Mercure de France (p. 56-59).

laforgue


Laforgue avait publié, en 1885, les Complaintes et, dans les premiers mois de 1886, l’Imitation de Notre-Dame-la-Lune ; il avait également achevé, mais sans que la rédaction en fût définitive, un nouveau volume de vers, les Fleurs de bonne volonté, que Léon Vanier devait publier. À ce moment (nous sommes au commencement du printemps 1886) il sacrifia les Fleurs de bonne volonté qu’il ne considéra plus dès lors, disais-je dans la préface de ses Derniers Vers, que comme un répertoire pour des poèmes nouveaux ; çà et là, et abondamment, il y prit des idées, des images et des vers, qui, associés à des éléments originaux, formèrent le Concile Féerique et les poèmes qui ont été réunis sous le titre de Derniers Vers, Les Complaintes et l’Imitation de Notre-Dame-la-Lune sont, comme tout le monde le sait, en vers libérés ; les Fleurs de bonne volonté l’étaient pareillement ; or, le Concile féerique est resté, lui aussi, en vers libérés, et les Derniers Vers sont en vers libres. L’évolution s’est donc réalisée pendant le printemps 1886, le Concile Féerique ayant paru dans la Vogue en juillet de cette année et les premiers vers libres (voir notre tableau chronologique) cinq semaines plus tard ; mais cette évolution, elle était déjà virtuellement acquise à la fin de mars de la même année, et là-dessus je puis apporter mon témoignage personnel.

C’est, en effet, à cette date que j’ai fait la connaissance de Laforgue, et cela dans des circonstances assez particulières pour que je sois sûr de mes souvenirs. On sait qu’à ce moment Laforgue était lecteur de l’impératrice d’Allemagne Augusta ; il habitait à Berlin. J’arrivai dans cette ville au cours d’un voyage wagnérien, en compagnie de Teodor de Wyzewa et de Houston Stewart Chamberlain ; je vérifie la date dans les lettres que j’ai conservées de cette époque ; c’était les derniers jours du mois de mars. Je connaissais à Berlin un autre wagnérien, le Hollandais van Santen Kolff, qui lui-même était en relations avec Laforgue ; Laforgue et moi, nous ne nous connaissions que de nom ; j’avais lu ses deux livres de vers ; il suivait ma Revue Wagnérienne ; van Santen Kolff nous réunit.

Deux jeunes Français qui se rencontrent à Berlin, même flanqués d’un Polonais, d’un Anglais et d’un Hollandais, et qui sympathisent, ne se quittent plus que pour aller se coucher, et très tard ; nous vécûmes ensemble pendant les quelques jours que je restai dans la ville, le service de l’impératrice n’étant pas très absorbant, et, bien entendu, nous causâmes surtout littérature. Laforgue me raconta ses idées et ses projets ; je lui racontai les miens. Or, voici mon témoignage : le vers libre était pour lui à cette époque une chose acquise.

Comment y était-il arrivé ?

L’impression un peu lointaine de nos conversations se corrobore là-dessus par celle très nette que m’ont toujours donnée ses poèmes ; ce n’est pas par une recherche du rythme, ce n’est pas pour mieux se réaliser en musique ou en plastique que Laforgue est arrivé au vers libre, mais pour serrer de plus près, pour entourer plus délicieusement sa pensée (j’emprunte ces expressions à Albert Mockel, avec qui je suis ici entièrement d’accord).

Laforgue n’aurait donc suivi aucunement le chemin qui a été celui de Rimbaud et de Gustave Kahn, et qui devait être à peu près celui des autres premiers vers-libristes ; et c’est une des raisons qui prouvent que si Kahn et Laforgue ont pu « coopérer » dans l’élaboration de la nouvelle formule, ils n’ont pu avoir l’un sur l’autre qu’une influence assez extérieure. Il est trop évident que ce n’est pas par leur force et leur beauté rythmique que les vers libres de Laforgue ont conquis nos cœurs. Les questions de rythme qui me passionnaient n’étaient pas celles qui le préoccupaient davantage, et, si le souvenir de nos conversations de Berlin est un peu vague, une lettre de Houston Stewart Chamberlain (sur laquelle je reviendrai tout à l’heure) est là pour préciser que, tandis que je parlais expression musicale, Laforgue répondait expression psychologique.

Quelle avait été l’influence de Walt Whitman, dont il allait publier une traduction l’été suivant ? Je dois dire que je n’ai aucun souvenir qu’il m’ait parlé du poète américain au cours de nos conversations de Berlin, et je n’ai rien trouvé davantage dans sa correspondance.