Les Précoces/Chapitre 10


X


— Quel bon air ! Chez nous, à vrai dire, il ne fait pas trop bon… et même sous tous les rapports. Allons doucement, monsieur, je vous prie. J’aurais bien voulu vous distraire.

— J’ai aussi une très importante affaire à vous communiquer, fit Alexey, seulement je ne sais pas par où commencer.

— Comment ne comprendrais-je pas que votre visite n’est pas sans but. Vous ne seriez certes jamais venu me voir si vous n’aviez eu affaire avec moi. Ou bien vraiment seriez-vous venu pour vous plaindre de mon fils ? Mais je comprends assez que ce n’est pas cela. À propos, parlons donc un peu de mon gamin ; là, je ne pouvais pas vous expliquer tout, mais je veux vous raconter en détail comment la scène s’est passée. La Motchalka était, voyez-vous, beaucoup plus épaisse jadis, je veux dire il y a huit jours. C’est de ma barbiche que je parle, car c’est à ma barbiche que les écoliers ont donné ce nom de Motchalka.

Eh bien, voilà donc que votre frère Dimitri Fédorovitch me tire par la barbiche, et pour un rien. C’est une fantaisie qu’il a eue à un moment qu’il était monté : je suis tombé sous sa main, et il m’a ainsi traîné du tractir jusque sur la place. Justement les écoliers sortaient alors de leur classe, et Ilioucha était parmi eux. Quand il m’aperçut en cet état, il se précipita vers moi. Papa ! me crie-t-il. Il se cramponne à moi, il m’embrasse, il veut m’arracher, et crie à mon offenseur : « Laissez-le ! laissez-le ! c’est mon papa ! Pardonnez-lui, pardonnez-le, disait-il encore. » Dimitri Fédorovitch lui prend ses petites mains et la sienne ; l’enfant la baise.

Je me souviens toujours de cette petite figure qu’il avait en ce moment-là. Je ne l’ai jamais oubliée, je ne l’oublierai jamais !…

— Je vous jure, s’écria Alexey, que mon frère vous exprimera son repentir de la façon la plus sincère et la plus complète. Quand bien même il devrait se mettre à genoux à cette même place. Je l’y contraindrai, autrement il ne sera plus mon frère !

— Ah ! ah ! Alors tout cela n’est qu’en projet. Ce n’est donc pas de sa part que venez, mais uniquement poussé par la noblesse de vos sentiments. Il fallait alors me le dire. Eh bien, dans ce cas, permettez-moi de vous raconter comment il a exprimé, lui, ses sentiments de haute noblesse et de chevalerie.

Quand il eut fini de me traîner par ma Motchalka et qu’il me laissa libre : « Toi, me dit-il, tu es un officier, et moi aussi. Si tu peux trouver pour témoin un honnête homme, envoie-le-moi, je te donnerai satisfaction, bien que tu sois une canaille ! » Voilà ce qu’il m’a dit. Quel esprit vraiment noble et chevaleresque ! Nous nous sommes alors retirés avec Ilioucha, tandis que ce tableau filial et généalogique se gravait pour toujours dans l’âme de l’enfant. Non, ce n’est pas à nous d’avoir ces sentiments des nobles. Et puis, jugez-en vous-même. Vous avez daigné tout à l’heure entrer dans mon château, et qu’y avez-vous vu ? Trois dames : l’une sans pieds et folle, l’autre sans pieds et bossue, la troisième avec ses pieds, mais déjà trop intelligente, une étudiante qui cherche à aller à Pétersbourg pour revendiquer sur les bords de la Néva les droits de la femme russe. Je ne parle pas d’Ilioucha. Il n’a que neuf ans. Je suis donc tout seul sur la terre. Et si je venais à mourir que deviendraient-ils tous ? Je vous le demande un peu ? Et puisqu’il en est ainsi, si moi je le provoque en duel et qu’il me tue, alors qu’arrivera-t-il ? Que deviendront-ils tous ? Et ce sera pis encore s’il ne me tue pas et ne fait que m’estropier. Il me sera impossible de travailler, et la bouche restera quand même. Qui donc alors fournira à ma bouche et qui leur donnera à manger à eux ? Peut-être qu’au lieu d’envoyer Ilioucha à l’école, je l’enverrai mendier. Voilà donc pour moi le résultat si je le provoque en duel. Ce sont des billevesées, des bêtises, que tout cela, et rien de plus.

