Mercure de France (p. 51-56).

gustave kahn


Que Gustave Kahn ait « trouvé » le vers libre, j’en suis persuadé. Je veux dire par là que je crois très fermement, non seulement pour l’avoir lu attentivement, mais pour l’avoir personnellement fréquenté de 1886 à 1888, qu’il n’a pris le vers libre ni à Rimbaud, ni à Laforgue, ni à Moréas, ni à personne, mais qu’il l’a tiré de ses méditations et de ses recherches, aidées, bien entendu, comme c’est presque toujours le cas, de la coopération que lui apportèrent les méditations et les recherches parallèles de quelques-uns de ses camarades, notamment de Laforgue, et probablement aussi l’exemple de Rimbaud. Et ce que je dis de Kahn, je le dirai tout aussi bien de Laforgue et d’autres encore ; comme à Gustave Kahn, le vers libre est venu à Laforgue et aux autres de leurs méditations, de leurs recherches personnelles, et aussi du même genre de coopération qu’établissent entre jeunes écrivains leurs relations de camaraderie. Dans aucun cas il ne peut s’agir d’une « invention » à la façon de la légendaire invention de Denis Papin.

Dès l’année 1879 (il avait alors vingt ans), Gustave Kahn fréquentait le monde littéraire et publiait des poèmes en prose ainsi que des sortes de nouvelles dans la Revue Moderne et Naturaliste et dans le Tout-Paris, ancien Hydropathe ; Alcool, en 1879, le Banc et la Mère, en janvier 1880, sont (je le crois sans oser l’affirmer) les premiers. Quelle était, à cette primitive époque, son œuvre poétique ? Lui-même raconte que, si on lui prenait ses poèmes en prose, on lui refusait ses vers, et je ne connais aucun document qui permette de répondre à la question avec certitude.

Son activité fut interrompue par quatre ans de service militaire qu’il passa en Afrique ; à l’automne 1885, il revenait à Paris et nous avons vu que c’est au mois d’avril 1886 qu’il fondait, ou plutôt reprenait la Vogue.

Il n’y a pas à douter qu’à cette époque la période de « méditations et de recherches » ne fût commencée depuis longtemps. Avait-il pourtant mis au point la formule du vers libre dès avant son départ pour l’Afrique, comme cela a été dit, ou pendant ses quatre années de service militaire, ou au moment de son retour à Paris ? C’est encore une question que l’absence de documents nous interdit actuellement de résoudre d’une façon certaine. Il est, en tous cas, tout à fait impossible de supposer qu’un esprit de sa valeur ait trouvé du jour au lendemain et par hasard son chemin de Damas, et tout indique, au contraire, un long travail d’élaboration intérieure. On objectera que le commencement des Palais Nomades est écrit en vers réguliers, et que les premiers vers libres n’en ont été publiés dans la Vogue (où il était le maître pourtant) que plusieurs mois après la fondation de cette revue et en même temps (ou presque) que ceux de Rimbaud et de Laforgue. Mais de ces deux faits il ne résulte aucunement la preuve que ces premiers vers libres (ou d’autres qu’il n’aurait pas voulu publier) n’aient pas été écrits antérieurement ; il résulterait plutôt que l’évolution de Gustave Kahn a été parallèle à la composition des Palais Nomades, et nous sommes a priori tout à fait disposés à admettre telle date reculée pour les premiers essais qu’il n’a pu manquer d’écrire.

Il faut pourtant signaler un document dû à René Ghil et sur lequel j’ai demandé à celui-ci quelques détails complémentaires. Dans un livre publié en 1909[1] on lit, page 28 :

… Aux derniers mois de 1885, quand M. Kahn revint d’Algérie à Paris, d’où il était parti pour quatre années, il ne rapportait que quelques vers alexandrins très classiques et de cette monotonie qu’il garda malgré tout, et il possédait plusieurs poèmes inédits de son ami Laforgue. Il était aussi attiré vers le poème en prose.

À ces indications, et en les confirmant, René Ghil ajoutait, dans une lettre qu’il m’écrivit le 12 octobre 1920 :

Ces vers de lui-même et de Laforgue, Kahn me les lut chez lui, un soir, non tout de suite après son arrivée à Paris, — car je le rencontrai chez Mallarmé et nous ne liâmes pas tout de suite connaissance.

Ainsi, à cette époque, continue René Ghil, Kahn ne pense pas au vers libre, mais il est hanté, en effet, par une formule nouvelle à trouver du poème en prose, dont il me parla longuement.

Ghil rappelait ensuite, non sans raison, « les rapports évidents de la théorie de Kahn avec sa théorie de l’instrumentation verbale ».

Il terminait enfin sa lettre par ces mots :

… Les vers que me lut en cette entrevue Gustave Kahn ne se retrouvèrent pas, certainement, en les Palais Nomades. D’ailleurs Kahn me sembla n’avoir pour eux nul amour. Il se cherchait. Voilà, cher ami, le renseignement, de souvenir demeuré très précis.

Ce témoignage semble, au premier aspect, contredire les affirmations des amis de Gustave Kahn et mes propres hypothèses. À l’examiner de près, il les corrobore plutôt, mais en les précisant. Il résulte, en effet, de ce témoignage que Gustave Kahn, à la fin de l’année 1885, n’a pas montré et vraisemblablement n’avait pas de vers libres qu’il pût montrer à René Ghil ; il en résulte également qu’il était en pleine période de recherches ; et il en résulte encore que ces recherches, c’est dans la voie du poème en prose qu’il les avait commencées. Or, nous devons nous rappeler que ce sont précisément des poèmes en prose qu’il avait publiés antérieurement, et que c’est, en fait, dans un poème en prose qu’il accusa Marie Krysinska de l’avoir imité. Tout cela, on le voit, concorde parfaitement.

Mais il était également poète en vers, et en même temps qu’il était hanté, comme dit René Ghil, par le poème en prose, il cherchait une formule du vers, tout en restant dans celle du vers régulier ou libéré, et, là-dessus, le témoignage de Ghil est caractéristique, il « semblait n’avoir aucun amour » pour ce qu’il avait écrit.

Il était donc, au moment de la visite de Ghil, dans un double état de mécontentement quant au vers régulier et d’hésitation quant au poème en prose, et il serait ainsi allé en même temps du poème en prose au vers libre et du vers régulier au vers libre, ce qui serait infiniment logique, puisque le vers libre est l’aboutissement tant du vers régulier que du poème en prose. Il aurait, en somme, suivi la même évolution que Rimbaud, cela indépendamment de Rimbaud, et voilà qui n’est pas pour le diminuer, j’imagine.

Disons donc, pour nous résumer, que Gustave Kahn a été de ceux qui ont cherché le plus persévéramment le vers libre, qu’il l’a trouvé probablement par une évolution parallèle à celle de Rimbaud et où l’exemple de Rimbaud n’a pu jouer que le rôle d’un déclic, enfin que les Palais Nomades, avec leur commencement en vers réguliers, leur milieu en vers de plus en plus libérés et leur fin en véritables vers libres, semblent être le symbole même de son évolution.

Et il convient, non moins, de lui faire hautement honneur de la décision avec laquelle, la formule trouvée, il s’est lancé dans la bataille.


  1. René Ghil, De la poésie scientifique, Paris,  1909.