Dietrich & Cie (p. 55-72).

IV



J’en reviens maintenant à ce que j’ai dit en commençant de l’influence directe de l’école préraphaélite sur l’art décoratif anglais. En ceci comme en tout le reste Rossetti apparaît comme l’initiateur des réformes qui furent faites. Nous le voyons tentant de faire revivre la peinture à fresque, à Oxford ; à Scarborough[1] et à Londres il décora plusieurs églises de vitraux admirables de couleur et de dessin ; il existe de lui, dans la collection de M. Fairfax Murray, une série de cartons pour vitraux illustrant la légende de saint Georges, qui est, je pense, une des plus belles choses qu’on ait faites comme dessin décoratif. Outre cela il ravive en Angleterre le goût de la gravure sur bois en illustrant d’une série de six admirables gravures le Tennyson édité par le libraire Moxon. Il dessine lui-même les cadres de ses tableaux, les reliures de ses livres ; dans chacun de ses travaux d’art décoratif on retrouve la marque de sa personnalité puissante, le même effort vers un idéal noble et élevé, et bien que relativement restreinte, son œuvre décorative a eu elle-même une influence directe sur toutes les productions des artistes qui suivirent. Pourtant, tout en reconnaissant à Rossetti ces qualités d’initiateur et de créateur dans les arts décoratifs comme dans les autres arts dont il s’occupa, il semble que l’auteur de la Beata Beatrix ait été d’une nature trop ardente, trop passionnée, pour se plier, sinon exceptionnellement, aux exigences et aux contraintes multiples des arts appliqués. Il avait tout au moins donné l’exemple et indiqué ce qui était à faire. Deux artistes qui furent ses amis et dont on ne peut dire qu’ils furent influencés par lui, parce que d’abord ils étaient ses aînés et qu’ils ont fait tous deux un art très personnel et original, mais dont l’œuvre en son ensemble fait pourtant partie de l’école préraphaélite d’après la définition que nous en avons donnée plus haut, MM. G.-F. Watts et Ford-Madox Brown, s’étaient chargés de montrer, en même temps que Rossetti, le haut rang que la peinture décorative pouvait atteindre en Angleterre, le premier par les peintures qui décorent maintenant les murs du Parlement anglais, le second par l’admirable série de fresques historiques dont il a doté l’hôtel de ville de Birmingham et qui l’occupèrent pendant les dix dernières années de sa vie.

Nous arrivons maintenant aux trois artistes de cette même G.-F. Watts école, dont les œuvres ont selon moi le plus contribué à transformer complètement l’art décoratif anglais et qui lui ont donné cette distinction et cette noblesse qui le fait admirer non seulement du public anglais mais de tous les amateurs d’art à l’étranger.

Parmi ces trois artistes il y a deux peintres poètes, MM. William Morris et Walter Crane, et cet admirable artiste M. Edward Burne-Jones, envers lequel la fortune semble avoir été particulièrement prodigue. Car elle lui a donné, outre les dons qui en font un des premiers peintres de son temps, ce qu’elle accorde rarement aux artistes, la joie de voir la perfection de son art reconnue et admirée de tous, de son vivant, et le bonheur de voir l’influence salutaire que ses œuvres ont eue sur la généralité des œuvres d’art de son pays.

La personnalité de MM. Morris et Crane comme poètes et celle de M. Burne-Jones comme peintre demanderaient des études spéciales : je ne veux les envisager ici tous trois que par rapport à leurs œuvres décoratives, et je commence de suite par M. Burne-Jones.