— Il vous demandera pardon, il le fera au milieu de la place et vous saluera jusqu’à terre, répéta Alexey, les yeux pleins de flamme.

— Je voulais porter plainte, continua le capitaine. Mais ouvrez donc notre code. Pourrais-je obtenir grande satisfaction pour l’insulte de mon offenseur. Et voilà encore que sa maîtresse Agrafena m’appelle et me dit : « N’ose même y penser. Si tu l’appelles en jugement, je tournerai les choses moi de telle façon qu’on saura désormais qu’il ne t’a battu que parce que tu es un voleur, et c’est toi alors qui aura à répondre devant les juges. »

Dieu seul sait de quel vol il s’agit et d’après les ordres de qui, comme un pauvre père que je suis, j’ai agi. N’est-ce pas sur ses ordres à elle et sur ceux de votre père Fédor Pavlovitch que je l’ai fait ?

— De plus, m’a-t-elle dit encore, je te chasserai pour toujours et tu ne gagneras plus rien chez moi. Je le dirai à mon marchand (c’est ainsi qu’elle appelle le vieux qui l’entretient), et il te chassera lui aussi. » Et j’ai pensé alors que si le marchand aussi me chassait, je ne saurais plus où travailler. Je n’ai plus qu’eux deux, car votre père, Fédor Pavlovitch, non seulement a cessé d’avoir confiance en moi pour une raison qui n’a rien à faire ici, mais encore, tout en ayant ma signature, il a voulu me traîner devant le juge. Et voilà comment il m’a fallu me taire…

Mais permettez-moi maintenant de vous demander : Vous a-t-il bien douloureusement mordu votre petit doigt, mon Ilioucha ? Je n’ai pas voulu entrer dans ce détail étant dans mon château.

— Oui, fort douloureusement, et il était très irrité. Il s’est vengé sur moi comme sur un Chestomazov, je le comprends maintenant. Mais si vous aviez vu comme ils se jetaient des pierres, lui et ses camarades. C’est très dangereux. Ils pourraient s’entre-tuer. Ce sont des enfants inconsidérés, mais la pierre vole et peut casser la tête.

— Et il en a déjà reçu des pierres. Pas à la tête, mais à la poitrine. Il en a reçu une aujourd’hui un peu au-dessus de l’endroit du cœur. Il y a sur cette place un bleu. Il est rentré en pleurs, gémissant, et voilà qu’il est tombé malade.

— Mais savez-vous que c’est lui qui tombe le premier sur les autres. Il est très irascible. Les gamins m’ont raconté qu’il avait déjà donné un bon coup de canif dans la jambe à l’un d’eux, à Krasotkine.

— Oui, je sais cela, c’est dangereux. Krasotkine est le fils d’un fonctionnaire, il peut encore en résulter une affaire…

— Je vous conseillerai, continua Alexey avec chaleur, de ne pas l’envoyer pendant quelque temps à l’école. Sa colère s’apaisera peu à peu…

— Colère ! répéta avec feu le capitaine, oui, c’est bien de la colère. Une grande colère dans un petit être. Vous ne vous doutez pas de cela, vous. Permettez-moi de vous le raconter en détail. Depuis cet événement, voyez-vous, tous les écoliers de sa classe ont commencé à le taquiner avec ce sobriquet de Motchalka. Les enfants à l’école sont des êtres cruels. Pris chacun en particulier, ce sont des anges, mais ensemble, et à l’école surtout, ils sont souvent bien cruels. Alors, quand ils se furent mis ainsi à l’irriter, le sentiment de l’honneur se révolta en Ilioucha. Un gamin ordinaire, un fils faible se serait abaissé, aurait eu honte pour son père ; celui-là s’est levé seul contre tous pour prendre sa défense. Pour son père ! pour la vérité ! pour la justice ! Car ce qu’il a enduré en baisant les mains de votre frère et en lui criant : « Pardonnez à papa ! pardonnez à papa ! » Dieu seul et moi le savent. Et c’est ainsi que nos enfants — pas les vôtres, les nôtres — les enfants des humiliés, mais de noble sentiment, apprennent la vérité sur la terre, même à l’âge de neuf ans ! Les riches ne connaissent pas cela. Ceux-là, leur vie entière, n’iront pas à cette profondeur. Mais lui, mon Ilioucha, quand sur cette place il a baisé ces mains, il a compris toute la vérité. Et cette vérité, quand il l’eût comprise, il l’a gravée en lui pour toute l’éternité.

