforgue n’avait peut-être pas complètement tort, quand il répondait « expression psychologique » à qui lui parlait « expression musicale ».


  1. À la gloire d’Antonia, paru en 1886, n’a rien de commun avec la trilogie dramatique d’Antonia, qui date des années 1891, 1892 et 1893.