Jamais selon moi artiste ne fut pareillement doué pour l’art décoratif. Toutes les qualités que ces arts requièrent il les possède, et il les a toutes à un degré supérieur. Je ne crois pas qu’il y ait un artiste moderne qui puisse lui être comparé pour la perfection du dessin ; les nombreuses études de figures, de draperies, d’accessoires qu’il a exécutées pour chacun de ses tableaux sont des modèles du genre et resteront comme sont restées les études des meilleurs maîtres italiens ; bien que s’étant voué exclusivement à la peinture, il a l’imagination la plus poétique, la plus fertile, la plus heureuse que l’on puisse rencontrer ; il a, comme tous les grands artistes de l’art décoratif, l’amour le plus vif, le plus tendre de toutes les choses de la nature ; il en aime les moindres plantes, les moindres fleurs, et il les dessine avec tant de soin, avec tant d’amour que cet amour gagne le cœur de tous ceux qui peuvent voir ces dessins et qu’ils en aiment l’artiste qui a su si bien comprendre et si bien rendre le caractère et la beauté que chaque chose de la nature possède quand on la regarde en elle-même ; il a en outre l’érudition nécessaire aussi à tous ceux qui veulent s’occuper d’art en général et spécialement d’art décoratif ; toutes les formes d’art il les a vues, il les connaît, elles sont classées dans son esprit et il met chacune d’elles à profit sans que sa haute et poétique personnalité en soit le moins du monde diminuée ; la science difficile de la composition, de l’arrangement, la science de la décoration il la possède à un degré qui n’est égalée pour moi par aucun artiste contemporain ; il m’apparaît enfin comme l’artiste décorateur idéal et je crois que c’est une bénédiction spéciale pour un pays que de posséder un pareil artiste.

Et je l’aime trop, bien entendu, pour risquer de le diminuer, ne fût-ce qu’un instant, dans la pensée du lecteur par des comparaisons ridicules et des éloges exagérés. Je ne dis pas un instant qu’il n’y ait eu avant lui des artistes supérieurs, très supérieurs même, dans telle ou telle branche des arts décoratifs. Cela est certain, mais ce que j’admire précisément chez M. Burne-Jones et ce qu’il me semble avoir possédé mieux que personne avant lui, c’est l’universalité des dons qui constituent l’artiste décorateur, ce qui lui a permis d’aborder, avec un égal succès, les branches si variées et si différentes les unes des autres de ces arts décoratifs.

Devant me borner en ce travail, qui n’est qu’une étude d’ensemble de l’école préraphaélite et de l’art décoratif anglais, je n’analyserai pas l’œuvre considérable de M. Burne-Jones dans chacune des branches de l’art décoratif. Je ne citerai ici comme exemple que les œuvres qui m’ont le plus particulièrement impressionné. Je citerai notamment les vitraux qu’il exécuta en collaboration avec M. Morris pour la cathédrale de Christ Church, la cathédrale de la vieille Edward Burne-Jones ville d’Oxford, les vitraux ayant pour sujet l’Espérance, la Charité, la Tempérance, Sainte Cécile, et surtout quatre fenêtres, décorées de vitraux représentant Samuel, David, Saint Jean et l’Évêque Timothée. Je n’ai vu ces vitraux qu’une seule fois et il y a de cela bien longtemps déjà, mais je me rappelle toujours l’impression de candeur et de pureté que me donnèrent ces personnages aux tuniques et aux robes blanches comme la neige, aux têtes entourées d’auréoles rouges comme une grenade, leur robe rendue plus blanche, leur auréole plus éclatante par les arbres verts chargés de fruits et de fleurs représentés derrière eux. Et je me rappelle que mon admiration pour ces fenêtres fut encore augmentée, en pensant à l’impression ineffaçable que ces images, toutes de pureté et de noblesse, devaient faire sur les âmes jeunes et éprises d’idéal des étudiants des diverses universités d’Oxford, qui étaient venus s’asseoir sur les bancs de cette église. Non moins admirable de dessin, de sentiment, d’arrangement et de couleur est, dans cette charmante et poétique vieille ville d’Oxford, une tapisserie représentant l’Adoration des Mages, qui se trouve exposée dans la chapelle de l’Exeter College. On n’a, je crois, ni en France ni dans les Flandres, rien fait de plus beau que cette tapisserie ; elle a, sans employer les mêmes couleurs, la discrète richesse, la douce harmonie de couleurs des tapisseries flamandes, les belles lignes et le dessin d’une tapisserie italienne, et l’arrangement aussi parfait et aussi plein de charmes que celui des tapisseries à la licorne du Musée de Cluny ; elle a, en outre, pour moi, un charme plus grand que celui des tapisseries que je viens de citer, parce que, dans cette Adoration du Collège d’Exeter, le sujet, d’abord plus élevé, me semble aussi mieux choisi pour le genre de décoration auquel il doit servir.