Et en disant ces mots, le capitaine, dans une sorte d’extase, frappait sa main gauche de son poing droit comme pour mieux montrer comment la vérité avait frappé Ilioucha.

— Le même jour, il fut en proie à la fièvre, et il ne m’adressa pas la parole. Je le voyais seulement m’observer et me regarder dans son coin, puis se pencher vers la fenêtre et faire semblant d’étudier sa leçon. Mais je voyais bien, moi, que ce n’était pas sa leçon qu’il avait dans la tête. La nuit, il délira.

Le lendemain j’ai bu un bon coup, et je ne me souviens pas trop de cette journée ; oui, j’ai bu, malheureux pécheur que je suis, par chagrin. La maman se mit à pleurer, — et j’aime bien la maman. — Alors je me suis enivré avec le dernier argent que j’avais. Vous, monsieur, ne me méprisez pas trop. En Russie les gens ivres sont les meilleurs. Les meilleurs d’entre les gens sont aussi chez nous les plus ivrognes.

J’étais alors couché, et je ne me souviens pas bien de ce que faisait en ce moment Ilioucha. Ce fut pourtant ce jour- que dès le matin les gamins se moquèrent de lui à l’école : « Motchalka, lui criaient-ils ! On a traîné ton père hors du tractir par sa Motchalka, et toi tu courais auprès en demandant pardon. » Le troisième jour, quand il rentra de l’école, je l’observai ; il était tout changé, tout pâle. Qu’as-tu, lui dis-je ? Il ne me répond pas. Mais dans mes appartements on ne peut pas trop parler, sans quoi la maman et les demoiselles peuvent s’occuper de la conversation. Mes demoiselles, d’ailleurs, avaient déjà tout appris dès le premier jour. Varvara Nikolaievna grognait déjà : « Le bouffon ! le paillasse ! Est-ce qu’il peut y avoir quelque chose de sensé ! » — C’est vrai, Varvara Nikolaievna, lui répondis-je. Est-ce qu’il peut y avoir chez nous quelque chose de sensé ? Et là-dessus je mis fin à la discussion.

Vers le soir, je pris mon gamin pour me promener avec lui.

Il faut vous dire que chaque soir, avant cet événement, nous allions nous promener en suivant ce chemin même où nous passons en ce moment, depuis notre porte jusqu’à cette grande pierre qui se dresse là-bas toute seule, comme un orphelin, près de la haie et où commencent les champs. C’est un endroit désert très bien approprié. Nous marchions donc ainsi avec Ilioucha, moi tenant sa main dans la mienne, selon notre habitude. Il a une main toute petite, ses doigts sont minces et froids. Vous savez qu’il souffre de la poitrine.

— Papa, me dit-il, papa.

— Quoi ? lui demandai-je. Je voyais ses yeux s’allumer.

— Comme il t’a… papa… Comme il t’a…

— Que faire, Ilioucha ?

— Ne te réconcilie pas avec lui, papa, ne te réconcilie pas. Les écoliers disent qu’il t’a donné dix roubles pour cela.

— Non, Ilioucha, lui dis-je. Je ne recevrai d’argent de lui pour rien au monde.

Alors il trembla de tout son corps, saisit ma main dans ses deux petites mains et se mit à les baiser.

— Papa, me dit-il, papa, provoque-le en duel. À l’école, on se moque de moi, on dit que tu es lâche, que tu ne le provoqueras pas en duel, mais prendras ses dix roubles

— Le provoquer en duel, Ilioucha, cela m’est impossible, lui répondis-je. El je lui donnai les mêmes raisons que je viens de vous exposer à vous.

Quand il m’eût bien écouté :

— Papa, me dit-il, papa, ne fais pas la paix quand même. Quand je grandirai, moi, je le provoquerai et je le tuerai. Et ses petits yeux s’embrasaient en me parlant.

Comme malgré tout je suis un père, il a fallu que je lui dise une parole vraie.

— C’est un péché de tuer, lui dis-je, même en duel.

— Papa, dit-il, papa, je le jetterai à terre. Quand je serai grand, je ferai tomber son sabre, je me jetterai sur lui, et, mon sabre levé, je lui dirai : « J’aurais pu te tuer là de suite ; eh bien, je te pardonne, attrape !… »

Vous voyez, vous voyez bien, monsieur, quelles idées travaillaient en sa tête pendant ces deux jours. Le jour et la nuit il pensait à cette vengeance, et même il en délirait en dormant.

