Les Poètes du terroir T I/Yves Berthou

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 487-490).

YVES BERTHOU

(1861)


Né à Pleubian (Côtes-du-Nord), le 4 septembre 1861, M. Yves Berthou appartient à une famille de cultivateurs. Ses études achevées au collège de Lannion, il s’engagua dans la marine militaire, comme élève mécanicien, et fit deux longs voyages en Cochinchine, sur la côte d’Afrique et aux Antilles. Après un séjour de onze années au Havre, où il fonda une petite revue, La Trêve de Dieu, il se fixa successivement à Paris et à Rochefort-sur-Mur, puis dirigea au pays natal une exploitation agricole. De retour à Paris en 1902, il prit un emploi dans une maison de construction pour la marine.

M. Yves Berthou est un des poètes originaux de la Bretagne contemporaine. Écrivain bilingue, il a peu à peu rompu avec la tradition mystico-romantique, et s’est fait une personnalité en s’inspiraut des mythes et des légendes païennes de la vieille Armorique. Après avoir accepté les anciens dogmes, il a cru à la nécessité d’une foi nouvelle et du libre examen de cette foi.

« Nous sommes, a-t-il dit, — nous Celtes, des dévoyés. Rome et l’Église ont fait de nous des étrangers sur le sol même de notre patrie. Nous sommes les fils de ceux qui ont apporté la civilisation à l’Occident, les élèves des Druides, éducateurs de Pythagore. Mais on nous a coupé les ailes et crevé les yeux. On nous a roulés dans le limon à coups de pieds… »

Ses poèmes, inspirés au début par un sentiment religieux de la nature, commandés ensuite par une exaltation panthéiste offrent tout à la fois la plus angoissante expression de croyance et de scepticisme qu’il soit possible de trouver chez un lyrique et un créateur d’images.

M. Yves Berthou a publié : Cœur breton, poésies (Paris, Godfroy, 1892, in-18) ; La Lande fleurie, poésies (Paris, Lemerre, 1894, in-18) ; Les Fontaines miraculeuses, poésies (ibid., 1896, in-18) ; Âmes simples, poème (ibid., 1896, in-18) ; La Résurrection de la Bretagne (Bruxelles, édit. de « la Lutte », 1900, in-8o) ; La Semaine des quatre jéudis, ballades (hors commerce, 1900, in-16) ; Le Pays qui parle (Paris, Lemerre, 1903, in-18) ; Dre an Délen hag har C’horn-Boud (Par la Harpe et le Cor de guerre), poème celtique (Saint-Brieuc, 1904, in-12) ; Triades des Bardes de l’Île de Bretagne, trad. du gallois en français et en breton, en collaboration avec Jean Le Fustec (Bibl.  de « l’Occident », 1906, in-8o). Il a collaboré à l’Indépendance bretonne, à la Résistance de Morlaix, à l’Écho du Finistère, au journal Ar Bobl (Le Peuple) de Carhaix, à L’Hermine, au Clocher breton, à Ar Vro, etc.

Bibliographie. — Fr. Jaffrennou (Taldir), Yves Berthou « Alc’houeder-Treger », Vannes, Lafolye, 1904, in-8o. — Marcel Monmarché, Le Pays qui parle ; Revue Mame, 13 avril 1903.



LE CHEMIN CREUX
À Loeiz Herrieui (Ar Barz-Labourer).


Au seuil de ce chemin cette voix qui s’élève,
C’est la voix du chemin désert, du chemin creux
Où tu venais jadis, enfant chéri du Rêve,
Savourer ta tristesse et tes regrets des cieux.

Je suis le vieux chemin qui va, vient, descend, monte.
Et flânant, paresseux, n’arrive nulle part ;
Qui, n’ayant aucun but, n’éprouve nul mécompte
En se trouvant enfin presque au point de départ.

Je suis le chemin creux que nul cordeau n’aligne ;
Et nul, si ce n’est Dieu, ne connaît mon destin.
Large, je m’abandonne ; étroit, je me résigne,
Ici vêtu de bure, et là-bas de satin…

Tantôt je suis bordé de hauts talus de terre
Plantés de chênes nains et de saules trapus ;
Sous une voûte obscure alors je me resserre,
Et l’eau vive jaillit en source des talus.

Vêtu de noir, le merle d’eau siffle en un chêne
Au-dessus du ruisseau qui fuit en sanglotant :
C’est l’étrange concert où l’un chante sa peine,
Et l’autre son bonheur de vivre insouciant.

Et tantôt je gravis les hauteurs qui dominent
Un horizon de mer, de landiers et de champs
Où mes talus poudreux s’effondrent en ruines
Sous l’ardeur d’un soleil aux rayons desséchants.

Mais alors je me baigne en la brise marine
Qui donne sa saveur à mon aigre gazon,
Et m’enivre au parfum d’une herbe qui s’obstine
À répandre en tous temps sa fine exhalaison.


N’aimais-tu pas venir dans ces mois où nous sommes,
Enfant qui dédaignais les amis et les jeux,
Rêver dans ce chemin — presque ignoré des hommes —
Pour son parfum et son aspect religieux ?

Aux amis de la paix et de la solitude
Je réserve toujours mon ombre et ma chaleur.
Dans ma paix éternelle et ma sollicitude
J’ai des philtres d’oubli pour charmer la douleur.

De paisibles troupeaux, mes hôtes ordinaires,
Vivent ici des jours sans crainte et sans soucis,
Ignorant les effrois de tant d’hommes qui n’errent
Que pour rentrer le soir plus sombres au logis.

Comme je me souviens de l’époque lointaine…
— Hélas ! déjà !… Le temps comme un songe s’enfuit. —
Où tu venais ici rêver, jeune âme en peine,
Enfant que le silence a de tout temps séduit.

Ignorant des penseurs et des philosophies,
À la cause montant par les créations,
Tu découvrais le Dieu qu’encor tu glorifies,
Malgré les trahisons et les négations.

Curieux, bâtissant tes ingénus systèmes,
Ton esprit inventif se donnait libre cours :
Le Rêve et l’Action, usant leurs stratagèmes,
Déjà te disputaient… comme ils l’ont fait toujours.

Car je vois aujourd’hui que tu reviens encore,
Par les traits amaigris, par les yeux douloureux,
Que ton âme en exil de désir se dévore,
Que le sort t’a meurtri de ses doigts vigoureux.

Mais puisque te yoici, qu’aux lieux de ta jeunesse
Tu reviens affranchi du joug, enfin brisé,
De toi-même nourri, que ta force renaisse,
Que tes bras retrempés tendent l’arc irisé,


Et que ton âme y soit la flèche qui s’élance
Ainsi qu’un astre errant dans le ciel étoile,
À travers les soleils qui brûlent en silence,
Jusqu’au trône de Dieu dont l’homme est exilé.

(Le Pays qui parle.)