M. Burne-Jones aborde-t-il un autre genre de décoration ; dessine-t-il un carton pour une mosaïque de l’église de Saint-Paul à Rome ; il le fait avec autant de bonheur que s’il avait passé la moitié de sa vie à décorer des coupoles d’églises byzantines ; le sujet qui représente le Christ est sobrement, largement traité ; il a le caractère grandiose, immuable, de ce genre de décoration, fait pour frapper fortement l’esprit de la foule et pour laisser au cœur des croyants une image ineffaçable.

Se plaît-il à des travaux moins élevés, plus humbles, à la décoration de meubles, à la décoration d’un piano par exemple, un meuble particulièrement difficile à décorer, — il semble que tous les sons mélodieux contenus dans l’instrument s’en échappent pour lui inspirer les compositions charmantes qu’il a tirées de la légende d’Orphée, dans lesquelles l’Eurydice apparaît si délicieusement anglaise, chaste et pure, idéale et touchante figure, comme une héroïne d’un poème de Tennyson. La légende est grecque, les vêtements et les draperies le sont aussi si l’on veut, mais les personnages et les sentiments sont anglais, et l’œuvre est, comme les vitraux et la tapisserie d’Oxford, comme la mosaïque de Rome, marquée de la personnalité poétique et passionnée de beauté de M. Edward Burne-Jones.

Je ne saurais indiquer ces quelques exemples de la perfection de ses œuvres dans les diverses branches d’art décoratif qu’il a successivement abordées, sans mentionner aussi les ornements et les illustrations qu’il a dessinés pour les livres édités par son ami et collaborateur M. William Morris. Ce sont de véritables merveilles, et pour finir ce rapide examen par un bel exemple, je me bornerai à citer, en ajoutant que je ne connais rien de plus parfait dans ce genre de décoration, la première page illustrée et décorée par lui des Contes de Canterbury de Chaucer, édités en ce moment par M. William Morris.

Je viens de dire que M. William Moris est le collaborateur de M. Burne-Jones. Il l’est, en effet, dans toute la partie décorative de son œuvre, et l’on peut dire que si M. Edward William Morris Burne-Jones est le créateur de toutes ces œuvres maîtresses qui ont anobli et régénéré l’art décoratif en Angleterre, M. Morris en est l’organisateur. La part que prend M. Morris aux travaux d’art entrepris par lui et par M. Burne-Jones est en effet considérable, si bien qu’il semble parfois difficile de déterminer lequel des deux artistes a accompli la partie la plus importante de l’œuvre commune. Pour tous les vitraux que M. Morris a exécutés en collaboration avec M. Burne-Jones, celui-ci se contente seulement de remettre à M. Morris le carton du vitrail à exécuter. C’est M. Morris qui choisit et détermine les couleurs, tâche difficile et importante entre toutes. Il en est de même, je pense, pour les tapisseries que les deux artistes ont exécutées ensemble, et je crois même qu’ici les plantes, les fleurs de l’avant-plan et le fond de la tapisserie sont généralement exécutés par M. Morris lui-même, M. Burne-Jones se bornant à donner le carton de la scène et des personnages à reproduire sans s’arrêter aux détails du fond et de l’avant-plan. On conçoit donc l’importance de la collaboration de M. Morris, qui apparaît plus utile et plus belle encore si l’on pense que le nombre des œuvres que ces deux artistes auraient pu produire seuls a été doublé par cet appui, ce concours précieux qu’ils se sont mutuellement prêtés.