Seulement chaque jour il rentrait fort battu de l’école. Je ne l’ai appris qu’avant-hier, et vous avez raison, je ne l’enverrai plus à l’école.

Quand j’appris qu’il s’était levé seul contre toute la classe et que lui-même l’avait provoquée, que son cœur était à ce point brûlant et exaspéré, j’ai pris peur pour lui.

Nous partîmes encore nous promener ce soir-là.

— Papa, me demanda-t-il, papa, n’est-ce pas que les riches sont les plus forts sur la terre !

— Oui, Ilioucha, il n’y a pas de plus fort sur la terre que le riche.

— Papa, me dit-il encore, je deviendrai riche, je me ferai officier, je vaincrai tout le monde ; le tsar me récompensera ; je reviendrai ici, et alors personne n’osera…

Puis, après un silence, et avec un même tremblement de lèvres :

— Papa, quelle mauvaise ville que la nôtre !

— Oui, Ilioucha, cette ville est très mauvaise.

— Papa, allons-nous-en dans une autre ville, dans une bonne ville où on ne nous connaît pas.

— Nous irons, nous irons, Ilioucha ; il faut seulement que j’amasse de l’argent.

J’étais bien aise, en cette occasion, de le distraire un peu de ses sombres pensées. Et nous nous mîmes à faire des projets : comment nous achèterions un cheval et une petite voiture et nous nous en irions dans une autre ville ; comment nous asseoirions dans la voiture la maman et les sœurs ; comment nous les recouvririons bien, tandis que nous nous marcherions à côté. Parfois il monterait aussi ; mais, moi, je continuerais à marcher, car il faudrait ménager notre petit cheval.

La pensée qu’il aurait un cheval et le monterait lui-même le réjouit beaucoup. Un gamin russe, l’on sait, naît à cheval. Nous bavardions donc ainsi longuement et je louais Dieu de l’avoir distrait et consolé.

Cela se passait avant-hier au soir. Hier, c’était déjà tout autre chose. Il était retourné le matin à son école et en était revenu morne, tout morne. Le soir, je le pris par la main et l’emmenai promener avec moi. Il gardait le silence et ne me disait pas un mot. Le vent commençait à souffler. Le soleil s’était couvert de nuages. La fraîcheur de l’automne se faisait déjà sentir. La nuit tombait. Nous marchions ainsi tous les deux tristement.

— Eh bien, petit, lui dis-je, comment ferons-nous nos préparatifs de voyage ?

J’essaye de le ramener à la conversation de la veille, mais il ne répond pas. Je sens seulement ses petits doigts trembler dans ma main. « Eh ! me dis-je, cela va mal, il y a du nouveau. »

Nous arrivâmes comme nous faisons maintenant jusqu’à cette pierre. Je m’y assis avec lui. À ce moment, on lançait des cerfs-volants. Il y en avait là une trentaine, tous bourdonnants et tournoyants. C’est la saison, vous savez.

— Eh bien ! Ilioucha, lui dis-je, il serait temps de lancer notre cerf-volant de l’année dernière. Il faudra que je le répare. Où l’as-tu rangé ?

Il ne me répond toujours rien et regarde de l’autre côté. Tout à coup, le vent se met à souffler plus fort en soulevant la poussière. Il se jette sur moi, enlace mon cou de ses petites mains en m’étreignant. Vous savez bien, quand les enfants sont silencieux et orgueilleux quand ils retiennent longtemps leurs larmes, quand le grand chagrin leur vient, elles jaillissent tout à coup, non plus comme des larmes, mais comme des torrents. Et tout à coup, c’est de ces torrents qu’il a inondé mon visage. Il était tout secoué par les sanglots et me serrait entre ses bras. Moi, je restais atterré sur la pierre.

— Petit papa ! mon petit papa ! mon cher petit papa, comme il t’a humilié !…

Alors moi aussi je fondis en larmes, et nous restâmes là tous les deux, secoués par la même émotion.

« Mon petit papa ! mon petit papa ! » me répétait-il. Et moi je lui répondais à mon tour : Ilioucha ! mon petit Ilioucha ! » Personne ne nous a vus en ce moment-là. Dieu seul a été témoin. Peut-être me comptera-t-il aussi cela dans mes états de service… Remerciez donc votre frère, Alexey Fédorovicth ! Quant à fouetter mon gamin pour vous satisfaire, je ne le ferai pas.

