Les Précoces/Chapitre 11


XI


Depuis quinze jours, Ilioucha n’avait pas quitté son lit. Depuis longtemps, depuis le jour où il avait rencontré Chestomazov et lui avait mordu le doigt, il n’était pas retourné à la classe. Ce fut aussi ce jour-là que la maladie le prit.

Pendant un mois, il put encore, il est vrai, marcher dans la chambre et le vestibule, quittant son lit de temps à autre ; mais peu après, il se trouva si faible qu’il ne pouvait faire un pas sans l’aide de son père.

Le capitaine était très effrayé de la maladie de son fils, à un tel point qu’il en cessa de boire. L’idée qu’Ilioucha pouvait mourir l’avait affolé, et parfois, après l’avoir promené dans la chambre et couché dans son lit, il allait se cacher dans un coin sombre du vestibule, et là, le front sur le mur, pleurait en sanglots étouffés et tremblant de tous ses membres, de crainte d’être entendu par Ilioucha.

Quand il revenait dans la chambre, il s’efforçait de distraire et de consoler son fils en lui racontant des histoires ou des anecdotes, ou en contrefaisant les gens ridicules qu’il avait vus dans la journée, ou encore en imitant les cris des animaux.

Ilioucha n’aimait pas voir son père faire des grimaces ou des bouffonneries, il ne disait cependant rien : il comprenait avec douleur que son père était humilié dans la société, et il se souvenait du « terrible jour ».

Ninotchka, la pauvre estropiée timide et douce, n’aimait pas non plus voir son père faire le bouffon. Leur mère, elle, s’amusait beaucoup de ces scènes et riait de tout son cœur en voyant son mari faire des gestes comiques.

C’était d’ailleurs sa seule distraction. Tout le reste du temps elle grognait et pleurnichait, répétant qu’on l’abandonnait, qu’aucun ne l’estimait, qu’on la rendait malheureuse, etc.

Un changement inattendu s’était pourtant opéré en elle durant ces derniers jours. Souvent elle regardait le coin où Ilioucha était étendu et restait rêveuse ; elle était devenue plus silencieuse, et si elle pleurait, c’était à voix basse pour ne pas être entendue.

Le capitaine voyait ces changements avec une amertume mêlée d’étonnement.

Tout d’abord les visites des enfants n’avaient pas été agréables à la mère d’Ilioucha, et la mettaient en colère. Plus tard, leurs cris joyeux et leurs propos la distrayaient et lui plaisaient à un tel point qu’elle eût été fort chagrinée de les voir cesser.

Quand les enfants racontaient quelque chose d’amusant, elle riait et battait des mains, elle appelait même auprès d’elle quelques uns d’entre eux et les embrassait.

Elle affectionnait surtout Smourov.

Quant au capitaine, l’arrivée des enfants, venus pour distraire Ilioucha, emplissait de joie son âme et lui faisait espérer que son fils quitterait sa tristesse et arriverait à guérir.

Du premier jour au dernier, il ne douta pas de cette guérison, et cela malgré de grandes appréhensions. Il considérait ses jeunes hôtes avec une sorte de vénération, les recevait de son mieux, toujours prêt à les faire monter sur son dos. Il avait même commencé ce jeu, mais cela n’avait pas plu à Ilioucha ; il achetait en revanche toutes sortes de friandises, des noisettes, des gâteaux, du thé, des tartines, etc. L’argent ne lui manquait plus. Il le tenait de Katérina Ivanovna, qui, comme on sait, avait été cruellement émotionnée de la conduite aussi injuste qu’indigne de son fiancé et avait voulu la réparer dans la mesure du possible en soulageant la misère de la famille Sneguirev.

Mais ce ne fut que lorsque le capitaine craignit sérieusement pour la vie de son fils qu’il se décida à accepter un premier secours.

Katérina Ivanovna ayant appris par la suite dans quelles circonstances Ilioucha était tombé malade vint rendre visite à la famille éprouvée, fit connaissance avec elle et sut même conquérir les bonnes grâces de la femme du capitaine.

Sa générosité ne tarissait pas. Sur son invitation, Herzenschtubé, le meilleur médecin de la ville, était venu voir le malade tous les deux jours ; mais toutes les drogues qu’il faisait avaler à Ilioucha n’avaient eu encore aucun résultat sensible.

Enfin le dimanche où nous avons commencé notre histoire, un nouveau docteur, fraîchement arrivé de Moscou et qui passait pour une célébrité devait visiter le petit malade. C’était Katérina Ivanovna qui l’avait fait venir de la capitale moyennant une forte somme, pas précisément pour Ilioucha, mais pour soigner un des parents de la jeune fille, et elle avait profité de son passage pour lui faire voir Ilioucha.

Quant à Krasotkine, dont le souvenir faisait tant souffrir le petit malade, tout en souhaitant ardemment sa visite, on n’y songeait même plus.