Outre les œuvres qu’il a exécutées en collaboration avec M. Burne-Jones, M. William Morris en a exécuté d’autres toutes personnelles, et que je ne puis qu’indiquer ici : l’ornementation de nombreux livres édités par lui à son imprimerie de Kelmscott, les modèles de papiers de tenture artistiques, les dessins et les modèles des cretonnes, des tentures et des tapis qu’il fabrique à ses manufactures de Merton Abbey, des tapisseries exécutées elles aussi à Merton Abbey et dont un admirable échantillon était la tapisserie d’Arras dessinée et exécutée par lui, exposée en novembre dernier à la très intéressante exposition du Cercle des Arts and Crafts à la New Gallery.

En dehors de l’admiration que j’ai pour ses œuvres poétiques et picturales, je tiens à rendre ici spécialement hommage à M. William Morris, parce qu’il est, je crois, l’homme qui dans son pays a le plus contribué à l’avancement de l’art décoratif et à l’amélioration générale du goût du public anglais. Par de très intéressantes conférences, — quelques-unes ont été réunies en volume, sous le titre de : Espérances et craintes pour l’art, — par de nombreux articles, par des expositions organisées par lui, par l’établissement de ses fabriques artistiques, enfin, par les œuvres qu’il a lui-même produites dans les arts décoratifs et par celles qu’il a exécutées en collaboration avec M. Burne-Jones, il est, je le répète, celui qui a le plus utilement travaillé en Angleterre à l’éducation artistique du public de son pays. Il a été puissamment secondé en cette tâche par le dernier artiste dont j’ai à parler ici, le peintre poète Walter Crane.

Indépendamment d’un nombre considérable d’œuvres accomplies dans toutes les branches de l’art décoratif, parmi lesquelles il faut citer ses papiers artistiques[2], modèles de bon goût, de distinction et de science décorative, et surtout l’éblouissante et charmante série de ses livres d’images que je n’analyserai point ici, parce qu’elle mérite une étude spéciale, M. Crane a lui aussi fortement contribué à l’éducation du public anglais, en fondant il y a quelques années, à Londres, le Cercle des Arts et Métiers (the Arts and Crafts Society). C’est en effet aux expositions de cette société qu’ont été exhibées au public les œuvres les plus remarquables produites pendant ces dernières années dans les arts industriels.

Walter Crane L’exposition de l’année dernière, d’une particulière importance, parce qu’elle était en partie rétrospective, comprenait notamment des cartons pour vitraux de Rossetti, de Madox Brown et de M. Burne-Jones, des tapisseries de MM. Morris et Burne-Jones, la collection des livres édités par M. Morris à la Kelmscott press, les aquarelles et les dessins originaux de M. Crane pour The Wonder Book, d’incomparables reliures du maître relieur Cobden Sanderson, et des cartons et dessins décoratifs de deux artistes : MM. Selwyn Image et Herbert Horne, que je tiens à mentionner dans cet aperçu rapide, parce qu’ils sont, à mon avis, parmi tous les artistes venus après les premiers préraphaélites, les mieux doués et les plus personnels.

  1. L’église de Saint-Martin à Scarborough est particulièrement intéressante à notre point de vue, parce qu’elle a été construite d’après les conseils des principaux maîtres préraphaélites ; elle possède des vitraux de Rossetti, de Burne-Jones et de Ford-Madox Brown, et des peintures murales exécutées elles aussi par Rossetti et Ford Madox Brown ; d’autres peintures murales avaient été exécutées par Campfield d’après des dessins de Burne-Jones et de Morris, mais ayant beaucoup souffert de l’humidité, elles furent en 1889, follement remplacées par des peintures à l’huile dues au pinceau d’un peintre aussi quelconque que peu respectueux de l’œuvre de ses devanciers ; néanmoins, telle qu’elle est à présent, l’église de Saint-Martin reste une des plus curieuses à visiter en Angleterre pour tous ceux qu’intéresse l’école préraphaélite.
  2. Une collection d’échantillons de ces artistic wall papers, dessinés par M. Crane et exécutés par MM. Jeffrey et Cie, sera prochainement exposée dans le compartiment d’art industriel des musées du parc du Cinquantenaire.