Il termina là-dessus avec une bouffonnerie pleine de méchanceté.

Cependant Alexey comprenait déjà qu’il avait acquis sa confiance et que le capitaine n’eût pas parlé ainsi à un autre homme et ne se fût pas épanché devant lui comme il venait de le faire. Cette pensée l’encouragea.

— Ah ! que je voudrais donc me réconcilier avec votre fils ! s’écria-t-il. Si vous arrangiez cela ?

— Parfaitement, murmura le capitaine.

— Mais maintenant il ne s’agit pas de cela, mais pas du tout. Écoutez ! écoutez-moi. J’ai une commission à vous faire : mon frère, ce même Dimitri a aussi offensé sa fiancée, une noble jeune fille dont vous avez probablement entendu parler. J’ai le droit de vous parler de cette offense et même je dois le faire, car, lorsqu’elle apprit votre humiliation et à la fois votre situation malheureuse, elle m’a chargé tout à l’heure de vous transmettre ce secours de sa part… mais ce n’est que de sa part, et pas de celle de Dimitri, qui l’a abandonnée, elle aussi, et ce n’est pas non plus de ma part, de moi, le frère de Dimitri. C’est en un mot d’elle, et d’elle seule… Vous êtes tous les deux offensés par le même homme… Même ce n’est que lorsqu’elle eut subi une offense semblable qu’elle s’est souvenue de vous, et son offense était aussi grande que la vôtre. Cela veut dire qu’une sœur veut venir en aide à un frère… C’est expressément dans ce sens qu’elle m’a prié de vous persuader d’accepter ces deux cents roubles, sachant combien ils peuvent vous être utiles. Personne jamais n’en saura mot. Aucun bavardage injuste ne peut s’en suivre. Voilà ces deux cents roubles, et je vous jure que vous devez les accepter. Autrement… autrement tous les hommes seraient ennemis. Et pourtant il existe encore des frères dans ce monde… Vous avez une âme noble. Vous devez comprendre cela, vous le devez !…

Et Alexey lui tendit deux billets neufs de cent roubles.

Ils se trouvaient en ce moment près de la grande pierre, et il n’y avait personne à distance.

Les billets de banque semblaient produire sur le capitaine une profonde impression. Il tressaillit, mais d’abord par le fait seul d’une extrême surprise. Il ne s’était jamais rien imaginé de semblable, et une pareille issue était tout à fait inattendue pour lui. Il n’avait jamais même rêvé d’obtenir un secours de quelqu’un, surtout si considérable.

Il prit les billets, et pendant une minute il ne put rien répondre. Tout à coup un sentiment nouveau s’exprima sur son visage :

— Et c’est à moi ! à moi ! Deux cents roubles, tant d’argent, mes petits pères ! Mais il y a quatre ans passés que je n’ai même pas vu tant d’argent ! Seigneur ! Et il dit que c’est comme une sœur… Est-ce vrai ? est-ce vrai ?

— Je vous jure que tout ce que je viens de vous dire est vrai ! s’écria Alexey.

Le capitaine rougit.

— Écoutez, cher ami, écoutez-moi. Si je les accepte, ne serai-je point une canaille ? À votre avis, Alexey Fédorovitch, je ne serai pas un vaurien, n’est-ce pas ? Mais écoutez, écoutez donc, Alexey Fédorovitch ! disait-il d’une voix précipitée, touchant Alexey de sa main. Voilà, vous me persuadez d’accepter cela parce que c’est une « sœur » qui l’envoie. Mais en vous-même, en votre conscience, ne sentiriez-vous pas de mépris pour moi si je l’accepte ?

— Mais non, mais non ; sur tout ce que j’ai de sacré au monde, je vous jure que non ! Personne ne le saura jamais en dehors de nous : moi, vous, elle et encore une dame qui est sa grande amie à elle…

— Que m’importe la dame ! Écoutez, Alexey Fédorovitch, puisque le moment de vous tout avouer est déjà venu, vous ne pouvez même pas comprendre ce que peuvent être pour moi, en ce moment, ces deux cents roubles, continuait le malheureux en entrant peu à peu dans une sorte d’extase désordonnée.

Le capitaine semblait absolument déconcerté, il parlait avec précipitation et comme s’il craignait qu’on ne lui laissât pas le temps de tout dire.

— Sans parler que cela est acquis honnêtement, continuait-il, reçu d’une « sœur » aussi estimable et si sainte, pensez encore que je puis l’employer à soigner maman et Ninotchka, ma femme et mon petit ange bossu, ma fillette. Le docteur Herzenschtubé est venu les voir et les a examinés une heure entière par bonté. « Je n’y comprends rien, m’a-t-il dit, et cependant l’eau minérale qui est à la pharmacie sera sûrement utile à la mère, de même les bains de pieds composés à différentes potions. » Et cependant cette eau minérale coûte trente kopecks, et il lui faudra en absorber au moins une quarantaine de bouteilles.

J’ai pris alors l’ordonnance et je l’ai mise au-dessous des icônes. C’est là qu’elle se repose jusqu’ici.

Pour Ninotchka, il a ordonné de lui faire prendre un bain chaud composé de toute sorte d’herbes et de le faire chaque matin et chaque soir. Comment pouvions-nous suivre une pareille cure ? Chez nous, dans notre château, sans domestiques, sans aide, sans récipient, sans eau.

Et pourtant la pauvre fillette est toute enrhumatisée. Je ne vous en ai pas parlé encore. Pendant la nuit, tout son côté droit lui fait mal. Elle souffre terriblement ; mais, le croiriez-vous, cet ange de Dieu fait tous ses efforts pour ne pas gémir, pour ne pas nous déranger, pour ne pas nous éveiller.

Nous mangeons n’importe quoi, ce qu’on trouve. Eh bien, c’est le dernier morceau qu’elle prend, celui qui reste, qu’on ne peut jeter qu’à un chien : « Je ne mérite pas ce morceau, semble-t-elle dire. Je vous en prive, je vous suis une charge. »

Voilà ce que son regard d’ange semble nous exprimer. Si nous la servons, cela lui pèse : « Je ne le mérite pas, je ne suis, moi, qu’une misérable estropiée, une inutile. » Quoi ! c’est elle qui ne le mérite pas, elle qui par sa douceur d’ange intervient pour nous devant Dieu !… Sans elle, sans sa douce parole, ce serait l’enfer chez nous.

Elle a pu adoucir même ma fille Varvara. Et cette Varvara Nikolaievna ne la jugez pas mal non plus. C’est aussi un ange, aussi une humiliée. Quand elle est arrivée à la maison cet été, elle avait avec elle seize roubles qu’elle avait gagnés en donnant des leçons, et qu’elle réservait pour retourner à Pétersbourg au mois de septembre, c’est-à-dire en ce moment-ci. Et nous, nous avons pris son argent et l’avons dépensé. Et maintenant, il n’y a plus moyen qu’elle retourne. Voilà comment sont les choses. Et puis, elle ne le pourrait pas dans tous les cas, car elle travaille pour nous comme un forçat. Oui, nous l’avons attelée comme une rosse. Elle nous soigne, elle nettoie, elle lave, elle balaye, elle couche la maman dans son lit, et la maman est capricieuse, la maman est pleurnicheuse, la maman est folle !…

Vous voyez donc qu’avec ces deux cents roubles je pourrai avoir un domestique. Comprenez-vous, Alexey Fédorovitch ? Je pourrai commencer la cure de ces chers êtres, envoyer l’étudiante à Pétersbourg, acheter de la viande, en un mot établir un nouveau régime. Seigneur ! mais c’est un rêve !

Alexey était fort satisfait de lui procurer tant de bonheur et de voir le malheureux consentir à se soumettre.

— Attendez, Alexey Fédorovitch, attendez, fit tout à coup le capitaine qui semblait avoir une idée nouvelle, et il se mit à parler avec une précipitation redoublée.

— Mais savez-vous que dans ce cas nous pourrions peut-être réaliser ce rêve que nous avons fait avec Ilioucha. Nous achèterons un cheval et une voiture, un cheval bai, il a demandé qu’il fût bai, et nous nous en irons comme nous en avons parlé avant-hier.

Dans le gouvernement de Kiev, je connais un avocat qui est un ami d’enfance, un homme en qui j’ai toute confiance, et qui m’a dit qu’il me donnerait dans son bureau une place de secrétaire si j’allais dans sa ville. Et qui sait ? Peut-être qu’il me la donnera…

Eh bien, alors j’emmènerai la maman. Ninotchka, je mettrai Ilioucha pour conduire, et moi je marcherai tout auprès… Seigneur ! Si seulement je pouvais recouvrer une petite créance, cela peut-être suffirait.

— Cela suffira, cela suffira, continua Alexey. Katérina Ivanovna vous en enverra encore, tant que vous voudrez. Et puis, j’ai aussi de l’argent, moi. Vous me demanderez ce qu’il faut, comme à un frère, comme à un ami, et puis plus tard vous me le rendrez, car vous deviendrez riche, vous deviendrez riche. Et savez-vous bien que jamais vous n’auriez pu imaginer rien de mieux que ce déménagement dans une autre province. C’est votre salut, et surtout celui de votre fils. Et savez-vous encore qu’il faut le faire le plus tôt possible, avant que l’hiver et les froids ne viennent. Vous nous écrirez alors de là-bas et nous resterons frères… Non, ce n’est pas un rêve.

Alexey voulait même se jeter à son cou tant il était content.

Mais, jetant un regard sur le capitaine, il s’arrêta tout à coup : celui-ci, la tête tendue, les lèvres avancées, le visage défait et pâle murmurait quelque chose qu’on ne pouvait comprendre. On n’entendait aucun son, mais il remuait toujours ses lèvres et d’une façon étrange.

— Qu’avez-vous ? demanda Alexey en tressaillant.

— Alexey Fédorovitch !… Je… vous… murmurait le capitaine en regardant son interlocuteur d’une manière étrange et sauvage, comme s’il venait de tomber d’une montagne, et gardant cependant son sourire… — Voulez-vous que je vous montre un petit truc, fit-il tout à coup d’une voix basse, mais qui n’avait plus d’hésitation.

— Quel truc ?

— Mais un truc, un petit truc, disait le capitaine. Sa bouche se convulsa, son œil gauche cligna, et il continuait à fixer Alexey comme fasciné.

— Mais qu’avez-vous ? Quel truc ? s’écria ce dernier, cette fois épouvanté.

— Et voilà lequel. Regardez.

Et lui montrant les deux billets de cent roubles que pendant toute la conversation il avait tenus par le coin entre deux doigts de la main droite, il les saisit dans sa main gauche et, avec rage, il les froissa et les serra fortement.

— Avez-vous vu ? avez-vous vu ? s’écria-t-il pâle et exaspéré ; et soudain, levant son poing, il lança par terre de toute sa force les deux billets chiffonnés.

— Avez-vous vu ? répéta-t-il en les lui montrant du doigt. Eh bien, en voilà !…

Et levant son pied droit, il se mit à les piétiner avec une colère sauvage en s’exclamant à chaque coup de son talon sur le sol :

— Le voilà votre argent ! le voilà votre argent ! le voilà votre argent !…

Mais tout à coup il fit un bond en arrière et se redressa devant Alexey. Toute son attitude disait une fierté inexprimable.

— Rapportez à ceux qui vous ont envoyé que la Motchalka ne vend pas son honneur ! s’écria-t-il en accompagnant ces mots d’un geste impératif.

Puis, rapidement, il se détourna et se mit à courir.

Mais à peine eut-il fait cinq pas qu’il se retourna et envoya un baiser de la main à Alexey.

Cinq pas après, il se retourna de nouveau, cette fois sans aucun sourire, mais au contraire la face baignée de larmes.

D’une voix toujours précipitée et tremblante, suffocant, il lui cria :

— Et qu’est-ce donc que j’aurais dit à mon gamin si je vous avais pris cet argent pour ma honte ?

Et cela dit, il s’en fut sans plus se détourner. Alexey le suivit des yeux, plein de tristesse.

Ô ! il comprenait bien que jusqu’au dernier moment, le capitaine ne savait pas s’il froisserait et jetterait ces billets.

Le capitaine qui courait ne se retourna pas une seule fois, et Alexey savait bien qu’il ne se retournerait pas. Lui courir donc après et l’appeler, il ne le voulait pas, sachant que c’était inutile.

Quand le capitaine eut disparu, Alexey ramassa les billets. Ils n’étaient que très froissés et enfoncés dans le sable, mais aucunement déchirés. Ils firent même le bruit que font les billets neufs quand Alexey les étira. Puis il les plia, les mit dans sa poche et retourna auprès de Katérina Ivanovna lui faire part de l’insuccès de sa mission.